Après cet épisode, on assiste à des reclassements rapides au sein du mouvement ouvrier. Trotsky préconise l’entrée de la Gauche Communiste dans le PSOE afin d’opérer la jonction avec l’aile gauche des Jeunesses Socialistes en train de se radicaliser. Nin, comme la majorité des dirigeants oppositionnels, refuse le conseil de Trotsky, repousse les multiples invitations et appels de certains dirigeants socialistes à entrer au PSOE et aux Jeunesses Socialistes, et s’oriente vers une fusion sans principe avec le Bloc Ouvrier et Paysan.
Cette dernière fusion, à laquelle se rallient également plusieurs organisations plus petites, aboutit à la création, en septembre 1935, du P.O.U.M. (=Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), qui compte alors quelques 8000 militants, 40.000 sympathisants et une base ouvrière réelle, particulièrement en Catalogne, mais qui ne dispose cependant pas d’une implantation nationale. Le POUM devient rapidement le premier parti ouvrier en Catalogne, et se développe très rapidement dans certaines régions telles que Valence, Madrid, les Asturies, l’Andalousie ou l’Estrémadure.
C’est pourtant là une lourde faute que prennent sur leurs épaules les dirigeants de l’Opposition de Gauche que de laisser sans perspectives cette Jeunesse Socialiste qui se cherche et qui, comme le disait Trotsky, «en arrivait spontanément aux idées de la 4ème Internationale». On peut juger de la réalité de cette évolution à gauche au sein des Jeunesses Socialistes par les déclarations enflammées de leurs dirigeants qui se déclarent «favorables au bolchévisme», «pour la bolchévisation du Parti Socialiste», «pour la 4ème Internationale». (1) Elément qui peut sembler anecdotique mais qui en dit long sur l’atmosphère qui règne dans les JS : certains de leurs dirigeants n’hésitent pas à accrocher le portrait de Trotsky sur les murs de leurs bureaux !
Il se présentait là une occasion en or de poser les premières pierres vers la construction d’un parti révolutionnaire de masse en Espagne. Felix Morrow, membre de l’Opposition de Gauche et présent en Espagne à l’époque, explique : «Les membres de la Gauche Communiste était une poignée, et n’avait donc pas réellement atteint le stade d’un parti au sens propre du terme. Un groupe n’est pas un parti. Les dirigeants de la Gauche Communiste, malheureusement, ne l’ont pas compris et n’ont pas suivi Trotsky dans son raisonnement sur la signification profonde du développement vers la gauche dans les rangs socialistes. Par après, les événements vont pourtant confirmer les perspectives de Trotsky : leur gauchisme sera suivi par l’adoption d’une ligne opportuniste menant à la signature du programme du Front Populaire.» (2) C’est ce que nous verrons par la suite.
Toujours est-il qu’au début de juillet 1936, il n’y aura plus de véritable organisation oppositionnelle en Espagne, les trotskistes internationaux entretenant seulement des contacts personnels avec des militants dans le POUM ou dans les Jeunesses Socialistes et avec quelques isolés (moins d’une dizaine au total, d’après Broué) (3).
Dans le même temps, l’Internationale Communiste stalinienne opère un tournant radical à 180 degrés et adopte une ligne complètement nouvelle lors de son 7ème congrès (le premier depuis sept ans, mais aussi le dernier), préconisant la politique du Front Populaire, à savoir une coalition programmatique avec l’aile dite «progressiste» de la bourgeoisie comme moyen de combattre le fascisme. Trotsky commentait : «Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la ‘troisième période’, qui a affaibli et démoralisé l’Internationale Communiste. Enfin, la direction a battu en retraite. Mais quand ? Précisément au moment où la crise mondiale a marqué un changement radical de la situation et a fait apparaître les premières possibilités d’une offensive révolutionnaire.» (4)
Pierre Broué explique quant à lui qu’«il faudra du temps, beaucoup de temps, pour que les masses, après la politique étroitement sectaire de la ‘troisième période’ et de la dénonciation du ‘social-fascisme’, dont elles sont enfin libérées, commencent à découvrir que la nouvelle politique est tout simplement l’ancienne retournée, le revers opportuniste de l’ancienne politique sectaire.» (5)
Rompant d’avec son sectarisme antérieur, paré du prestige et de l’autorité de la révolution russe -non négligeable dans cette période pré-révolutionnaire- et jouant habilement de ses moyens matériels considérables, le PCE va ainsi réussir à poser ses griffes sur les jeunesses socialistes. En attirant vers eux l’aile gauche du Parti Socialiste, les staliniens obtiennent de cette manière, en avril 1936, la fusion entre la minuscule Jeunesse Communiste et la puissante organisation de la Jeunesse Socialiste, donnant naissance à la J.S.U. (=Jeunesse Socialiste Unifiée) qui échappe rapidement à l’autorité du PSOE et constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. En Catalogne, le PCE et le PSOE fusionnent carrément pour former le P.S.U.C. (=Parti Socialiste Unifié de Catalogne) qui adhère, dès sa fondation, à la 3ème Internationale. De plus, le virage politique de 1935 et les circonstances particulières de l’époque, prémices d’une guerre civile, redonnent au «communisme» un visage attractif auquel cèderont, au moins dans un premier temps, bien des libertaires endurcis. La «renaissance» du PC espagnol se révélera alors, aux mains de l’Internationale stalinisée, un puissant instrument de sabotage et de division…
Références:
(1) «Trotsky», de Pierre Broué, chap.57 «L’anti-modèle d’Espagne», p.883
(2) «Révolution et contre-révolution en Espagne», de Felix Morrow, p.
(3) «Trotsky», de Pierre Broué, chap.57 «L’anti-modèle d’Espagne», p.883
(4) «La révolution espagnole et les dangers qui la menacent», dans «La révolution permanente», de Léon Trotsky, p.315-316
(5) «Histoire de l’Internationale Communiste», de Pierre Broué, 3ème partie : «De l’activité politique à l’activité policière», p.597
(6) «Questions de la 4ème Internationale», de Barta