Mai 68 est surtout resté dans les imaginations comme une période de protestations étudiantes en France et ailleurs. Mais si les étudiants y ont joué un rôle important, Mai 68 a été bien plus que cela : une révolte massive des travailleurs et des jeunes contre l’ordre établi, une révolte qui a fait trembler toute la société sur ses fondements et a remis en cause le capitalisme.
Cette caractéristique de Mai ‘68 passe aujourd’hui au second plan dans les grands médias et les « commémorations » par les partis traditionnels. La peur qu’ils ont éprouvée vis-à-vis d’un mouvement ouvrier massif et combatif n’a sans doute pas diminué aujourdhui. Sarkozy a déclaré pendant sa campagne électorale vouloir en finir avec l’esprit de Mai 68. Mais aujourd’hui sa politique de droite se heurte également à la résistance des travailleurs et des jeunes. Pas encore au niveau de 1968, mais le potentiel de lutte des travailleurs et des jeunes a été clairement visible en France ces derniers mois.
Golden Sixties
Mai 68 s’est déclenché dans le contexte des ‘Golden Sixties’, une période de croissance exceptionnelle pour le capitalisme. En France, la croissance est alors de 5% chaque année. Mais elle ne s’est pas accompagnée de concessions réelles aux travailleurs – un climat répressif continue à sévir sur les lieux de travail où les syndicats sont à peine tolérés – ni d’une démocratisation de la société – le général de Gaulle, installé au pouvoir depuis 10 ans, s’appuie sur une majorité de droite très conservatrice qui contrôle étroitement les médias et l’enseignement.
Le mouvement étudiant est le premier à entrer en action en 68. Ce n’est pas un hasard. La croissance économique a entraîné la nécessité de plus d’ingénieurs, de chercheurs et d’autres spécialistes, les universités se sont ouvertes à une couche plus large de la population (y compris de la classe ouvrière) mais les infrastructures n’ont pas suivi et le climat dans l’enseignement reste très autoritaire et conservateur. C’est sur ce terrain que naissent les premières revendications étudiantes : des infrastructures correctes, des services meilleurs, la mixité dans les homes étudiants,…
Mais cette radicalisation parmi les étudiants se développe dans un contexte politique plus large, celui de la résistance contre le colonialisme et l’impérialisme. Résistance contre la guerre US au Vietnam mais aussi, quelques années auparavant, contre la guerre coloniale de la France en Algérie qui ne s’est terminée qu’en 1962, après une longue lutte, avec la proclamation de l’indépendance de l’Algérie.
Avec en mémoire la révolution cubaine de 1959 et la répression par l’armée soviétique de la révolte populaire en Hongrie en 1956, la radicalisation des étudiants ne s’oriente plus vers le stalinisme et le Parti Communiste. Les étudiants se mettent à chercher des alternatives plus à gauche, ce qui conduit à la montée d’influences maoïstes, anarchistes et trotskistes. Mais ces groupes révolutionnaires restent petits et souvent idéologiquement confus et ne sont pas capables de répondre au désarroi qui continue à s’étendre dans la jeunesse.
Quant au mouvement ouvrier, il est largement sous le contrôle du Parti Communiste (PCF) qui contrôle le principal syndicat, la CGT. La social-démocratie française, pour sa part, est déconsidérée par son soutien à la guerre coloniale en Algérie, divisée, affaiblie et sur la défensive.
D’un mouvement étudiant…
Le 22 mars 1968, un mouvement étudiant entame l’occupation de la faculté de Nanterre dans la banlieue parisienne. Le recteur ferme la faculté et en chasse les étudiants. ceux-ci répondent en organisant plusieurs manifestations. Le 3 mai, un meeting à la Sorbonne réunit 600 étudiants contre lequel les CRS, la police anti-émeute, interviennent sur demande du recteur. La répression brutale de ce meeting conduit à de nouvelles manifestations. Des milliers d’étudiants descendent dans la rue et lancent des pavés sur les CRS. Le PCF condamne le mouvement étudiant qui «sert objectivement les intérêts du capital». Le 6 mai, 20.000 étudiants marchent de Nanterre à la Sorbonne, malgré une interdiction de rassemblement. De nouvelles confrontations ont lieu avec la police, mais les organisateurs appellent quand même à une nouvelle manifestation le lendemain. Les revendications sont claires: libération de tous les étudiants enfermés, réouverture de la Sorbonne et retrait de la police du Quartier Latin, le quartier étudiant.
