Titre cinquième: La lutte de classes

 

145. Est-ce que aujourd’hui il existe encore quelque chose de tel que “la classe ouvrière”? Ta manière de parler me paraît vieillie, on est plus au 19ième siècle.

Je pense que les gens qui font ce genre de remarques vivent eux-mêmes encore trop dans le 19ème siècle. Ils pensent à des figures souillées de suie, qui s’en vont tous les matins au travail, les poings serrés de rage dans leurs poches, en passant devant les maisons de maître de leurs patrons. Et le jour où le verre est plein ils décident de se révolter. D’abord ils cassent tout, ensuite ils construisent des barricades dans la rue. Une représentation désespérément simpliste… Les personnes qui pensent ainsi commettent l’erreur qu’ils reprochent aux marxistes: le romantisme social.

146. Qu’est-ce que la classe ouvrière pour toi ?

La classe ouvrière est constituée de tous ceux qui sont d’une manière ou d’une autre dépendants d’un salaire pour leur entretien vital: ouvriers en col blanc, ouvriers en bleu de travail, leurs enfants, leur partenaire travaillant à la maison, les ouvriers pensionnés, les ouvriers au chômage… Que l’ouvrier gagne 1.000 ou 10.000 euro’s par mois ne change rien à l’affaire. Quelqu’un qui accomplit ou est dépendant (à l’un ou l’autre moment dans sa vie) d’un travail salarié est un prolétaire, qu’il le veuille ou non.

147. Mais la classe ouvrière n’est-elle pas composée de façon plus hétéroclite qu’au 19ème siècle ? Je veux dire : est-il encore possible de placer les différents métiers sur un dénominateur commun ?

C’était justement bien plus compliqué avant, alors la classe ouvrière était encore bien plus divisée qu’aujourd’hui. Prends par exemple les tisserands anglais au début de la révolution industrielle. Ces personnes étaient avant l’introduction des métiers mécaniques des messieurs distingués, qui posaient un regard de profond mépris sur les ouvriers journaliers et les misérables travailleurs des filatures. Les tisserands cousaient même des pièces d’or dans leurs vêtements pour montrer leur richesse. Ils défendaient l’entrée à leurs organisations et même à leurs cafés à toute personne qui n’exerçait pas le même métier… C’est le capitalisme justement qui a brutalement aplani les oppositions entre les ouvriers, et qui les aplanit encore. Prenons par exemple les fonctionnaires. Comme j’ai dit plus tôt, les employés de bureau jouissaient jadis d’une plus grande reconnaissance que les ouvriers manuels. De tels employés n’auraient jamais voulu se mélanger avec les ouvriers aux ongles noirs. À présent certains fonctionnaires, tels que les employés de la poste, des chemins de fer, de certains ministères… font partie de la couche la plus militante du mouvement ouvrier. J’ignore s’il s’agit là d’un symptôme de notre époque, mais par exemple le fondateur de l’Internationale, Ted Grant, était un facteur sud-africain. Depuis longtemps nos dirigeants politiques ne sont plus essentiellement des étudiants ou des intellectuels, mais des ouvriers instruits politiquement. Tu connais mes préférences subjectives pour les traditions politiques des ouvriers français. Et bien les ciseleurs de métal parisiens du milieu du 19ème siècle n’avaient que du mépris pour les “éléments turbulents et révoltés” qui soutenaient le communiste Blanqui.

Les ciseleurs de métal soutenaient en grand nombre le réformisme nunuche du petit bourgeois Proudhon. Leur chef, le proudhonien Tolain, fut même exclu de la première Internationale en 1871 parce qu’il s’était opposé à la commune de Paris. Aujourd’hui plus personne ne s’étonnerait de voir marcher côte à côte un programmeur informaticien flamand et un ouvrier métallurgiste wallon lors d’une manifestation syndicale.

148. Tu ne peux tout de même pas nier que certaines catégories d’ouvriers regardent de haut les ouvriers moins fortunés. Tu ne vas pas me dire qu’une hôtesse de l’air de Brussels Airlines distinguée et un peu maniérée va tomber dans les bras d’un(e) postier(ère) au franc parler par esprit de solidarité et de “conscience de classe” ?

Mais voilà que tu l’expliques toi-même : il existe des différences culturelles. Malheureusement pour ton raisonnement l’histoire sociale ne se préoccupe pour ainsi dire pas des différences culturelles. Tu as compris de nos discussions sur le matérialisme historique que ce sont les différences de propriété qui définissent la lutte sociale. Il est néanmoins correct que dans les périodes de conscience de classe affaiblie, certains ouvriers mépriseront d’autres. Mais les ouvriers autochtones méprisent également les ouvriers allochtones au sein d’un même métier. La concurrence professionnelle est un moyen utilisé par le patronat pour diviser la classe ouvrière au même titre que le racisme ou le sexisme. N’entend-t-on pas plus souvent qu’il y a vingt ans dire que “la femme ferait mieux de travailler à la maison plutôt que de chercher à gagner sa vie indépendamment”?

