L’histoire est généralement écrite par les vainqueurs. Aucun hasard, donc, dans le fait que d’innombrables reportages, articles de journaux et livres consacrés aux événements de 1989 soient marqués de l’empreinte de la classe capitaliste régnante. On parle donc de la fin d’une dictature brutale, de la victoire « de la démocratie et des libertés » ou encore de la réunification d’une nation divisée pendant 40 ans. Inévitablement, il est aussi question du courage de la population de RDA (la République Démocratique Allemande) qui s’est à l’époque soulevée pour mettre fin au régime bureaucratique. La réunification de l’Allemagne sur base capitaliste vient ensuite naturellement couronner la lutte – effectivement courageuse et admirable – du mouvement de masse.
On parle donc de la fin d’une dictature brutale, de la victoire « de la démocratie et des libertés » ou encore de la réunification d’une nation divisée pendant 40 ans. Inévitablement, il est aussi question du courage de la population de RDA (la République Démocratique Allemande) qui s’est à l’époque soulevée pour mettre fin au régime bureaucratique. La réunification de l’Allemagne sur base capitaliste vient ensuite naturellement couronner la lutte – effectivement courageuse et admirable – du mouvement de masse.
Mais ce 20e anniversaire survient alors que l’économie capitaliste est en pleine crise. Les conséquences de celle-ci ne sont pas encore sensibles pour chacun, mais une grande partie des travailleurs et des jeunes sont bien conscients que ce sera à eux de payer. La colère monte et la crise de légitimité du système prend de l’ampleur. Mais la version stalinienne du socialisme qui a pris fin il y a une vingtaine d’années a, elle aussi, subi une lourde crise de légitimité. La population désirait plus de démocratie, plus de liberté,… Quelle est dès lors l’alternative? Tant en 1989 qu’en 2009, voilà la question centrale à laquelle il est nécessaire de s’efforcer de répondre.
«Le socialisme a échoué», «Marx est mort, Jésus vit». Ces déclarations qui ont fait le tour du monde immédiatement après la chute du Mur ont marqué la conscience de la classe ouvrière internationale. La chute du Mur de Berlin symbolise communément la chute du ‘socialisme’ (en réalité le stalinisme). Le globe a été remodelé et la gauche s’est retrouvée réduite à un état de frustration et de démotivation. Le virage à droite déjà en cours au sein de la social-démocratie (les PS et autres partis sociaux-démocrates et travaillistes) et des directions syndicales s’est fortement accentué. Pour tous ceux qui aujourd’hui sont à la recherche d’une alternative économique et idéologique au capitalisme, il est crucial de parvenir à une juste compréhension de ces événements.
Glasnost et Perestroïka
Le contexte international est le point de départ à prendre afin de bien comprendre la naissance du mouvement de protestation responsable des développements révolutionnaires en RDA d’octobre 1989 à janvier/février 1990.
Dans les pays du Bloc de l’Est, l’économie n’était pas organisée selon les principes du marché ‘libre’ mais selon ceux d’une économie planifiée. Les moyens de production n’étaient pas dans les mains du privé et la maximalisation des profits n’était pas l’objectif de la production. Les transports en commun, le logement, l’enseignement, les livres, la nourriture et même les jouets ou encore les fleurs étaient disponible à bas prix. Mais l’économie était bureaucratiquement planifiée et ne connaissait que fort peu de participation et de contrôle de la part des travailleurs et des usagers. Tout était centralement planifié d’en haut. Faute de démocratie, cette planification rigide et bureaucratique a abouti à de nombreuses pénuries (notamment incarnée par des délais de 10 ans pour obtenir une voiture ou de 8 ans pour un téléphone) ainsi que parfois à une mauvaise qualité des produits. Dans les années ’80, la bureaucratie s’était développée au point de constituer un frein total sur l’économie planifiée de la plupart des pays. Les pénuries devenaient de plus en plus alarmantes et le PIB était en perte de vitesse rapide.
En 1985, Michail Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union Soviétique. Son programme de Glasnost (ouverture) et de Perestroïka (réforme), considéré comme «un nouveau vent frais» par beaucoup de gens, est en fait le premier pas vers la restauration capitaliste. Les illusions sont nombreuses face à ces changements qui surviennent en URSS et face à la tolérance d’une certaine forme de discussion publique qui s’installe, y compris en Allemagne de l’Est.
Tout d’un coup, des critiques se font ouvertement entendre, aux terrasses des cafés et ailleurs. Elles portent surtout sur le manque de droits démocratiques et l’absence de liberté de circulation. Mais elles révèlent les préoccupations qu’éprouvent les gens face à la situation économique. Les premières petites actions de protestation commencent alors. L’église est souvent au «centre» pour l’opposition, vu son statut spécial. La bureaucratie, en alerte, recourt à la répression.