La répression n’arrête pas le mouvement. Le 7 mai, il y a 50.000 manifestants. Le lendemain, les syndicats de l’enseignement annoncent leur soutien aux revendications des étudiants. Le 10 mai, 50.000 étudiants descendent vers le Quartier Latin afin de « reconquérir le quartier ». Une soixantaine de barricades sont dressées. La police finit par les reprendre manu militari et on décompte une centaine de blessés, ce qui provoque un choc parmi les travailleurs. Des personnalités célèbres se prononcent en faveur des revendications des étudiants. Le PCF aussi se voit contraint à condamner la répression. Les grands syndicats appellent à une grève de 24 heures pour le lundi 13 mai. Ce jour-là, un million de manifestants défilent à Paris et, le soir, les étudiants réussissent à reconquérir le Quartier Latin. Le général De Gaulle et le pouvoir d’Etat ont dû céder devant la combativité des étudiants qui se savent soutenus par la classe ouvrière. Un peu partout, les étudiants créent des Comités d’Action pour organiser le mouvement et débattre des perspectives; rapidement les lycéens commencent à soutenir le mouvement étudiant et des comités d’action lycéens apparaissent un peu partout.
… vers une grève générale
Le 14 mai, le Parlement vote l’amnistie pour les manifestants condamnés et la Sorbonne est réouverte. L’establishment espère pouvoir stopper le mouvement en faisant des concessions. Mais au même moment, une grève spontanée éclate chez les travailleurs de Sud-Aviation à Nantes, suivie le lendemain par Renault Billancourt, près de Paris. Ces grèves spontanées connaissent un élargissement rapide et les étudiants rejoignent les actions afin de fraterniser avec les travailleurs. A Renault, la CGT ferme les portes de l’usine afin de séparer les étudiants des travailleurs tandis que le PCF dénonce les “mots d’ordre aventuristes” des étudiants..
Lundi 20, la grève se répand dans le pays entier. Les travailleurs renouent avec les traditions de 1936. Un grand nombre d’usines sont spontanément occupées, avant même que les syndicats lancent un mot d’ordre national de grève générale. Le mouvement étudiant appele à la formation de comités de grève.
Dans la semaine de 21 au 29 mai, le mouvement connaît un point culminant. Cette semaine-là, 10 millions de travailleurs sont en grève sur une population totale de 42 millions de Français. Deux-tiers des travailleurs sont en grève. Toutes les couches participent, des dockers aux coiffeurs en passant par les métallos et les postiers. Les pompes à essence se vident, les grand hôtels sont fermés, même les Folies Bergères sont en grève. Des joueurs de foot occupent les bâtiments de la fédération française de football.
Le 24 mai, alors que les étudiants organisent une manifestation contre la répression, la CGT décide d’en organiser une autre pour empêcher la liaison entre travailleurs et étudiants. Le bloc des étudiants, rejoint par de nombreux jeunes travailleurs, est attaqué par les CRS. Une grande partie des riverains soutiennent les étudiants et jetent de leurs fenêtres pots de fleurs et autres projectiles sur la police.
Le mouvement est le plus développé dans l’Ouest de la France, notamment en Bretagne. A Rennes, un comité central de grève a été mis sur pied pour coordonner les actions, contrôler le ravitaillement et les transports. Les paysans soutiennent les actions et apportent de la nourriture aux grévistes.
De Gaulle disparaît et quitte le pays. On saura par la suite qu’il a été s’assurer du soutien auprès de Massu, le général qui commande les troupes françaises en Allemagne. Patronat et gouvernement sont contraints à négocier avec les syndicats. Ils concèdent notamment des augmentations de salaire et de nouveaux droits syndicaux dans les entreprises. Mais les travailleurs rejettent massivement ces concessions qu’ils jugent insuffisantes.
