Le danger de l’extrême-droite n’a pas disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale, mais l’expérience à tirer de l’arrivée au pouvoir des fascistes et des méthodes de lutte qui auraient pu éviter cela non plus. A travers cet article et celui intitulé “Comment (ne pas) vaincre le fascisme?”, Jean Peltier revient sur le contexte de l’accession au pouvoir des nazis ainsi que sur les erreurs qui ont été commises et ont permis au nazisme de se développer.
Une tragédie en deux actes
L’Europe sort de la Première Guerre Mondiale en état de choc. Quatre ans de souffrances et de privations, des millions de morts et de mutilés, des économies détruites,… Toutes ces épreuves ont radicalisé politiquement un grand nombre de travailleurs, qui s’enthousiasment pour les réalisations et les promesses de la Révolution Russe de 1917. Une vague de luttes révolutionnaires traverse l’Europe d’est en ouest de 1918 à 1921. Pourtant, en combinant répression brutale et concessions salariales et sociales, la bourgeoisie réussit à reprendre le contrôle de la situation.
Pour stabiliser son pouvoir, elle accepte dans les pays les plus développés – Grande Bretagne, France, Allernagne, Belgique,… – d’accorder le suffrage universel et d’associer des partis sociaux-démocrates au gouvernement. Ailleurs – en Hongrie, en Pologne, en Bulgarie, en Espagne – des régimes autoritaires s’installent. En Italie, Mussolini et son parti fasciste arrivent au pouvoir dès 1922 et instaurent une dictature sans partage en 1925, tandis qu’en Allemagne, un putsch d’extrême-droite, organisé notamment par Hitler et son Parti Ouvrier National-Socialiste Allemand (NSDAP) échoue. L’agitation se calme donc peu à peu et les affaires reprennent. Mais l’éclaircie est brève…
Car la récession économique est profonde. La concurrence fait rage entre les grandes puissances de l’époque, et les pays vaincus lors de la guerre en font particulièrement les frais. Ayant réalisé son unification nationale beaucoup plus tard que la France et la Grande-Bretagne, la République Allemande née de l’effondrement de l’Empire et de la répression du soulèvement ouvrier en 1918-19 n’a (tout comme l’Italie) ni Etat stable, ni bourgeoisie installée solidement au pouvoir, ni colonie à exploiter. Les vainqueurs du conflit lui réclament des réparations de guerre qu’elle ne peut payer. En rétorsion, une partie de son territoire est occupée par les troupes françaises. La situation y est donc très instable tout au long des années ‘20.
La crise de 1929 qui touche tout le monde capitaliste est particulièrement dramatique en Allemagne. En trois ans, la production industrielle chute de 40% et le nombre de chômeurs passe de 2,5 à 6 millions. Les prix s’envolent, le mécontentement progresse et les gouvernements de droite se succèdent sans succès. En combinant démagogie nationaliste, violence contre les forces de gauche et victoires électorales, Hitler arrive au pouvoir en 1933. La voie est ouverte à la création de l’Etat nazi, au développement de mouvements fascistes dans le reste de l’Europe, à la guerre d’Espagne et à la Deuxième Guerre Mondiale…
S’il s’est répandu partout à la faveur de la crise économique, le fascisme n’a pu l’emporter que là où celle-ci a provoqué une crise politique et idéologique profonde. Ce fut le cas dans les pays où les moyens privilégiés de domination de la bourgeoisie (en particulier le parlementarisme et l’intégration des directions des syndicats et des partis socialistes) ne permettaient plus à cette classe de contrôler la situation.
La victoire du fascisme dans ces pays était-elle pour autant une fatalité ? Bien sûr que non. Ce sont les erreurs de la gauche qui lui ont ouvert la voie. Mais comment le fascisme a-t’il pu se développer?
Classes moyennes et nationalisme
La réponse est simple : en profitant d’un vide politique. La dynamique de progression du fascisme en italie au début des années ‘20 s’est reproduite à une plus grande échelle dix ans plus tard en Allemagne. Face à une bourgeoisie dépassée par la crise économique et l’agitation sociale, la classe ouvrière a continué à lutter. Mais, après avoir laissé passer une chance historique entre 1918 et 1923, profondément divisée entre socialistes et communistes et soumise aux pressions de la crise et du chômage, elle était sur la défensive.
Cette double neutralisation donna aux classes moyennes, habituellement polarisées entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, la possibilité de jouer un rôle autonome beaucoup plus important.
Ces classes moyennes étaient très durement touchées par la crise. Les secteurs traditionnels (commerçants, artisans, professions libérales, rentiers,…) voyaient leur épargne s’envoler en fumée, suite à l’inflation et aux dévaluations successives du mark. Les employés étaient de plus en plus menacés par la prolétarisation et le chômage.
