Lorsque le Mur de Berlin a été démantelé en 1989 et que les régimes staliniens ont commencé à s’effondrer les uns après les autres, le capitalisme s’est déclaré victorieux. L’effondrement du stalinisme a été utilisé pour organiser une grande offensive idéologique sur le plan mondial contre le socialisme, qui a été injustement assimilé à ce système bureaucratique et dictatorial, afin de mener partout dans le monde une politique capitaliste néolibérale brutale. Dans son introduction à l’édition spéciale Chute du Mur du magazine Socialism Today, Peter Taaffe revient sur les événements incroyables de 1989 et sur leurs conséquences.
Pour le vingtième anniversaire de 1989, les idéologues, politiciens et médias du capitalisme mondial souhaitent renforcer dans les consciences populaires le fait que les événements de cette année tumultueuse n’ont signifié qu’une seule chose: la «défaite finale» du marxisme, du «communisme» et du socialisme lui-même, enterrés pour toujours sous les gravats du Mur de Berlin.
Cela signifiait également pour eux la victoire ultime du capitalisme, qui amenait ainsi à «la fin de l’Histoire», selon Francis Fukuyama, et faisait de ce système le seul modèle possible d’organisation de la production et de gestion de la société. Un paradigme économique qui abolirait même les cycles de «croissance et décroissance» typiques du capitalisme avait édifié un escalier doré qui allait mener vers une existence sans cesse plus humaine, plus juste et plus civilisée. La crise économique du début de cette décennie, accompagnée par les guerres d’Irak et d’Afghanistan, avaient déjà gravement abîmé ce prognostic. La «grande récession» dévastatrice que nous connaissons aujourd’hui l’a maintenant totalement discréditée. Qui plus est, c’est le marxisme – les membres et les partisans du CIO, ainsi que nos publications – qui a prédit tout ce développement, alors que nous étions censés avoir été relégués au rang de marginaux destinés à ne jamais plus jamais pouvoir exercer la moindre influence.
La conséquence des événements cruciaux de 1989 a effectivement été une «révolution», mais plutôt une contre-révolution sociale qui a causé l’ultime liquidation de ce qui restait des économies planifiées de Russie et d’Europe de l’Est. Mais ce mouvement, qui s’est répercuté d’un pays à l’autre, n’avait pas débuté avec cet objectif, et certainement pas en ce qui concerne les masses. Dans un premier temps, les capitalistes eux non plus – via leurs représentants tels que la Première Ministre britannique de l’époque, Margaret Thacther ou encore le Président français François Mitterand – n’avaient pas du tout vu d’un très bon oeil les mouvements de masse qui ont accompagné l’effondrement des régimes staliniens.
Au début des années 1990, la tribune brutale du capital financier américain, le Wall Street Journal, dans son commentaire sur la concurrence entre le capitalisme et les régimes «communistes» d’Europe de l’Est, déclarait tout simplement: «On a gagné». L’Independant du 8 janvier 1990 n’était pas moins exultant lorsqu’il parlait de la «confiance que – en tant que système – le capitalisme est le vainqueur». L’impression donnée depuis lors est que les diseurs de bonne aventure du capitalisme avaient prévu les événements de 1989. Pourtant, le Financial Times – le porte-parole du capital financier depuis toujours – a écrit que «l’Allemagne de l’Est n’a aucun mouvement de masse à l’horizon, la direction en Tchécoslovaquie ne peut se permettre de voir remise en question la source de sa légitimité dans l’invasion soviétique de 1968, la Hongrie est confrontée à quelques dissidents, mais pas encore à un prolétariat en révolte. La Bulgarie va introduire des réformes à la soviétique, sans pour autant connaître le chaos soviétique ni un embryon de démocratie, la Roumanie et l’Albanie sont enferrées». Voilà ce qu’a écrit John Lloyd, ancien journaliste du New Statesman, non pas trois décennies auparavant, mais le 14 octobre 1989, moins d’un mois avant la Chute du Mur!!
Comprendre le stalinisme
Dans une tentative d’atténuer ce petit «décalage» au niveau des «perspectives», feu Hugo Young avait écrit dans The Guardian du 29 décembre 1989 qu’il n’était «nul prophète pour prévoir» les événements cruciaux de cette année. Ce n’est pas vrai. C’était justement le théoricien marxiste Léon Trotsky, à l’aide de sa méthode soi-disant «obsolète», qui avait prédit cinquante ans auparavant l’inévitable révolte de la classe ouvrière contre le stalinisme (qui était alors encore confiné à l’«Union Soviétique»). Il avait prédit un mouvement de masse qui allait renverser les usurpateurs bureaucratiques qui contrôlaient l’État, et une révolution politique qui établirait une démocratie ouvrière. Mais il avait également écrit en 1930, dans son œuvre monumentale, La Révolution Trahie, que toute une aile de la bureaucratie pourrait organiser un retour vers le capitalisme.
