Chapitre II. La république : portier de la révolution

Le 14 avril 1931, la République est donc proclamée. Le roi est remplacé par un président. Socialement, rien n’a changé. «Le débordement impétueux de la colère des masses contraignit la bourgeoisie à essayer de faire d’Alfonso, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire» (1) : il ne s’agit en effet que d’un changement «de façade», d’une opération à laquelle ont recours les classes possédantes afin de bénéficier d’un nouveau sursis et de calmer les ardeurs revendicatives des masses.

Mais cela provoque l’effet inverse : l’abdication d’Alfonso XIII est plutôt le «faire-part» annoncé de la révolution prochaine. La proclamation de la République nourrit en effet les aspirations des masses et marque le début d’une période de bouillonnement social qui s’étendra sur plusieurs années. Pendant toute cette période cependant, le facteur subjectif (la direction du mouvement ouvrier) restera en retard par rapport aux tâches objectives du mouvement : c’est la faiblesse de ce facteur qui conduira le mouvement à sa perte.

L’anarchisme dispose à l’époque d’une influence et d’un enracinement beaucoup plus importants en Espagne que dans les pays industrialisés d’Europe Occidentale. La C.N.T. (=Confédération Nationale du Travail), créée en 1910 et de tendance anarcho-syndicaliste, rassemble autour d’elle les éléments les plus combatifs du prolétariat (surtout agricole), même si elle n’a aucune perspective et aucun programme clair à offrir à sa base. En 1918, elle réunit déjà plus d’un million de syndiqués. En 1931, elle disposera d’une majorité écrasante dans tous les centres industriels de Catalogne.

Cette prépondérance des anarchistes, pour qui le particularisme géographique, le caractère retardataire et les traditions de guérillas paysannes typiques de l’Espagne constitue un véritable terrain de prédilection, est renforcée par plusieurs facteurs :

  • le rôle de premier plan qu’a joué la CNT dans l’organisation de la grève générale insurrectionnelle de 1917 ;
  • la politique résolument réformiste du P.S.O.E. (=Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), créé en 1879. Au lendemain de la révolution russe, la fondation de l’Internationale Communiste entraîne une scission au sein de ce parti entre une aile gauche minoritaire, favorable à l’adhésion à l’I.C. (qui sera à la base de la fondation du P.C.E., le Parti Communiste Espagnol) et une majorité qui se prononce contre les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste et évolue dès lors sur une ligne de plus en plus droitière. Pour preuve, en 1923, le PSOE et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’U.G.T.(= Union Générale des Travailleurs), se prononcent pour une collaboration avec la dictature militaire. Francisco Largo Caballero, secrétaire général de l’UGT-que d’aucuns qualifieront par la suite avec un peu trop de précipitation de «Lénine espagnol»- devient même conseiller d’Etat sous Primo de Riveira. Autre exemple révélateur : Prieto, un des principaux dirigeants de l’aile droite du parti, est un gros industriel basque à la tête d’une considérable fortune ;
  • et enfin, l’inconsistance du PCE qui sera affaibli tant par la répression systématique qu’il subit sous la dictature que par la politique d’épuration qu’il mène au sein de ses propres rangs contre tous les éléments qui ne s’alignent pas inconditionnellement sur la ligne de Moscou. En effet, à partir de 1924, le PCE subit le même sort que tous les Partis Communistes, soumis bureaucratiquement aux ordres et aux louvoiements de la caste stalinienne au pouvoir en URSS. C’est par exemple à Moscou qu’est désignée la direction du parti espagnol. La politique sectaire de ce dernier contribue en outre grandement à l’isoler des masses. Lors de la proclamation de la République, le PCE, suivant la ligne ultra-gauchiste de l’Internationale, reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre: «A bas la République bourgeoise ! Tout le pouvoir aux soviets !» dans un pays et à une période où il n’existe pas l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. (2) En avril 1931, moment de l’avènement de la République, le tiers des effectifs du parti le quitte après l’exclusion de la fédération catalano-baléare de Joaquín Maurín. Le PCE ne compte alors plus que 800 membres sur l’ensemble du territoire espagnol (il en comptait un peu plus de 6.000 en 1922). (3) La composition sociale du parti révèle en outre que son influence s’exerce surtout parmi la petite bourgeoisie : seul un tiers des membres du parti sont des travailleurs industriels ou agricoles. Le reste étant pour l’essentiel des petites propriétaires, des techniciens hautement qualifiés, des paysans riches et moyens, des intellectuels, etc. En 1938, si le PCE a alors considérablement gonflé ses rangs, il ne comprend que 10.160 syndiqués sur 63.426 membres (4) ;

Pour résumer, on peut donc affirmer que l’anarcho-syndicalisme parvient à se frayer un chemin à travers l’opportunisme rampant du PSOE et de l’UGT d’un côté, et le sectarisme repoussant du PCE de l’autre.

Le premier gouvernement de la république est formé d’une coalition entre les Socialistes et les Républicains. Ces derniers sont, à ce stade, les principaux représentants politiques de la bourgeoisie et se caractérisent par un programme social extrêmement conservateur. Trotsky expliquait : «Les républicains espagnols voient leur idéal dans la France réactionnaire d’aujourd’hui, mais ils ne sont nullement disposés à emprunter la voie des Jacobins français, et ils n’en sont même pas capables : leur peur devant les masses est bien plus forte que leur maigre velléité de changement.» (5) Et de fait, cette coalition socialiste-républicaine, à cause de la crise mondiale du capitalisme, est bien incapable de tenir ses promesses et de réaliser les tâches «bourgeoises-démocratiques» qui se posent au pays : la liquidation de la propriété féodale et la réforme agraire, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ainsi que la résolution de la question nationale. Celle-ci est particulièrement aigüe en Espagne, dans la mesure où, l’unification nationale n’étant pas arrivée à son terme, deux régions –bastions de l’industrie-, la Catalogne et le Pays Basque, manifestent de sérieuses tendances séparatistes. Cet élément ne fait que raviver le contexte déjà explosif de crise générale que traverse la société espagnole.