Le mécontentement se manifeste
Au printemps 1989, deux évènements précipitent le mouvement de masse révolutionnaire. Le 2 mai, la Hongrie ouvre sa frontière avec l’Autriche. Pour la première fois depuis longtemps, la possibilité existe de quitter la RDA sans grandes difficultés. D’autre part, le 7 mai, se tiennent les élections communales. Étant donné que de plus en plus de critiques ouvertes sont formulées contre le régime, il est clair pour la population que le soutien réel pour le régime stalinien de RDA est devenu très faible. Quand le résultat des élections est rendu public, c’est la stupéfaction: les 98,77% obtenus par les candidats du gouvernement sont une provocation. La colère est profonde et, le soir même, 1.500 manifestants descendent dans les rues de Berlin-Est.
L’exaspération monte encore suite à ce qui se passe en Chine. Le 4 juin, les protestations des étudiants et des travailleurs sont écrasées dans un bain de sang Place Tienanmen. Ces événements sont suivis dans le monde entier. En Allemagne de l’Est, ces nouvelles ont un arrière-goût amer: le régime de la RDA approuve la répression. Dans Neue Deutschland, le journal de propagande de la bureaucratie, on peut lire à ce sujet: «elle (la répression] a été une réponse nécessaire face à l’émeute d’une minorité». Un tel scénario semble donc possible en RDA en cas de protestations.
L’exode – «wir wollen raus»
En août et septembre 1989, le nombre d’Est-allemands qui décident de fuir la RDA via la Hongrie et la Tchécoslovaquie augmente brusquement. Fin septembre déjà, 25.000 personnes, dont beaucoup de jeunes, ont quitté le pays. En octobre 57.000 autres les suivent et, durant la seule première semaine de novembre, 9.000 personnes quittent la RDA chaque jour. A l’intérieur du mouvement de contestation, des questions surgissent inévitablement : «Que va-t-il se passer si tout le monde part? L’économie va-t-elle s’effondrer du fait du manque de main d’œuvre? Nous ne voulons pas partir. Ce sont nos maisons. Mais nous voulons du changement. Nous voulons que quelque chose arrive.» Mais l’exode n’est pas le seul phénomène à avoir le vent en poupe; la participation aux manifestations suit elle aussi une courbe ascendante.
La bureaucratie tente encore de tenir bon. Le 1er octobre, les festivités pour les 40 ans de la RDA sont l’occasion pour la bureaucratie de montrer sa puissance avec une grandiose fête autoglorificatrice. A la veille de celle-ci, la répression des manifestations est sévère : 1.300 manifestants sont arrêtés.
Les premiers désaccords commencent alors à apparaître au sein même du régime. Pour la sixième «manifestation du lundi» à Leipzig, la tension est à son comble. Au minimum 70.000 manifestants sont là, la plus grande mobilisation à ce jour. En face, aucune réaction du régime, aucune répression. Pour le mouvement, c’est une victoire, un signe de faiblesse de la bureaucratie. Sa confiance renouvelée, le mouvement devient alors plus offensif.
Erich Honecker, Premier ministre de l’époque et porte-parole du régime, en est la première victime. Il est sacrifié par le régime pour tenter de calmer le mouvement. Le 17 octobre, il apprend son licenciement pour «raisons de santé».
Les manifestations du lundi: «Wir bleiben hier– Wir sind das Volk»
Mais plutôt que se s’apaiser, le mouvement s’étend et se radicalise. Les slogans principaux deviennent «Nous restons ici» et «Nous sommes le peuple». Les manifestations du lundi continuent à grandir. Le 9 octobre, 70.000 personnes défilent. Elles sont 120.000 le 16, 250.000 le 23 et jusqu’à 300.000 le 30. Sur le plan géographique également, le mouvement est en pleine croissance. Les masses entrent alors sur la scène politique et le régime est victime de divisions internes. Il s’agit là de deux caractéristiques essentielles d’une révolution.
Aucune revendication ne réclame alors la restauration du capitalisme ou l’unification avec la République Fédérale Allemande. Il est question de plus de démocratie, d’élections libres et de la fin du régime du parti unique du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) qui est bétonné dans la Constitution. A chaque manifestation on peut entendre l’Internationale chantée par les manifestants. Dans une interview accordée à la BBC, Jens Reich, une figure dirigeante du courant d’opposition Nouveau Forum, déclare même : «Selon moi, la RDA peut continuer à exister en tant qu’entité indépendante au sein de l’Europe. Nous sommes un pays socialiste et voulons le rester. Naturellement des réformes et des changements sont nécessaires, mais la réunification allemande n’est pas à l’ordre du jour. Je ne pense pas que ce serait réaliste ou souhaitable.»
