Bruxelles: débat réussi sur l’anti-capitalisme

Il y a quelques jours, une invitation pour une conférence sur le thème “anticapitalisme: nécessité et/ou utopie?” circulait dans les milieux syndicaux (voir le site de la cgsp-Bruxelles). Les orateurs étaient Anne Demelenne et Mateo Alaluf, le tout étant “modéré” par le bourgmestre PS de Molenbeek Philippe Moureaux dans la prestigieuse salle “La Grange” au château Karreveld. Le débat était organisé par Présence et Action Culturelle, le PAC, lié au PS. C’était une soirée intéressante avec des questions piquantes et parfois des réponses irritées.

Cela doit faire plusieurs dizaines d’années qu’un bourgmestre PS et un secrétaire général de la FGTB avaient bien voulu débattre d’un tel sujet, ce que Philippe Moureaux a confirmé de façon assez explicite dans son introduction. Il a fait remarqué que celui qui aurait parlé d’anticapitalisme il y a trois, voir quatre années, se serait inévitablement retrouvé isolé. Si cela était devenu possible à ce débat est une conséquence de la crise du système et probablement aussi du fait que c’était principalement une réunion “entre nous”. Beaucoup des personnes présentes se connaissaient et le modérateur / bourgmestre s’est adressé à eux par leur prénom. Que Pierre Galand ait été excusé au début, cela arrive, mais que pour un tel débat Marie Arena, la ministre-“douche” (interprétation personnelle – EB), se soit faite excusée, en dit beaucoup.

Je m’attendait à la présence d’au moins quelques collègues du PTB, de l’AET et/ou du SPa-Rood. On n’a pas tous les jours l’occasion d’interroger Anne Demelenne et Philippe Moureaux à propos d’un tel sujet. Mais soit ils étaient bien cachés, soit ils n’étaient pas présents. Ils avaient tort. Nous étions une soixantaine dans la salle, et nous en avons eu pour notre argent (2 euros d’entrée). Le débat a commencé comme il fallait s’y attendre par un rideau de fumée sur des questions théoriques, mais il assez vite devenu concret.

 

Le rideau de fumée

Philippe Moureaux a illustré dans son introduction qu’il connaît le sujet. Il a essayé de nous convaincre que Marx, en se positionnant du côté des travailleurs dans la lutte des classes, avait, tout comme les philosophes bourgeois qui s’étaient rangés du côté de la bourgeoisie, fait un “choix de valeur”. “Les marxistes orthodoxes”, nous a-t-il confié, “me reprochent cette position”. En fait, sans le dire explicitement, Moureaux a essayé de nous expliquer qu’au fond, Marx aurait eu une position idéaliste. Le terme idéalisme n’est pas ici utilisé dans son sens usuel, mais dans son sens philosophique, ç.-à-d. que les conditions de vie et de travail sont déterminées par la manière dont nous pensons et pas, comme sous-entend le matérialisme philosophique, que nos idées sont déterminées par notre manière de travailler et de vivre. Ce que Moureaux a surtout illustre sur ce point, c’est qu’il ne comprend pas Marx et qu’il a une vision très caricaturale du “matérialisme”.

Si Marx a “choisi” le côté des travailleurs, c’était parce qu’en ayant adhéré au matérialisme historique, il voulait aller à la recherche de la classe objectivement la plus progressiste dans la société, le fossoyeur de cette société créé par la classe dominante elle-même, la bourgeoisie. Cela n’a que fort peu à voir avec un prétendu “choix de valeur” et beaucoup plus avec l’approche matérialiste et historique de Marx. ‘Le matérialisme’, a écrit Trotsky dans sa Révolution Russe, ‘ne nie pas l’existence de sentiments, mais essaye de les expliquer sur base des conditions concrètes’.

Mateo Alaluf a illustré être quelqu’un d’intelligent, mais, et peut-être à cause de cela, aussi très confus. Apparemment, il venait de lire la brochure de Marx “Critique du Programme de Gotha”. Marx y critique le document de fusion de la Algemeine Deutsche Arbeitervereinigung de Lasalle et des Eisenachers (le groupe qui s’appuyait sur Marx). Selon Mateo, Marx y prétend que ce n’est pas le travail, mais l’environnement qui est “la source de toutes richesses”. Ce n’est évidemment pas vrai. Marx s’oppose dans ce texte à la position erronée que le travail est la seule source de richesses en confirmant que la nature apporte aussi des richesses. Mais le travail est par contre la seule source de valeurs (c’est-à-dire de “valeur d’échange”), puisque la nature nous livre en principe gratuitement ses richesses, que l’homme soustrait à travers le travail. Mateo aurait pu trouver chez Marx quelque chose de plus intéressant et d’ailleurs correct: le fait que le capitalisme a tendance à tout transformer en marchandise, y compris les biens auparavant librement à notre disposition grâce à la nature, comme l’eau. Cela exige une lecture de Marx sans préjugé, où l’on découvre ce qui est réellement écrit et où on ne cherche pas nécessairement les passages qui confirment une position prémâchée.