Le 28 mai, le ministre de l’Education démissionne. La bourgeoisie est prise d’une panique générale, et pas seulement en France. Le journal britannique Financial Times fait le parallèle avec la révolution de 1848 lorsque le roi Louis-Philippe a été chassé du trône. Cet événement a été le départ d’une vague de révoltes et de mouvements révolutionnaires partout en Europe. De son côté, l’Evening Standard écrit : “La situation aujourd’hui peut se résumer en quelques mots: c’est à peu près un cas classique de situation révolutionnaire.”
Déclin du mouvement
L’absence d’un parti révolutionnaire ayant une implantation dans la classe ouvrière se fait sentir de plus en plus. La CGT a réussi à séparer les étudiants des travailleurs et les groupes de gauche ne font pas assez pour renouer des liens avec les travailleurs. Certains groupes gauchistes affirment qu’il faudra prendre les armes pour se préparer à la prise du pouvoir. Ce message n’est évidemment pas compris par les couches plus larges des travailleurs. Cela facilite la tâche du PCF, lui permet de maintenir son contrôle sur les travailleurs et d’orienter le mouvement vers de nouvelles négociations limitées aux conditions de travail et de salaire. Refusant de rompre avec le capitalisme, le PCF enlise le mouvement et ouvre ainsi la voie à une reprise en main par la droite.
Le 29 mai, on décompte un demi-million de manifestants à Paris à l’appel du PCF et de la CGT. Mais le lendemain, De Gaulle tient pour la première fois une allocution télévisée (à cause de la grève à la télévision, il avait dû jusque là communiquer par la radio). Il annonce la dissolution du parlement et la tenue de nouvelles élections. Il appelle ses partisans à créer des Comités pour la Défense de la République (CDR). Quelques heures plus tard, 600.000 gaullistes défilent dans les rues de Paris. C’est le tournant décisif : à partir de là, le mouvement de grève entame une ligne descendante.
Le 1er juin, les travailleurs des Postes et des télécommunications reprennent le travail. D’autres suivent peu à peu et les grands syndicats appelent à mettre fin aux actions de grève. Les CRS interviennent là où les appels syndicaux ne rencontrent pas de suite. Un lycéen maoïste est assassiné chez Renault à Flins et deux travailleurs chez Peugeot à Sochaux. Malgré cela, le mouvement fait toujours descendre des dizaines de milliers de jeunes dans la rue et des enseignants occupent même le bâtiment de leur syndicat (la FEN) pour protester sontre son appel à reprendre le travail.
Communistes et socialistes se concentrent sur la préparation des élections. Le 12 juin, le journal du PCF, L’Humanité, attaque une nouvelle fois la « surenchère » et les « provocations » des « gauchistes » qu’il traite d’ « aventuriers ». Le gouvernement y voit le feu vert pour faire un pas de plus : le 13 juin, tous les groupes révolutionnaires sont dissouts et plusieurs de leurs dirigeants sont arrêtés.
Les élections du 30 juin renforcent De Gaulle : il augmente sa majorité au parlement tandis que les partis de gauche perdent du terrain. C’est le prix qu’ils paient pour avoir permis à la classe dominante de rétablir son ordre. Pourtant, malgré la répression du mouvement, d’améliorations importantes ont été acquises. Le salaire minimal a été augmenté de 35%, une quatrième semaine de congé payée a été conquise et les délégations syndicales sont autorisées dans chaque usine. Et surtout le pouvoir a été durablement ébranlé.
Leçons de mai 68
La faiblesse la plus importante du mouvement a été le refus du PCF et des syndicats de donner des perspectives et des mots d’ordre pour faire avancer le mouvement. D’autre part, le mouvement étudiant n’a pas fait suffisamment d’efforts pour nouer des liens avec les travailleurs ou bien il a souvent approché ceux-ci de manière paternaliste. Le nombre de comités de grève est resté relativement restreint, ce qui a fait que le pouvoir de la direction du PCF et de la CGT n’a pas été réellement menacé sur le lieu de travail.