C’est du côté du prolétariat -numériquement réduit mais très concentré- soutenu par la paysannerie -accablée par une effroyable misère- que vont se manifester les forces motrices à même de résoudre cette crise…

Car l’avènement de la république ne tarde pas à décevoir les masses. Les travailleurs qui escomptaient du changement de régime une amélioration sensible de leurs conditions de vie perdent leurs illusions au fur et à mesure que la république démocratique naissante dévoile son vrai visage, à savoir le nouvel instrument de domination du capitalisme espagnol. L’impuissance du nouveau gouvernement face aux problèmes historiques du pays alimente les contradictions sociales et les divergences au sein du mouvement ouvrier. Celui-ci s’engage dans une série de grèves qui sont réprimées sans ménagement. Parallèlement, la paysannerie s’engage dans des tentatives de saisir la terre –promise par le gouvernement- mais là aussi, la seule réponse de celui-ci est d’envoyer les troupes. La CNT, à la tête de laquelle domine le courant aventuriste, putschiste et anti-politique de la F.A.I. (= Fédération Anarchiste Ibérique), s’engage quant à elle dans une série d’insurrections locales, éphémères et désorganisées qui sont violemment réprimées dans le sang.

Quant au PC, il continue d’appliquer mécaniquement les analyses et les mots d’ordre élaborées dans le cadre de la politique dite «de la 3ème période», caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La politique de «scission syndicale» en fait partie : il s’agit, sous les instructions de Moscou, de construire des «syndicats rouges» ne regroupant que des communistes ; «partout où ils existent, les syndicats rouges non seulement contribuent à la division des rangs ouvriers, mais constituent en outre un puissant facteur d’isolement des communistes à l’égard des travailleurs sans parti, facilitant en dernière analyse la répression patronale». (6)

La définition de la social-démocratie comme «social-fasciste» («La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme. Ils ne sont pas aux antipodes. Ce sont des jumeaux.», proclamait brillament Staline), qui aboutira en Allemagne à la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée par le PCE à la situation espagnole. Mais ici, les staliniens vont encore plus loin : ils étendent cette définition aux anarchistes, désormais qualifiés d’ «anarcho-fascistes» ! Suivant cette logique jusqu’au bout, des membres du PC n’hésiteront pas à attaquer physiquement les meetings des autres organisations ouvrières. Inutile de dire que ce type de pratiques ne favorisent guère leur implantation parmi les travailleurs.

Pendant ce temps, les communistes oppositionnels s’efforcent de promouvoir une autre politique. Sous l’impulsion d’Andrès Nin, ancien cadre de la CNT et ami personnel de Trotsky, ainsi que d’autres militants trotskistes, l’Opposition de Gauche espagnole, appelée «Izquierda Comunista de España» (=Gauche Communiste d’Espagne) est créée officiellement en 1932. Elle provenait de l’opposition née en 1930 au sein du PCE autour de la plate-forme de l’opposition russe et internationale impulsée par Trotsky (qui fut, dès la première heure, un fervent opposant à la stalinisation de l’Etat ouvrier russe et de l’Internationale Communiste).

A peu près à la même période se crée également le B.O.C., «Bloque Obrero y Campesino» (=Bloc Ouvrier et Paysan), dirigé par d’anciens membres du PCE, et dont le principal dirigeant, Joacquin Maurin, ne cache pas ses tendances boukhariniennes (=opposition droitière au stalinisme). Ce parti est un rassemblement politiquement hétérogène, qui refuse de prendre position entre trotskistes et staliniens, adopte une ligne très opportuniste sur la question nationale en se déclarant «séparatiste» en Catalogne et en soutenant, sans distinction aucune, tous les mouvements indépendantistes catalans. Trotsky mettait en garde : «Tandis que le séparatisme de la bourgeoisie catalane n’est qu’un moyen pour elle de jouer avec le gouvernement madrilène contre le peuple catalan et espagnol, le séparatisme des ouvriers et paysans n’est que l’enveloppe d’une révolte intime, d’ordre social. Il faut établir une rigoureuse distinction entre ces deux genres de séparatisme.» (7) Surtout, le BOC adhère à la théorie erronée dite «des deux stades», qui consiste à promouvoir une révolution démocratique artificiellement séparée de la révolution socialiste. En avril 1931, une déclaration émanant du BOC fait ressurgir cette position sans ambiguïté : «Avec un retard historique, nous devons mener à bien la tâche que la France a achevé à la fin du 18ème siècle.» (8)

 


Références
(1) «La révolution espagnole et les dangers qui la menacent», dans «La révolution permanente», de Léon Trotsky, p.317
(2) «La Révolution Espagnole 1931-1939», de Pierre Broué, chap.2, p.25
(3) «Histoire de l’Internationale Communiste», de Pierre Broué, chap.26 «L’opposition communiste de droite», p.561
(4) «The Spanish Revolution 1931-1937”, de Peter Taaffe et Ted Grant, p.21
(5) «La révolution espagnole et les tâches communistes», de Léon Trotsky, p.10
(6) «Histoire de l’Internationale Communiste», de Pierre Broué, chap.23 «La stalinisation de l’Internationale», p.483
(7) «La révolution espagnole et les tâches communistes», de Léon Trotsky, p.15-16
(8) «La déclaration du Bloc ouvrier et paysan», de Léon Trotsky

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