Cette idée n’est pas sortie d’un fantasme quelconque de Trotsky, mais était basée sur une analyse méticuleuse des contradictions de la mauvaise gestion stalinienne et des forces que ce système allait inévitablement mettre en branle. Karl Marx avait noté que la clé pour comprendre l’histoire était le développement des forces productives – de la science, de la technique, et de l’organisation du travail. Il avait aussi dit qu’aucun système ne disparaît avant d’avoir épuisé les dernières possibilités qui gisent en son sein. Le capitalisme, en tant que système basé sur la production dans le but de faire du profit – tiré du travail non payé de la classe ouvrière -, plutôt que dans le but de satisfaire un besoin social, est confronté à un cycle de «croissance et décroissance», ce que même Gordon Brown est aujourd’hui forcé de reconnaître. Mais, comme Trotsky l’a dit dans son analyse, le stalinisme – pour des raisons différentes de celles du capitalisme – à cause de l’étouffement bureaucratique qu’il exerce sur la société, allait devenir à partir d’un certain stade un frein absolu à la continuation du développement de la société.
Dans la période qui a probablement duré jusqu’à la fin des années ‘70, malgré les monstruosités de Staline et du régime auquel il présidait – les purges, l’esclavagisme dans les goulags – l’industrie et la société continuaient à se développer. A ce moment-là, malgré le gaspillage colossal causé par la mauvaise gestion bureaucratique, le stalinisme jouait un rôle relativement progressiste. Il y avait certaines analogies avec le capitalisme du début du 19ème siècle jusqu’à 1914, lorsqu’il est devenu un obstacle à tout nouveau progrès, ce qui s’est concrètement exprimé dans l’horreur de la première guerre mondiale. Confronté à la stagnation, à la régression et même à la désintégration, comme elle s’est produite dans les États staliniens – en particulier en Russie à partir de la fin des années 70 – les régimes ont zigzagué d’une politique à une autre. Au cours de leurs vaines tentatives d’échapper à l’impasse bureaucratique, ils sont passés de la centralisation à la décentralisation puis à la recentralisation, etc.
Les méthodes du règne bureaucratique pouvaient avoir un effet positif lorsque la tâche en Russie était d’emprunter les techniques industrielles de l’Occident, de développer une infrastructure industrielle, etc. et lorsque le niveau culturel de la masse de la classe ouvrière et de la paysannerie était encore bas.
Mais une fois arrivée dans les années ‘70, la Russie était devenue un pays hautement industrialisé, même si certaines fanfaronnades étaient exagérées, et était devenue un rival des États-Unis. A un certain moment, elle produisait même réellement plus de scientifiques et de techniciens que les États-Unis. Mais la création elle-même d’une main d’œuvre plus avancée culturellement – et dans un certain sens, hautement éduquée – signifiait que la direction d’en haut entrait en collision avec les besoins de l’industrie et de la société. Les prix de millions de biens de consommation, par exemple, étaient fixés de manière bureaucratique au sein des ministères centraux de Moscou, tandis que le régime constituait un frein de plus en plus grand jusqu’à devenir un obstacle. Un mécontentement de masse croissait et se reflétait non seulement dans les tentatives de révolution politique en Hongrie en 1956, en Pologne et en Tchécoslovaquie en 1968, etc. mais aussi en Russie. Les grèves de Novotcherkassk de 1962, par exemple, ont montré le danger qui menaçait le règne prolongé de la bureaucratie.
Soulever le couvercle
C’est dans cette situation que Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir en Union Soviétique, représentant une aile plus «libérale» de la bureaucratie, et promit d’amener plus d’ouverture via la perestroïka (restructuration politique et économique) et la glasnost (ouverture – au niveau du droit d’expression, etc.). Dans les compte-rendu historiques qui ont suivi, Gorbatchev est devenu la principale personnalité qui a dirigé la Russie vers la restauration du capitalisme et la liquidation de l’URSS. Cependant, ce n’était pas du tout son intention première. Comme toutes les classes ou élites dirigeantes, et dans la tradition directe des dirigeants bureaucratiques qui l’ont précédé de Staline à Andropov, Gorbatchev, sentant les grondements d’une colère de masse en-dessous de lui, a voulu faire baisser la pression. Et ce qui devait arriver arriva: le simple fait de soulever le couvercle de la marmite en ébullition pour laisser filer de la vapeur, a laissé libre cours à l’explosion de la révolte de masse qu’on avait justement voulu dissiper.
Dans leurs commentaires de 1989, les représentants du capitalisme ont abandonné leur hésitation habituelle, en laissant même échapper le mot «révolution». Ceci contraste extrêmement fort avec leur habitude – répétée ad nauseum, et en particulier dans la récente pseudo-biographie de Trotsky par Robert Service – de décrire la Révolution russe d’Octobre 1917 comme ayant été un «coup d’Etat». En décrivant 1989 comme une révolution, ils ont pour une fois à moitié raison: il y a effectivement eu les débuts d’une révolution politique – en Allemagne de l’Est, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Chine avec les événements de la place Tian’anmen, et même en Russie elle-même, bien que le mouvement de masse n’y ait pas atteint le même niveau.
Dans tous ces pays, on a vu une expression qui ne pouvait au départ être comprise autrement que comme étant en faveur d’une réforme démocratique au sein du système, ce qui était une acceptation implicite de la continuation de l’économie planifiée. Ce mouvement s’est répandu d’un pays à l’autre à la vitesse d’un feu de brousse. Sur une affiche à Prague, il était écrit:
«Pologne – 10 ans. Hongrie – 10 mois. Allemagne de l’Est – 10 semaines. Tchécoslovaquie – 10 jours. Roumanie – 10 heures».