«C’est une manifestation socialiste»
L’apogée du mouvement révolutionnaire survient le 4 novembre, à Berlin, lors d’une manifestation qui réunit de 500.000 à 1 million de personnes. Là encore, aucun doute n’est possible quant au caractère socialiste du mouvement. S’il est exact que se trouvent pour la première fois des banderoles avec les slogans de «Allemagne, mère patrie», ce sont des cas fort isolés. Par contre, tout au devant du cortège, une banderole déclare: «C’est une manifestation socialiste». Un des orateurs, l’écrivain Stefan Heym, appelle ainsi au développement d’un véritable socialisme, d’un socialisme qui reste fidèle à son nom. D’autres parlent de socialisme à visage humain, terme faisant référence au soulèvement du Printemps de Prague de 1968 contre la bureaucratie stalinienne en Tchécoslovaquie.
Les orateurs comprennent encore des représentants du SED, dont Gregor Gysi (aujourd’hui à la tête de la formation Die Linke). Ces derniers montrent de la compréhension pour les manifestants et leurs demandes de réformes, mais tentent en même temps de faire accepter le remplacement d’Enrich Honecker par un autre bureaucrate vivement critiqué, Egon Krenz, comme un changement suffisant.
Personne ne demande de retour au capitalisme. Les banderoles se réfèrent à la révolution socialiste d’octobre 1917 en Russie: «Longue vie à la révolution d’Octobre de 1989», mais aussi et surtout abordent des revendications qui expriment, consciemment ou inconsciemment, le besoin d’une révolution politique: «Non aux privilèges», «Des privilèges pour tous», «Utilisez votre pouvoir – création de conseils ouvriers», «Contre le socialisme de monopole, pour un socialisme démocratique», «Des élections libres. Maintenant!»
A ce moment, le régime, totalement isolé du reste de la société, est dans l’incapacité de continuer à fonctionner. Le pouvoir est dans la rue. Les mots d’ordre de cette manifestation, à la fois concrets et fermes, peuvent être les premiers pas pour appliquer en pratique un programme de révolution politique. Malheureusement, à la fin de la manifestation, les orateurs se contentent d’appeler les gens à rentrer chez eux et à éviter certaines stations de tram et de métro pour ne pas faire trop de bruit… La manifestation du 4 novembre illustre les forces et les faiblesses de cette révolution. Ce mouvement a été en mesure non seulement de mobiliser les masses, mais aussi de faire vaciller le vieux régime. Les masses ont pu sentir leur propre force. Mais le mouvement a gardé un caractère spontané, sans structure d’organisation. Aucune des principales courants d’opposition n’a mis en avant un programme et une stratégie pour concrétiser ce fameux «socialisme démocratique à visage humain». L’idée de l’auto-organisation des masses pour prendre en main leur vie quotidienne dans leurs entreprises, à l’école, à l’université, dans les quartiers,… reste du domaine de l’abstrait. Là où ont surgi des conseils ou des comités, le manque de coordination est trop important pour parvenir à un fonctionnement national. Aucune véritable structure de pouvoir n’émerge pour remplacer l’ancienne. Les conséquences de cette situation sont lourdes et néfastes pour la révolution.
La chute du Mur
La manifestation du 4 novembre est une claire illustration du pouvoir des masses. La reconnaissance officielle de l’opposition et l’annonce d’élections pour le mois de mai 1990 auraient été impossibles à obtenir sans la pression de la manifestation. Le 9 novembre, la population est-allemande arrache la liberté de circuler. Le Mur de Berlin s’effondre.
Entre le 9 et le 19 novembre, 9 millions de personnes visitent Berlin-Ouest ou l’Allemagne de l’Ouest (soit presque la moitié des habitants de la RDA). Seules 50.000 d’entre elles décident de ne pas rentrer. Un sondage d’opinion montre que 87% des sondés veulent continuer à vivre en RDA.
Le gouvernement ouest-allemand et l’élite capitaliste ont observé attentivement ces évènements tout au long des derniers mois. Le 22 août, le chancelier CDU de l’époque, Helmut Kohl, affirmait qu’il n’avait aucun intérêt à déstabiliser l’Allemagne de l’Est. Mais, dès novembre, le gouvernement ouest-allemand commence à appuyer l’idée d’une réunification sur base capitaliste. La crainte est grande qu’une mobilisation socialiste de masse à l’Est n’ait également des conséquences sur la conscience de la classe ouvrière occidentale.