 

Le vrai débat

Anne Demelenne a eu le mérite d’initier le véritable débat: la défense de l’emploi et du pouvoir d’achat. Elle a accentué que la part des salaires dans le revenu national a baissé en dessous de la barre des 50%. Notre défense du pouvoir d’achat, a-t-elle dit, n’est pas un plaidoyer pour la consommation ou pour les embouteillages, mais est basé sur l’appauvrissement réel des allocataires et même d’une partie des travailleurs. Il y a déjà 15% de pauvres dans notre pays. Elle a ainsi répondu aux couches aisées de moralisateurs qui aiment culpabiliser les pauvres pour leur “consommation”. Merci beaucoup. Anne a ramené l’humanité dans le débat, a déclaré par la suite un intervenant de la salle.

De toute façon, Anne a remis le débat pieds sur terre. Elle a illustré comment une discussion intellectuelle et philosophique peut mener à des rêveries. Mais ce n’est pas parce que une overdose de médicaments est mauvaise pour la santé, qu’il faut jeter tout médicament. C’est justement la faiblesse d’Anne. Elle avait raison de ramener le débat de la sphère philosophique au quotidien, au concret, mais à cause de son manque total de fond idéologique, elle a vite glissé vers ce que j’appellerais “l’accompagnement de mourants” et vers des illusions depuis longtemps dépassées. Etait-ce parce qu’elle pensait que le public était toute de même gagné au PS? Je ne le sais pas, mais c’est très rare d’entendre un secrétaire général francophone de la FGTB pencher tellement explicitement vers le “partenaire politique privilégié”. Pas la moindre trace de la séparation entre le syndicat et la politique tellement populaire dans les sommets syndicaux en Wallonie, mais une véritable plaidoirie en faveur d’un vote pour les camarades du PS, sans la moindre critique.

Pas un mot aussi sur la responsabilité du PS dans la libéralisation de La Poste ou de Belgacom. Quant à savoir pourquoi nous n’avons pas encore de journée nationale d’action contre la monté du chômage, comme en France, elle n’a pu que se référer à l’action prévue ce lundi à la bourse. La FGTB veut y mobiliser 400 (!) militants. Ce n’est vraiment pas ce que celui qui avait posé cette question avait en tête. De plus, la FGTB veut aller manifester avec des ONG à Londres, devant la réunion du G20, contre le protectionnisme. Comme si nous devrions nous attendre à quelque chose de positif de la part de la Commission Européenne ou du G20. Même Alaluf a fait remarqué que nous sommes aujourd’hui plus éloigné de “l’Europe sociale” que lors de l’AECA (Association Economique du Charbon et de l’Acier) dans les années ’50! La FGTB veut amener 50 à 100 militants à cette action, qui ne sera donc pas beaucoup plus qu’un city trip à Londres. Finalement, la Confédération Européenne des Syndicats veut manifester le 15 mai à Bruxelles et la FGTB veut mobiliser 15.000 personnes. Espérons que cela deviendra une vraie mobilisation pour l’emploi, avec des tracts diffusés dans les entreprises. Il faut éviter que cela ne soit la tantième marche mendiant en faveur de l’illusion d’une “Europe sociale”.

 

Le lien avec le PS mis sous pression

Anne Demelenne a évidemment été questionnée à propos de son soutien ouvert au PS. Elle s’est défendue en déclarant qu’elle est très contente de la présence du PS dans le groupe des 10. En sachant qui sont les autres participants, cela est évident. Mais pourquoi faut-il limiter le choix entre la peste et le choléra? Moureaux a ajouté que le PS l’avait souvent déçu, mais qu’il avait aussi ramené beaucoup d’agréables victoires, en réponse à quelqu’un qui avait fait référence aux affaires de Charleroi. A l’âge de Moureaux, c’est probablement vrai, mais la dernière réforme dont nous pouvons nous rappeler et qui n’était pas une mesure pour corriger une contre-reforme est la loi Leburton de 1964 (qui a introduit le statut de VIPO). Nous ne nions pas que l’existence du PSB, malgré tous ses défauts, était un avantage, la comparaison avec les Etats-Unis où un tel parti n’existait pas suffit. Mais depuis les années ’90, la social-démocratie s’est modelée sur le parti démocrate américains et de nombreux acquis ont été remis en question.