En outre, les méthodes utilisées pour mettre à bas les régimes staliniens étaient des manifestations de masse et des grèves générales – ce qui est loin d’être la méthode habituelle de la contre-révolution bourgeoise – avec des revendications demandant la réduction ou l’abolition des privilèges de la bureaucratie. Dans un des nombreux rapports parus dans le journal Militant (le prédécesseur du journal de nos camarades anglais, The Socialist) avant l’effondrement du régime stalinien en Allemagne de l’Est, la revendication en faveur de la démocratie était évidente. Le 24 octobre, nous avons écrit ceci: «Quelques milliers de jeunes étaient en train de défiler à travers les rues. Ils ont été bloqués par un barrage de policiers au coude-à-coude. Les jeunes ont marché sur eux, en entonnant «Vous êtes la police du peuple. Nous sommes le peuple. Qui protégez-vous?» Ils ont chanté l’Internationale, puis une chanson de l’époque de la lutte contre le nazisme, intitulée «Le Front des Travailleurs». Ses paroles ont eu un effet particulièrement vif sur les policiers: «Vous aussi appartenez au front uni des travailleurs, car vous aussi êtes des travailleurs». Les policiers sont simplement restés sur place et ont été écartés par les jeunes lorsque ceux-ci ont poursuivi leur avancée. Dans les cafés, des détachements de soldats discutaient ouvertement avec les travailleurs et avec les jeunes. Un groupe débattait de ce qu’ils feraient s’ils recevaient l’ordre de tirer sur les manifestants. Une des recrues est intervenue en disant: «Ils peuvent nous l’ordonner, mais jamais on tirera sur le peuple. Si ils le font, il se pourrait bien qu’on se retourne à la place sur nos officiers!»»
En Russie, des affiches apparaissaient çà et là, proclamant: «C’est pas les gens qui sont là pour le socialisme, c’est le socialisme qui est là pour les gens; à bas les privilèges spéciaux pour les politiciens et les bureaucrates: les serviteurs du peuple – à la file comme tout le monde!». A ce moment-là, un sondage en Russie montrait que seuls 3% des gens voteraient pour un parti capitaliste au cas où il y aurait des élections multipartites. Les représentants sérieux du capitalisme craignaient que les revendications en faveur d’une révolution politique ne prennent le dessus sur les sentiments pro-capitalistes qui existaient sans nul doute bel et bien parmi certaines couches. Un, voire deux, millions de travailleurs se trouvaient dans les rues de Pékin, un demi-million d’entre eux acclamant Gorbatchev en mai. Après la sanglante répression de Tian’anmen, l’ex-Première Ministre britannique Edward Heath est apparu à la télévision aux côtés de Henry Kissinger, le célèbre bras droit du Président Nixon lors du bombardement du Vietnam et du Cambodge. Heath a alors dit: «Les étudiants et travailleurs chinois ne sont pas demandeurs du type de démocratie que nous défendons… Ils étaient en train de chanter l’Internationale». Kissinger s’est plaint du fait qu’il était «malheureux» que ce mouvement de masse ait terni la fin de la carrière du dirigeant chinois Deng Xiaoping.
Pour la forme, tous les deux se sont opposés au bain de sang. Mais le maintien des relations de commerce et autres avec la bureaucratie chinoise était bien plus important pour eux. Dans le même registre répugnant, Gerald Kaufmann, un Parlementaire de l’aile droite du Labour – qui fait par ailleurs partie de ceux qui ont été pris la main dans le sac lors du scandale au Royaume-Uni de cette année (voir nos articles à ce sujet ici et ici) – et qui était alors le porte-parole Labour pour les Affaires Étrangères, a déclaré que «On peut comprendre que le gouvernement chinois ait voulu reprendre le contrôle de la place, même s’il a été infiniment trop loin dans les méthodes utilisées».
Inquiétude en Occident
Thatcher a elle aussi exprimé son effroi par rapport aux événements en Europe de l’Est, en particulier quant à la perspective d’une réunification de l’Allemagne après la Chute du Mur. Des récentes fuites des archives russes, publiées dans le Times de septembre, font état du fait que Thatcher, «deux mois avant la Chute du Mur […] a dit au Président Gorbatchev que ni le Royaume-Uni, ni l’Europe occidentale ne désirait la réunification de l’Allemagne, et a clairement indiqué qu’elle attendait du dirigeant soviétique qu’il fasse ce qu’il pouvait pour l’empêcher». Ainsi, elle a dit: «Nous ne voulons pas d’une Allemagne unie […] Ceci mènerait à une modification des frontières d’après-guerre, et nous ne pouvons pas permettre ceci car un tel développement saperait l’ensemble de la situation internationale et pourrait mettre en péril notre sécurité».
Lors d’une rencontre avec Gorbatchev, elle a exigé qu’aucun enregistrement ne soit pris. Malheureusement pour elle, quelqu’un a pris des notes de ses remarques. Elle n’était pas contre ce qui se passait en Pologne, où le Parti Communiste avait été vaincu après les premières élections libres en Europe de l’Est depuis la mise sous tutelle stalinienne, qui n’était selon elle «qu’une expression des changements en Europe de l’Est». Mais, de manière incroyable – surtout après les déclarations belliqueuses faites contre le Pacte de Varsovie par le Président américain George Bush père – elle aurait préféré qu’il «reste en place». Elle exprimait également sa «sa profonde inquiétude» par rapport à ce qui se passait en Allemagne de l’Est.