Les Tables Rondes
Si la bureaucratie de la SED est à ce moment affaiblie et isolée, l’opposition souffre d’irrésolution. Malgré toutes les critiques exprimées contre le régime, le Nouveau Forum déclare: «(…) La manière dont la SED gère les choses n’est pas bonne. Mais le Nouveau Forum n’est pas en mesure de reprendre le gouvernement et, pour cette raison, il est finalement préférable que le gouvernement travaille avec l’opposition»
C’est ainsi que se constituent les Tables Rondes, une aide apportée au régime au moment où la répulsion de la population à son endroit atteint des sommets. Car la fin de la censure a révélé des faits jusqu’alors tenus secrets, comme le niveau de vie de l’élite bureaucratique et l’ampleur des écoutes et de la surveillance de la Stasi (sécurité d’Etat).
La revendication «Assez du régime, assez du SED» était certes présente à chaque manifestation. Mais la colère que provoque les révélations sur le style de vie décadent de l’élite bureaucratique change le rôle joué jusque là par la classe ouvrière en tant que force organisée. Jusque là, les manifestations ont lieu principalement le soir et les week-ends. Les travailleurs y sont présents en masse, mais ils considèrent ces actions comme une activité de soirée, après avoir été travailler.
Cette attitude est l’expression de la conscience des travailleurs. Malgré les critiques, une loyauté ainsi qu’un certain sens des responsabilités existent face à la production économique. Sans propriété privée des moyens de production, les grèves ne peuvent toucher que la population elle-même, et plus particulièrement encore au moment où sévissent des difficultés économiques et une pénurie de main d’œuvre.
La révélation des énormes moyens gaspillés par l’élite, dont le niveau de vie est comparable à celui d’une classe capitaliste occidentale, est une gifle en plein visage. Les travailleurs passent alors à des actions de grève pour déstabiliser le régime. Des discussions se développent aussi pour la mise en place d’un syndicat démocratique et combatif. Une grève générale est annoncée pour le 11 décembre, mais elle n’aura pas lieu. Tant le gouvernement que l’opposition y sont opposés car une grève générale aurait provoqué un large débat parmi les travailleurs dans tout le pays quant aux différents types de société. L’opportunité existe à ce moment de lancer un début de démocratisation de la planification et de la production. L’absence de direction conséquente assure la victoire du camp capitaliste.
Le début de la contre-révolution
L’attitude hésitante du mouvement d’opposition et sa participation aux Tables Rondes avec la SED permet au gouvernement ouest-allemand de Kohl de se profiler comme l’opposant le plus conséquent au régime de la RDA. En conséquence, le nombre de drapeaux allemands aux manifestations augmente, de même que le nombre de voix réclamant la réunification.
A la Table Ronde de fin novembre, il apparaît que 59.000 des 85.000 personnes employées par la Stasi sont toujours en service et que le système informatique est inutilisable. De grandes manifestations prennent d’assaut les bâtiments de la Stasi, événements qui approfondissent encore la haine contre le régime.
L’ennemi principal reste toutefois l’élite bureaucratique. Lors des manifestations suivantes, les banderoles s’en prennent au SED, entre-temps rebaptisé PDS (Parti du Socialisme Démocratique): «Parti Des Staliniens», «Parti De la Stasi» ou encore «Privilèges, Domination, Stagnation».
Afin de calmer les esprits et par peur de la grève générale imminente, les élections sont avancées au 18 mars. Sous la pression d’une très mauvaise situation économique, les groupes d’opposition ne voient pas d’autre alternative que d’introduire dans l’économie des éléments capitalistes. Les élections débouchent sur une victoire inattendue de l’ « Alliance pour l’Allemagne » d’Helmut Kohl. A côté de ses 42,8%, les 16,4% du PDS font pâle figure. Ce résultat, combiné à la propagande ouest-allemande qui fait l’apologie d’une économie de marché sociale, ouvre la voie à la réunification de l’Allemagne sur une base capitaliste le 3 octobre 1990.
20 ans plus tard, il est clair que pour l’immense majorité des Est-allemands, l’avenir doré tant promis n’est pas arrivé. La classe ouvrière est-allemande garde toujours de bons souvenirs des éléments positifs de l’économie planifiée, même après l’expérience de 20 ans de capitalisme. En septembre 2005, le magazine Der Spiegel a publié un sondage d’opinion très frappant. 73% des Est-allemands interrogés approuvaient la critique du capitalisme de Karl Marx et 66% disaient que «le socialisme est une belle idée qui a été mal appliquée dans le passé».
Article par TANJA NIEMEIER