Ces couches sociales, passionnément attachées aux privilèges sociaux qui les élevaient au-dessus du peuple, et donc aux valeurs conservatrices qui justifiaient cette situation, étaient psychologiquement bouleversées par la crise. Elles en rendaient responsables les manoeuvres du grand capital, surtout étranger, et les revendications ouvrières. Elles devinrent de ce fait la cible privilégiée des nazis pour leur propagande.
Nationalisme et grand capital
L’idéologie nazie reproduit cette dualité : elle se présente à la fois comme anti-capitaliste (surtout au début) et anti-communiste. Contre toutes les divisions de la société sur une base de classe, elle défend l’unité de la nation. Celle-ci s’exprime à travers le nationalisme (la nation supérieure aux classes), la recherche de l’autarcie économique (la nation qui se suffit à elle-même) et l’expansionnisme (la nation supérieure aux autres).
Pour unifier la nation, il faut frapper fort. Détruire les organisations de classe (l’interdiction du parti communiste ne fut que le premier pas, suivi de celle du parti social-démocrate, des syndicats et de toutes les associations ouvrières indépendantes). Supprimer les conflits politiques (et donc les partis et le parlement où ils s’expriment) puis les libertés démocratiques, devenues “sans objet”. Eliminer les corps étrangers qui “détournent les riches ses du peuple” et “souillent le sang de la race” (Juifs et Tziganes en particulier). Prendre en mains la presse, la culture, l’enseignement et la jeunesse pour diffuser partout une idéologie unique. Rétablir les vertus conservatrices traditionnelles (l’homme-guerrier et la femme au foyer, la bravoure et l’obéissance, la violence contre les opposants et les faibles, les homosexuels, les handicapés,…). Et enfin organiser la communion de la nation autour du Chef, censé incarner la volonté de la masse et diriger en retour celle-ci. “Ein Volk, ein Reich, ein Führer”, tout est dit.
Mais le fascisme ne serait resté qu’un mouvement extrémiste des classes moyennes s’il n’avait bénéficié du soutien du grand patronat. Dès 1922, certains industriele financèrent des bandes armées pour lutter contre les communistes et les syndicalistes. Mais la plupart des patrons restaient fidèles à la paix sociale et à la négociation avec les syndicats.
La crise de 1929 fit basculer leur opinion. Pour relancer les profits industriels et sauver les banques de la faillite, il f allait diminuer les salaires et liquider les contrats collectifs ; pour cela, il ne suffisait plus d’amadouer le mouvement ouvrier, il fallait le briser. Dès 1931, le parti nazi bénéficia de crédits énormes pour organiser des campagnes électorales tonitruantes, mettre sur pied des défilés imposants, entretenir ses milices armées (SA et SS),… qui le menèrent au pouvoir.
Le fascisme au pouvoir
L’écrasement du mouvement ouvrier devint vite une réalité, les syndicats et les partis de gauche furent interdits, leurs militants pourchassés et emprisonnés, le droit de grève supprimé, les contrats collectifs de travail abolis, les salaires gelés, le livret de travail rendu obligatoire pour les ouvriers, les droits patronaux étendus,… En même temps, les éléments populistes et “anticapitalistes” du nazisme furent éliminés.
La bourgeoisie pavoisa : les banques et les trusts industriels contrôlés par l’Etat furent privatisés. Le nouveau régime se lança dans une politique de grands travaux (autoroutes, chemins de fer,…) et d’armement à outrance. L’Etat devint le seul client important de l’industrie et attira toute l’épargne. Il en résulta une faillite des secteurs touchant à l’industrie de consommation et… aux petites et moyennes entreprises. Les classes moyennes, qui avaient porté les nazis au pouvoir, furent véritablement laminées. A la place de ”l’économie de petite production” promise par Hitler se développèrent une concentration capitaliste accrue et une économie de monopoles. Loin de défendre les intérêts de la petite-bourgeoisie, le f ascisme défendit donc ceux du grand capital. Sa base de masse tendit en conséquence à se réduire. Les bandes armées s’intégrèrent à la police et à l’armée, le parti se confondit avec l’Etat.
La victoire du fascisme permit certes de relancer l’économie – et les profits patronaux – mais sur une base très dangereuse (endettement de l’Etat, inflation, développement massif de l’armement….) qui vint buter sur le manque de marchés extérieurs et de sources de matières premières.
A ce stade, le fascisme n’avait plus qu’une solution pour sortir du piège le recours à la guerre…
Article par JEAN PELTIER