Mitterand lui aussi était effrayé à l’idée d’une réunification de l’Allemagne, et a même envisagé une alliance militaire avec la Russie «pour y mettre un terme». Il était prêt à camoufler cela sous le terme de «utilisation conjointe des armées afin de combattre des désastres naturels», un slogan destiné à avertir les masses est-allemandes de ce quise produirait au cas où elles iraient trop loin. D’un côté, l’attitude de Thatcher et de Mitterand exprimait leur crainte d’un capitalisme allemand renforcé, mais aussi que les répercussions de ces développements pourraient déclencher un mouvement de masse incontrôlé en Europe de l’Ouest comme ailleurs. Jacques Attali, un des conseillers de Mitterand, a même dit qu’il «déménagerait sur Mars si la réunification [de l’Allemagne] devait se faire». Thatcher a écrit dans ses mémoires: «S’il y a bien une fois où la politique étrangère que j’ai menée s’est achevée par un échec total, c’est ma politique quant à la réunification de l’Allemagne».
Gorbatchev et son entourage du Kremlin, bien que flattés par les hosannas que lui adressaient les cercles capitalistes, étaient affolés du rythme et de l’enchaînement des événements en Europe de l’Est. Gorbatchev croyait naïvement que par des concessions partielles telles que le refus de soutenir les dinosaures staliniens en Allemagne de l’Est (il disait d’Erich Honecker, l’inflexible autocrate de l’Allemagne de l’Est, que c’était un «trouduc’»), les masses seraient reconnaissantes et rentreraient chez elles. Gorbatchev n’avait aucune intention au départ de «libéraliser» le stalinisme jusqu’à la mort. Il n’avait certainement jamais déclaré avoir l’intention d’inaugurer le retour du capitalisme. Mais, comme le reste des régimes staliniens au pouvoir, il a été emporté par les événements.
Ce n’était pas que Honecker, les Ceaucescu en Roumanie, les bandes staliniennes au pouvoir en Bulgarie et ailleurs qui ont été renversés. Les mouvements d’Europe de l’Est – à la «périphérie» du stalinisme – se sont finalement répandus jusqu’au cœur de la Russie elle-même. Le résultat net de tout ceci a été le retour du capitalisme partout en Europe de l’Est et en Russie.
La restauration capitaliste était-elle inévitable ?
Cette conséquence était-il inévitable? L’Histoire ne connaît pas la fatalité si, lorsque les conditions pour la révolution murissent, il se trouve un “facteur subjectif” sous la forme d’un parti et d’une direction révolutionnaires testés et éprouvés à maintes reprises. Ce facteur faisait clairement défaut dans tous les États staliniens, et particulièrement en Russie. Le dégoût du règne sans bornes de la bureaucratie était largement répandu et les revendications exigeaient l’abolition des privilèges et la fin de la corruption massive. Il y avait une soif, une recherche, de la part des masses dans tous les pays de l’Est pour le programme de la démocratie ouvrière. De plus, les événements étaient alors essentiellement déterminés par ce qui se passait dans les rues, dans les usines et dans les entreprises. Avant cela, les marxistes avaient espéré et cru qu’il était possible qu’un parti de masse soit créé au lendemain d’une révolte de masse, même avec un nombre limité de cadres marxistes. Alors, avec la bonne direction, ce parti aurait pu aider les masses à accomplir les tâches de la révolution politique: le maintien de l’économie planifiée, mais la rénovation de celle-ci sur base de la démocratie ouvrière. Mais ils opéraient principalement dans le noir, sans ancrage et sans aucune véritable présence dans les pays staliniens. Étant donné l’existence d’“États forts” à caractère totalitaire dans ces pays, jusqu’aux événements de 1989, aucun travail de masse sérieux ne pouvait être effectué.
C’était moins le cas en Pologne, où les tendances pro-capitalistes affichées avaient été évidentes tout au long des années 1980, mais ont émergé de manière particulièrement forte après l’échec du mouvement Solidarnosc en 1980-81. A cette époque, les éléments d’une révolution politique existaient même dans le programme de Solidarnosc bien que, sous la direction de Lech Walesa, il était placé sous le signe de l’Église catholique. A ce moment-là déjà, des sentiments procapitalistes coexistaient aux côtés des éléments socialistes. L’écrasement militaire du mouvement Solidarnosc en 1981 a été accompli non pas par le Parti “Communiste” polonais – dont l’autorité s’était déjà complètement évaporée – mais par le régime militaro-bonapartiste stalinien du Général Jaruzelski. Ceci, combiné à la reprise de la croissance économique du capitalisme tout au long des années 1980, a repoussé à l’arrière-plan l’espoir d’une démocratie ouvrière et du maintien de l’économie planifiée. Le sentiment des masses se tournait vers d’autres alternatives, particulièrement vers un retour au capitalisme, comme cela avait été révélé lors des visites en Pologne de Thatcher et de Bush père en 1988. Ces derniers avaient été acclamés dans les rues de Varsovie par les masses qui attendaient d’eux – bien naïvement, comme l’Histoire l’a démontré – de meilleurs résultats en termes d’amélioration de leur mode de vie que ce que permettait le modèle stalinien discrédité qui était en train de s’écrouler tout autour d’eux.