La leçon la plus importante de mai 68 est la nécessité d’un parti révolutionnaire qui soit prêt à défendre une alternative socialiste démocratique. Un parti qui soit réellement implanté parmi les travailleurs et les jeunes et qui en outre soit capable de faire une analyse correcte de la situation et de proposer des tactiques appropriées est indispensable pour mener un mouvement de masse de la classe ouvrière, comme en 68 en France, à une conclusion victorieuse.
Même un petit parti peut grandir très vite dans une telle période, ce qui s’est vu à travers la croissance des organisations trotskystes. Mais celles-ci se sont restées trop orientées vers les étudiants et n’ont pas pu entamer sérieusement l’emprise du PCF sur les travailleurs.
Le PCF ne méritait pas cette confiance mais la CGT et le PCF étaient encore considéres en 1968 par les travailleurs comme leurs organisations. Aujourd’hui, cet aspect est nettement moins présent, en particulier sur le plan politique avec la transformation progressive du PS en parti bourgeois et le déclin du PCF, mais aussi sur le plan syndical parce que s’est développée une grande méfiance envers les directions syndicales.
D’autre part, l’absence d’un instrument politique freine la prise de confiance des travailleurs dans leurs propres forces. En Allemagne, on assiste aujourd’hui à un ‘virage à gauche’ avec la montée des mouvements de lutte et, en même temps, avec la progression d’un nouveau parti de gauche, Die Linke. Malgré toutes les faiblesses de Die Linke (peu de participation aux actions de grève, participation à des gouvernements de coalition avec le SPD – le PS allemand – qui mènent une politique néolibérale, comme à Berlin par exemple,…), l’existence même de ce parti renforce la confiance que peuvent avoir les salariés allemands. Dans un contexte de récession économique, il sera important que de tels nouveaux partis des travailleurs défendent un programme socialiste clair qui avance une alternative au capitalisme.
Mai 68 a montré qu’une résistance de masse et un mouvement révolutionnaire sont possibles ici aussi. La meilleure façon de commémorer son quarantième anniversaire est de mettre en avant une alternative socialiste dans les mouvements de lutte qui commencent à se développer un peu partout.
Mai 68 dans le monde
Le mouvement de Mai 68 a eu lieu dans un contexte de radicalisation contre le capitalisme et l’impérialisme. Aux USA, le mouvement contre la guerre au Vietnam grandit, à tel point que le président Johnson n’ose pas se présenter comme candidat à sa réélection. En avril 68, Martin Luther King, le défenseur des droits civiques des Noirs, a été assassiné au moment où il commençait à virer à gauche, ce qui provoque une radicalisation de ce mouvement. En Tchécoslovaquie, le Printemps de Prague se développe contre le régime stalinien avant d’être réprimé militairement par l’Union Soviétique.
Entre 67 et 69, des mouvements importants d’étudiants et de travailleurs éclatent dans un grand nombre de pays. Du Brésil à la Pologne, du Mexique au Japon, en passant par l’Italie et l’Allemagne. Au Pakistan, une révolte massive conduit à la chute de la dictature et aux premières élections démocratiques jamais organisées dans ce pays. Cette période de tumultes continue après 68. De nombreuses poussées révolutionnaires ont lieu en Amérique Latine et en Europe (avec la chute des dictatures en Grèce, en Espagne et au Portugal). Battu au Vietnam en 1975, l’impérialisme américain est poussé sur la défensive.
Ces poussées révolutionnaires – qui ont eu lieu avant la crise économique qui s’est ouverte en 1973 – ont mis fin à une période et remis en question un tas de choses, y compris sur le plan de la morale et du mode de vie. L’année 1968 a représenté un tournant où le capitalisme a été mis en question au terme d’une période de croissance. En 1968; on n’est pas arrivé à le renverser mais aujourd’hui que nous arrivons à un nouveau tournant, il est important de réeexaminer les expériences de 1968 pour en tirer des conclusions socialistes pour aujourd’hui.
Article par KIM W