Tant Moureaux que Demelenne n’ont pas réussi à répondre de façon claire à la thèse selon laquelle la diversité à gauche renforce celle-ci. Walter Pauli l’avait fait remarqué dans ‘De Morgen’. Au Pays-Bas, où le PvdA (équivalent du PS) a la concurrence du SP ou encore e Allemagne, où le SPD est concurrencé par Die Linke, la Gauche, si on inclut les verts, détient environ 50% de l’électorat. En Wallonie, le PS et Ecolo ensemble approchent de ce résultat. C’est aussi parce que la droite n’a pas encore réussi à se placer au centre du débat. En Flandre, le débat politique est tout à fait dominé par la droite, les positions de la gauche y sont à peine discutées. Le résultat est que la gauche obtient à peine 20% des voix. Quelqu’un de la salle, aujourd’hui membre du PS mais ancien “communiste”, a rappelé que l’on ne peut copier les conditions d’un pays dans un autre, ce en quoi nous ne sommes pas en désaccord. Moureaux s’est évidemment raccroché à cette bouée de sauvetage et a dit qu’en Belgique, les forces pour réalisé cela sont absentes. Il n’en allait pas autrement en Espagne par exemple, ou au Danemark, en Allemagne, en Ecosse et aux Pays-Bas, jusqu’au moment où cela est arrivé.

Avec les références faites au Plan Global et au Pacte des Générations, l’esprit de Moureaux s’est un moment échauffé. Quelqu’un avait rappelé que les syndicats avaient arrêtés la grève contre le Plan Global en disant qu’il ne fallait pas faire tomber le gouvernement rouge-romain qui était, disait-on, le plus à gauche possible et tout autre gouvernement aurait donc été plus à droite. La même chose s’était produite lors du Pacte des Générations. A cette époque, c’était la coalition violette (rouge-bleue) qui était la plus à gauche, toute autre coalition aurait été plus à droite. Ne serait-il pas plus intelligent de la part d’Anne Demelenne d’être un peu plus conditionnelle à propos de son soutien au PS ? L’existence d’un pôle à gauche ne pousserait-il pas le PS à plus prendre en considération les revendications de la FGTB? Lorsque Alaluf a rappelé que lors de la grève de ’60-’61, la politique tenait plus compte de l’action sociale que lors du Pacte des Générations ou du Plan Global, Moureaux a perdu un moment son contrôle. “C’est de la connerie”, a-t-il dit, ” ’60-’61 était une grève insurrectionnelle pendant que celles contre le Plan Global et contre le Pacte des Générations étaient des grèves en dentelles!” Même Demelenne a été obligée de dire qu’elle n’était pas d’accord sur cela.

Finalement, Moureaux a tiré le signal d’alarme: “le choix qui s’impose est celui entre la réforme graduelle du système ou la prise des armes pour faire la révolution”. Présenté de telle manière, il faut être déjà bien farfelu pour choisir la révolution. Cette présentation de la révolution comme un coup d’Etat violent au lieu d’une action consciente de la part des masses de travailleurs et de leurs familles n’a qu’un objectif: repousser toute volonté de changement en le présentant comme une orgie de violence.

Nous ne considérons pas la révolution comme un coup d’Etat armé, mais comme une action consciente de la masse des travailleurs et de leurs familles. Que la bourgeoisie, lorsqu’elle en est encore capable, utilise si besoin la force armée afin de protéger ses intérêts, nous ne l’avons jamais demandé. Nous sommes favorables au fait que les travailleurs puissent se défendre dans pareil cas, c’est une évidence. L’expérience du coup d’Etat de la droite en 1973 contre le président socialiste Allende, démocratiquement élu, a suffisamment démontré la nécessité du droit à l’autodéfense du mouvement ouvrier. Ceci est tout à fait différent du fait de prôner une “révolution violente”.

 

Un bon débat

C’était une soirée réussie, et j’espère que les organisateurs l’évalueront avec satisfaction. Mateo Alaluf, Philippe Moureaux et Anne Demelenne méritent un respect pour leur volonté de rentrer en débat sur ce sujet. Nos militants ont terminé la soirée avec une vente très réussie de notre journal. C’est ce type de débats qui peut repositionner la gauche.

 

 

Article par ERIC BYL

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