Ce processus n’était pas aussi prononcé ailleurs, et certainement pas en Russie. Là, l’espoir d’une révolution politique n’était pas encore tout à fait éteint chez les marxistes en Russie et internationalement, même malgré les événements de Pologne. Après tout, la révolte du peuple hongrois en 1956 avait été accompagnée de la création de conseils ouvriers sur le modèle de la Révolution russe, même si les masses étaient demeurées dans les ténèbres durant les vingt années de terreur fasciste du régime d’Horthy, suivies par dix ans de terreur stalinienne. Il n’y avait en 1956 aucune tendance dominante pour un retour au capitalisme. C’était également le cas en Pologne la même année, ainsi qu’en 1970 et en 1980-81. Dans la Tchécoslovaquie de 1968, certaines forces avaient plaidé le retour du capitalisme, mais elles étaient en minorité, tandis que l’écrasante majorité des masses étaient à la recherche des idées de la démocratie ouvrière, résumées dans la célèbre phrase du Premier Ministre Alexander Dubcek: “Le socialisme à visage humain”.
L’écrasement du “Printemps de Prague” de 1968 en Tchécoslovaquie – avant même qu’il ne puisse fleurir dans l’été d’une révolution politique – avait porté un coup terrible à la perspective de l’idée de la démocratie ouvrière en tant que voie de sortie hors de l’impasse du stalinisme. L’Histoire ne fait jamais de surplace; la prolongation de l’agonie du stalinisme sur une décennie combinée au mirage de feux d’artifices économiques lancés par la reprise capitaliste des années 1980 a généré l’illusion que le système “de l’autre côté du mur”, le capitalisme occidental, offrait un meilleur modèle de progrès que le système abrutissant en vigueur en Europe de l’Est et en Russie.
Pourquoi une résistance limitée?
Une des questions qui a laissé perplexes tant de marxistes à l’époque comme aujourd’hui est la question de comprendre pourquoi si peu de résistance semble avoir été exercée par la masse de la population lorsque la Russie s’est orientée en direction du capitalisme. Toutefois, une réponse à cette énigme peut être trouvée dans l’histoire du stalinisme et, de manière spécifique, des différentes phases qu’il a traversées. Les grandes purges organisées par Staline en 1936-38, en particulier, ont constitué un point tournant décisif. En annihilant les derniers vestiges du parti bolchevik – en détruisant même ceux qui avaient capitulé bien longtemps auparavant, comme Zinoviev et Kamenev – Staline espérait complètement effacer la mémoire de la classe ouvrière de l’URSS. Jusqu’alors, quelques générations étaient toujours connectées avec la Révolution russe et ses acquis, sous la forme de la nationalisation des forces productives et du plan de production.
Un soutien généralisé existait en outre de la part des couches alors développées de la classe ouvrière internationale en faveur des avantages et des principales conquêtes de la Révolution russe. Et cela malgré le fait que, déjà dans la Russie des années ’30, comme Trotsky l’avait fait remarquer, le régime bureaucratique présidé par Staline était critiqué. L’arrivée de la révolution espagnole avait également eu un effet électrisant sur la Russie, à la fois en termes d’espoirs renouvelés dans le triomphe de la révolution mondiale et en termes de résurrection de la mémoire de ce qui s’était produit en Russie deux décennies auparavant. Staline a alors organisé une véritable guerre civile où n’existait qu’un seul camp afin de détruire les dernières reliques du parti bolchevik. Mais les purges ont été bien plus loin que cela. En lançant au passage une grande campagne de diffamation contre Trotsky et l’Opposition de Gauche Internationale, qui se virent accusés d’être des agents contre-révolutionnaires à la solde de l’étranger infiltrés en URSS, Staline a aussi utilisé la situation pour effacer tout ce qui dans la bureaucratie elle-même pouvait encore être connecté à la mémoire de la révolution. Les membres de l’Opposition de Gauche ne sont ainsi pas les seuls à avoir été assassinés; des centaines de milliers de paysans et d’ouvriers, y compris des pans entiers de la bureaucratie, ont subi le même sort. Avec ces méthodes barbares, Staline est parvenu à édifier dans les faits une machine bureaucratique qui n’avait à voir en aucune façon avec la période héroïque de la Révolution d’Octobre. Des gens tels que Nikita Khrouchchev, Youri Andropov, et tous ces autres personnages qui ont dominé l’État pendant toutes les décennies suivantes n’avaient pas participé à la construction souterraine du bolchévisme ni à la Révolution d’Octobre et étaient, dans un certain sens, des gens “sans Histoire”, surtout si l’on parle là de l’Histoire révolutionnaire particulièrement riche de la Russie. Tous les éléments un tant soit peu critiques au sein de la classe ouvrière ont aussi été éliminés à cette époque.