Si, en effet, tu laissais la bourgeoisie, la presse et les intellectuels de droite mettre à exécution leurs idées, il y aurait de la concurrence sociale à l’intérieur d’un même ménage. C’est une déclaration choquante (en pensant aux régimes fascistes et staliniens) mais le régime capitaliste est le régime le plus totalitaire de toute l’histoire de l’humanité. Il sème la division idéologique et la peur jusque dans la cuisine ou la chambre à coucher ! Il est même si totalitaire qu’il est parvenu à convaincre la majorité des gens qu’ils étaient libres!

149. Mais n’est-ce pas là justement la force du régime capitaliste ? Ne sommes-nous pas des consommateurs satisfaits, bien que manipulés technologiquement, qui avalent tous les articles de journaux et les informations entendues à la télévision sans critiques en échange de quelques miettes (telles que voiture, ordinateur, téléphone portable etc.) ?

Comme au 19ème siècle où le peuple avalait sans broncher toutes les insanités du journal de la paroisse et de la chaire du parti catholique en échange d’un bol de soupe et d’un boudin noir. Jusqu’à un certain point ! Jusqu’au point où les problèmes sociaux devinrent clairs aux yeux de tous. Ce fut alors la fin de la dictature idéologique de monsieur le notaire et monsieur le curé. Les gens se mirent alors à penser par eux-mêmes et à écouter ceux qu’ils traitaient une semaine auparavant de “délinquants sans foi” ou de “socialistes athées”. En ce qui concerne la presse de droite, la Flandre catholique et libérale est (encore aujourd’hui) un bon exemple. Depuis l’absorption de ‘De Morgen’ par les éditions Dupuis il n’existe plus aucun journal de gauche en Flandre. ‘Het Laatste Nieuws’ peut à présent totalement librement diffuser son intox, ses conneries racistes et libérales à travers le monde. Mais plus les informations divulguées seront en contradiction avec les situations de vie réelles des gens, plus ceux-ci vont apprendre à lire les informations de la bourgeoisie au deuxième degré. Prenons la CNN comme exemple à l’échelle internationale. Pendant la première guerre du Golf toute l’Europe gobait sans honte la propagande de guerre de l’impérialisme américain. Mais la vérité a cette habitude gênante de resurgir à la surface à un moment ou un autre. Les ‘frappes chirurgicales’ se sont révélées être la destruction pure et simple de l’économie irakienne. Les sanctions économiques contre le régime de Saddam Hussein se sont révélées être un massacre des civils irakiens (qui en avaient d’ailleurs marre du régime de Saddam). “Le minimum de pertes du côté Ouest” que les américains et leurs alliés européens nous présentaient semblait déjà tout aussi loin de la réalité. Neuf mois après le retour heureux des soldats sont apparus les premiers résultats de ‘cette guerre sans pertes’…. Des centaines, des milliers d’enfants nés sans membres, sans cerveau, atteints de leucémie, de toutes sortes de cancers et malformations. La conséquence de l’utilisation de grenades à l’uranium pour transpercer les chars. De là d’ailleurs le peu d’enthousiasme instinctif des européens à participer à la guerre en Afghanistan. C’est la dure réalité de leur propre vie qui a mis les ouvriers nez à nez avec le caractère mensonger de la propagande de droite. Petit à petit cette propagande creuse sa propre tombe et perd sa crédibilité. Et en même temps la crédibilité de ses dirigeants politiques et des grandes entreprises dans le rôle de “leaders de la nation et du monde”. Laisse-moi l’exprimer ainsi : on pourrait implanter une puce électronique dans le cerveau des ouvriers, tôt ou tard l’histoire trouvera le moyen de surmonter cette pression psychologique également.

150. Tu es assez optimiste !

Mon optimisme n’est pas basé sur l’une ou l’autre croyance naïve mais sur une expérience historique. En histoire ce sont les contradictions sociales qui ont le dernier mot, pas la pression morale des classes dominantes.

151. Mais le mouvement ouvrier du 19ème siècle était tout de même beaucoup plus militant qu’aujourd’hui. Les ouvriers ne sont-ils pas devenus des individus pathétiques et égoïstes à l’esprit fermé ?