Malgré les crimes monstrueux du stalinisme – dont l’exécution de l’état-major de l’Armée Rouge, ce qui a grandement facilité l’invasion de Hitler en 1941 – les avantages de l’économie planifiée étaient toujours un plus. Qui plus est, le capitalisme était ravagé par les crises, avec le chômage de masse des années ’30 et la Grande Dépression. Comme Trotsky l’a fait remarquer, il y avait une opposition de masse au stalinisme, mais la main de la classe ouvrière, qui aurait dû renverser le régime, a été retenue par toute une série de facteurs. Parmi ces facteurs, la peur que le moindre mouvement à l’encontre de Staline et de la bureaucratie ouvrirait grand les portes à la contre-révolution capitaliste n’était pas des moindres. Au même moment, l’industrie et la société de manière générale – et, dans une certaine mesure, le niveau de vie des masses – continuaient à croître et à s’améliorer, malgré la bureaucratie.
La mort de Staline, toutefois, a mené aux révélations de Khrouchchev lors du 20e Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique et à son soi-disant “dégel”. Khrouchchev a dénoncé Staline et certains de ses crimes mais, en réalité, seule une dose “admissible” de vérité avait été tolérée. Même alors, ces révélations mêlaient les demi-vérités aux mensonges, et ne touchaient pas aux mythes et aux falsifications staliniennes. Khrouchchev craignait d’aller trop loin, et les dirigeants staliniens russes tels que Leonid Brejnev, qui a renversé Khrouchchev, ont mis le pied sur toute autre véritable “révélation” des crimes de Staline et des causes du stalinisme lui-même. Plus tard, ils ont même accepté sa réhabilitation partielle. Par conséquent, alors que le système commençait à se disloquer, aucune véritable alternative marxiste, sans parler d’une conscience ou de forces développées à une échelle de masse et mettant en avant un programme en faveur de la démocratie ouvrière, n’existait en Russie.
Il aurait été entièrement possible, au moment de l’effondrement du stalinisme à partir de la fin des années ’80, d’offrir une image claire des raisons des purges, des procès-spectacles, des causes du stalinisme et de l’alternative à opposer à ce système discrédité. Mais, par une ironie de l’Histoire, ces mêmes purges et machine de répression avaient décimé tout “facteur subjectif” qui aurait pu se développer et jouer un rôle décisif. Ce serait une erreur, toutefois, de conclure qu’il n’y avait en Russie aucun élément de recherche d’un programme de démocratie ouvrière – comme le montre l’article de Rob Jones qui sera publié plus tard sur ce site. Mais ces éléments étaient trop faibles que pour contrer l’attraction de l’Occident capitaliste, et surtout pas vis-à-vis de la nouvelle génération, complètement non-préparée, leurrée par l’apparente abondance de biens de consommation qui, comme on le leur avait fait croire, ne demandaient qu’à être ramassés.
Un capitalisme mafieux
Le retour au capitalisme a empêché toute tentative d’investigation réelle pour déterminer les sources et les raisons du stalinisme, ce qui était nécessaire pour restaurer l’économie planifiée sur base de la démocratie ouvrière. Les quelques-uns qui s’y sont essayés ont été engloutis par la vague de brutale propagande anticommuniste entonnée par les journaux soi-disant “démocratiques” au service de la bourgeoisie émergente. Comme dans un miroir, ils étaient le reflet bourgeois de l’école stalinienne de falsification. Le totalitarisme stalinien, proclamaient-ils, était issu du caractère “criminel” du bolchévisme ; la Révolution russe n’avait été qu’un coup d’État, etc.
Une orgie de propagande capitaliste a inondé la Russie d’après 1989. On promettait, à l’instar du Chancelier allemand de l’époque Helmut Kohl, des “paysages éternellement fleuris” pour le monde post-stalinien. En suivant la voie du retour au capitalisme, les masses de ces États parviendraient finalement au même mode de vie que les populations allemande ou américaine – “via le Bengladesh!” rétorquait le petit groupe de marxistes présents en Europe de l’Est. Tout au plus, comme nous l’avons dit, la classe ouvrière de Russie et d’Europe de l’Est pouvait s’attendre à plonger au niveau des masses d’Amérique Latine. Nous devons confesser aujourd’hui que cette perspective était désespérément optimiste. La Russie a connu un effondrement sans précédent de ses forces de production, dépassant en ampleur et en profondeur la Grande Dépression de 1930.
Entre 1989 et 1998, près de la moitié (45%) de la production a été perdue, ce qui a été accompagné de la désintégration sans précédent, dans toute l’ex-URSS, des éléments de base de la société “civilisée”, avec le doublement des taux de meurtres et de crimes. Au milieu des années ’90, le taux de meurtres était de plus de 30 personnes tuées pour 100.000 personnes par an, contre 1 ou 2 en Europe occidentale. Les deux seuls pays au monde à connaître un niveau de meurtres supérieur étaient l’Afrique du Sud et la Colombie. Même au Brésil et au Mexique, deux pays réputés pour leur criminalité, le taux de meurtres équivalait seulement à la moitié de celui de la Russie. Le taux de meurtres aux États-Unis qui, avec 6 à 7 pour 100.000, est le plus élevé du monde “développé”, semble bien peu en comparaison. En 2000, un tiers de la population russe vivait sous le seuil de pauvreté officiel. L’inégalité avait triplé.
Ce taux de meurtres est le produit et un des symptômes d’un capitalisme mafieux débridé. Les ex-membres de la Ligue de la Jeunesse Communiste, comme Roman Abramovitch, maintenant propriétaire du club de foot de Chelsea, se sont dépêchés de se saisir des pans les plus lucratifs des anciennes entreprises d’État – comme l’industrie pétrolière. Une situation de gangsters à la Chicago s’est développée, mais à une échelle nationale, voire continentale, entre les différents groupes qui cherchaient à se partager le gâteau étatique. La taille de l’économie russe a été divisée par deux à cause de la destruction causée par le retour du capitalisme. Les revenus nets ont chuté de 40% dans les années ’90. Dans la dernière moitié des années ’90, plus de 44 millions de Russes, sur une population de 148 millions, vivaient dans la pauvreté absolue – définie par un revenu inférieur à 32$ par mois. Les trois-quarts de la population vivaient avec moins de 100$ par mois. Au milieu des années ’90, le taux de suicide avait doublé, et le nombre de décès par abus d’alcool avait triplé. La mortalité infantile est tombée à des niveaux dignes du tiers-monde, tandis que le nombre de naissances s’est effondré. En seulement quelques cinq années de “réformes”, l’espérance de vie a chuté de deux ans, à 72 ans pour les femmes, et de quatre ans, à 58 ans pour les hommes. Ce chiffre est incroyable, dans la mesure où l’espérance de vie actuelle des hommes est inférieure à celle du siècle précédent! Si le taux de mortalité avait continué, la population russe aurait diminué de un million de personnes par an, chutant à 123 millions, un effondrement démographique tel que la Russie n’en a pas connu depuis la Deuxième Guerre mondiale, lorsque la Russie a perdu de 25 à 30 millions de personnes. A la fin de 1998, au moins deux millions d’enfants russes étaient orphelins – plus qu’en 1945. Seuls 650.000 d’entre eux vivaient dans des orphelinats, le reste de ces petits malheureux se retrouvant à la rue!
La nouvelle bourgeoisie a en effet volé tout ce sur quoi elle pouvait mettre la main, dans ce qui a été décrit comme un grand jeu de chacun-pour-soi infernal. Les nouveaux bourgeois ont pillé la richesse de la nation et les ressources naturelles, vendu l’or, les diamants, le pétrole, le gaz qui appartenaient auparavant à l’État. Les horreurs de la révolution industrielle – la naissance du capitalisme moderne – décrites de manière très suggestive par Marx dans son livre, Le Capital, n’étaient rien comparées aux crimes monstrueux avec lesquels la nouvelle bourgeoisie russe a célébré sa venue au monde. Ce véritable enfer sur Terre s’est quelque peu modéré vers la fin des années ’90 avec la croissance du revenu national, principalement alimentée par les exportations de pétrole et de gaz lesquelles, à leur tour, avaient été réalisées sur base de la croissance du capitalisme mondial, et se sont maintenant arrêtées en cahotant.
Sur le plan politique, le chaos des années ’90 a été remplacé par l’“ordre” de Vladimir Poutine et maintenant de Dmitri Medvedev. Mais la Russie n’a toujours pas atteint, du moins pas sur le plan industriel, le niveau de 1989-90 ; c’est là une accusation dévastatrice de la “renaissance” du capitalisme en Russie. Comparé à l’enfant robuste et plein de vitalité qui était né de la révolution industrielle au début du capitalisme, l’équivalent moderne du capitalisme russe doit toujours lutter pour respirer, sans parler de marcher ni de courir. En vérité, c’est un terrible fardeau que portent les masses des ex-pays staliniens pour le retour du capitalisme.
Une épreuve pour la Gauche
Les événements de 1989 et leurs conséquences ont constitué une grande épreuve pour les marxistes et pour ceux qui affirmaient suivre une position trotskyste. A l’exception du CIO, la réaction de la plupart des organisations marxistes a été pour le moins incorrecte. Les morénistes, en Amérique Latine (la Ligue Internationale des Travailleurs – LIT), ont adopté la tactique de l’autruche en refusant de reconnaître que le capitalisme avait été restauré en Europe de l’Est. Ils n’ont changé leur position que lorsque leur erreur est devenue si flagrante qu’il était devenu impossible de la nier. Les partisans du “capitalisme d’État” – la direction de la Tendance Socialiste Internationale (IST – International Socialist Tendency), à laquelle appartient le SWP britannique – croyaient que la Russie et l’Europe de l’Est n’étaient pas des États ouvriers déformés, mais étaient des États capitalistes (d’État). Ils n’ont dès lors pas considéré le retour au capitalisme comme étant une défaite pour le mouvement ouvrier, mais comme un simple “pas de côté”. En Allemagne de l’Est, l’IST a ainsi soutenu la réunification de l’Allemagne sur base capitaliste. Cette approche a été accompagnée de la théorie désastreuse selon laquelle rien n’avait fondamentalement changé dans le monde et donc, par conséquent, que les années ’90 seraient favorables aux marxistes et seraient équivalentes aux “années ’30 au ralenti”. Malheureusement, les partisans du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale ont eux aussi tiré des conclusions pessimistes. Leur principal théoricien, Ernest Mandel, sur son lit de mort, a confessé à Tariq Ali qu’il pensait que le “projet socialiste” ne pourrait voir le jour avant les 50 prochaines années.
Tous ceux qui ont prédit l’extension colossale du cycle de vie du capitalisme, accompagné de l’enterrement du socialisme pour des générations, ont trouvé une réponse théorique dans les arguments et les idées mis en avant par les véritables marxistes tout au long des deux dernières décennies.
Mais l’impact des événements a été la plus grande réponse pour les sceptiques, en particulier la crise destructrice mondiale du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui. L’intervention des gouvernements capitalistes du monde entier est parvenue à éviter une répétition immédiate, peut-être de manière temporaire seulement, de la Grande Dépression des années ’30. En même temps, la conscience de la gravité de la situation chez la classe ouvrière n’a pas encore rattrapé la situation objective. Ceci a partiellement restauré la confiance perdue des porte-parole du capitalisme mondial qui craignaient que, avec la crise, ne se développent des mouvements de masse, capables d’ébranler les fondations même du système
De manière générale, la pensée humaine est très conservatrice; la conscience de la classe ouvrière est toujours quelque peu en retard sur les événements. Ce retard est renforcé lorsque la classe ouvrière ne dispose pas d’organisations de masse qui puissent agir en tant que point de référence dans la lutte contre le capitalisme. La droite, et même l’extrême-droite, semble avoir été le premier grand bénéficiaire de cette crise. Ceci n’est pas unique ni exceptionnel au cours de la première phase d’une crise économique. Quelque chose de semblable s’est produit dans certains pays pendant les années ’30, comme l’analyste britannique Seumus Milne l’a fait remarquer récemment dans le Guardian. Toutefois, il allait trop loin en donnant l’impression que ceci était la réaction immédiate dans tous les pays. La crise des années ’30 a aussi été le témoin d’une radicalisation politique parmi la classe ouvrière à une échelle bien plus grande que ce qu’on a encore vu dans la crise actuelle.
Il est vrai que l’Allemagne nazie a été renforcée par la crise des années ’30. Mais d’autre part, c’est aussi la révolution espagnole qui a commencé à se développer, et la mise en mouvement tardive mais néanmoins décisive des masses en France à partir de 1931. Le facteur qui était présent dans les années 30, bien qu’inachevé, et qui manque encore aujourd’hui, était l’existence de partis et organisations ouvrières communistes et socialistes de masse qui s’opposaient, au moins en parole, au capitalisme. Même aux États-Unis, pendant la crise de 1929-33 et alors que la classe ouvrière était paralysée sur le plan industriel, des pans entiers de la classe s’étaient radicalisés politiquement et même le Parti Communiste, par exemple, débordait de nouveaux membres. Le fait que ceci ne se soit pas encore produit de nos jours à grande échelle est largement dû à l’absence même de petits partis ouvriers de masse, dont la création demeure une tâche urgente pour les socialistes, pour les marxistes et pour le mouvement ouvrier. Cependant, même alors, comme les tentatives de création de telles organisations l’ont déjà souligné, sans un solide noyau marxiste pour fournir l’ossature théorique de ces formations, beaucoup de ces nouvelles organisations peuvent faiblir et même s’effondrer. Néanmoins, une tâche fondamentale reste la création de la base pour de telles formations au cours de la prochaine période.
1989 a été un point tournant en général, et aussi pour les marxistes. En tant que tendance la plus optimiste, mais aussi la plus réaliste du mouvement ouvrier, nous reconnaissons que ce qui s’est produit était un important recul pour le mouvement ouvrier. Mais nous n’avons pas été déséquilibré. L’effondrement du stalinisme n’a pas éliminé les contradictions inhérentes au capitalisme. Certes, le système a pu reprendre du poil de la bête, ce qui lui a permis d’aller plus loin dans le processus de mondialisation via l’approvisionnement en main d’œuvre bon marché qui a constitué une nouvelle source d’exploitation, voire de sur-exploitation pour le capitalisme. Mais c’est la faiblesse du mouvement ouvrier lui-même qui a encouragé la confiance, ou plutôt l’arrogance victorieuse, de la classe dirigeante, au point de se perdre au cours des deux dernières décennies dans une économie bâtie sur des bulles spéculatives. L’orgie a été suivie du châtiment de la crise. Le paysage du capitalisme mondial n’est pas du tout “fleuri” mais est au contraire une décharge jonchée des millions de travailleurs licenciés et de l’armée de pauvres qui ne cesse de croître.
La classe ouvrière est en ébullition et commence à riposter. En faisant face de manière sereine, le marxisme, que les idéologues du Capital auraient voulu marginaliser, a démontré sa viabilité au cours de cette période difficile. Mais ce n’est pas que dans les périodes de défaite que ses avantages sont exprimés par une sobre analyse. Dans cette nouvelle période de mobilisation accrue des masses contre le capitalisme, son programme et sa politique, via le PSL et l’ensemble du CIO, va aussi avoir de plus en plus d’opportunités pour se concrétiser. 1989 n’a pas enterré le socialisme ni le marxisme: il a temporairement désorienté la vision de la classe ouvrière qui, avec la crise actuelle et l’incapacité du système à résoudre même les plus basiques des besoins des gens et de la planète, est maintenant de reprendre ses esprits.