De nouveau : le mouvement ouvrier du 19ème et du début du 20ème siècle a accompli de grandes choses. Mais il ne faut pas que tu surestimes les gens de cette époque. Certains recherchaient une solution individuelle à leurs problèmes également en ce temps-là à certaines périodes. Il est vrai que le 19ème siècle a connu ses grandes explosions révolutionnaires (1830, 1848, 1864-1871,…). Mais ces révolutions étaient entrecoupées de périodes où les ouvriers étaient individualistes comme au 20ème siècle. Alors aussi les ouvriers ont trouvé des solutions telles que l’émigration, travailler plus dur, changer de travail, la criminalité, casser des mouvements de grève, se trouver un partenaire fortuné ou trahir ses collègues et cafter chez le patron. Alors aussi les ouvriers cherchèrent l’oubli et la distraction dans l’abus de drogues et d’alcool, et avaient des rapports brutaux avec l’autre sexe, des explosions d’agressivité au café, dans le quartier ou à la maison. Alors aussi ils se ruaient dans les magasins dès qu’un nouveau produit bon marché apparaissait. Alors aussi les ouvriers d’origine étrangère étaient la cible de frustrations et tensions: les ouvriers, les paysans et les petits indépendants juifs n’ont jamais eu la main haute dans le marché du travail; les immigrés irlandais furent accueillis en Angleterre avec bien du mépris et de l’hostilité. Les ouvriers saisonniers ou immigrés flamands ont été longtemps décrit dans les régions industrielles wallonnes comme des criminels indisciplinés, des bandits, une pègre sale et insolente. Compare les articles de journaux de l’époque avec ceux d’aujourd’hui et tu verras les points de concordance.

152. Tu ne vas tout de même pas prétendre que tous les immigrés sont des anges?

Les problèmes de cohabitation, qui souvent sont la conséquence de frustration sociale aussi bien chez les autochtones que chez les immigrés, sont aujourd’hui, comme avant, associés avec la population immigrée tout entière… Diviser pour régner!

153. Je connais pourtant des immigrés qui sont bien mieux lotis que certains ouvriers belges et qui regardent de haut les “belges en bleu de travail”.

Possible. Si tu es placé tout en bas de l’échelle sociale à cause de ton origine ethnique, la tentation est d’autant plus grande de trouver quelqu’un à mépriser de moins bien loti que soi.  Le racisme et les préjugés sociaux sont une lame à double tranchant. Ces immigrés pensent indubitablement : “si je ne peux pas regarder de haut un pauvre diable belge, qui alors ?” Je pense qu’il existe (une petite minorité) d’immigrés qui pensent ainsi. Mais je suis pas sans savoir, par mon expérience syndicale, que les immigrés sont exploités, harcelés et humiliés. Ainsi sont-ils souvent des alliés de grande valeur pour nous. J’ai connu des immigrés au travail qui pensaient que “Adam et Eve avaient sept mètres de haut”, que “Dieu pleurait quand deux personnes du même sexe font l’amour ou qu’une femme “ferait mieux de rester à la maison pour s’occuper de son mari et de ses enfants”. Je les ai toujours patiemment et poliment contredit. Mais parce qu’ils ont compris que j’étais de leur côté, pas en tant qu’immigré, mais en tant qu’ouvrier, ils ont été les socialistes les plus motivés et solidaires qu’on puisse s’imaginer pendant les luttes syndicales. Lorsqu’on m’interroge sur mon ‘patriotisme’ je réponds sans rougir : ‘Je suis un ouvrier socialiste, je n’ai pas de patrie. Si je dois choisir entre un ouvrier belge et un patron étranger, je choisirai l’ouvrier belge. Si je dois choisir entre un patron belge et un ouvrier étranger, je choisirai par contre ce dernier. Les patrons de tous les pays sont mes ennemis, les ouvriers de tous les pays mes camarades. Même l’ouvrier le moins instruit comprend ce que je veux dire.

154. C’est donc ça le fameux “internationalisme” dont vous parlez tout le temps. “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!” N’est-ce pas de l’exaltation sentimentale un peu naïve?

L’internationalisme des marxistes n’est pas pleurnicheur, du genre: “Tous les hommes sont frères.” Le capitalisme est un système mondial. La coopération des travailleurs de différentes nations n’est pas un rêve naïf, mais une nécessité absolue: à cause du caractère mondial du capitalisme.

155. OK, une nécessité. Mais les travailleurs le savent-ils?

Si l’histoire sociale passée et récente a démontré une chose, c’est bien que les travailleurs, aussi opprimés soient-ils, finissent toujours par opter d’eux-mêmes pour une solidarité internationale. À l’époque de la Première Internationale, la majorité des travailleurs européens savaient à peine lire et écrire. Une grande de partie n’étaient jamais sortis de leur ville ou de leur village. Et pourtant, dans les années 1860, la Belgique n’avait pas moins de 65000 adhérents à l’Internationale. Et ne crois pas que la fondation de l’Internationale fut uniquement l’œuvre d’intellectuels de gauche tels que Marx et Engels. La Ière Internationale fut fondée en 1864 par des ouvriers français, polonais et britanniques. Ce ne fut que lorsque la décision de la fondation fut prise que l’on fit appel à la collaboration de révolutionnaires tels que Marx. Lorsque éclata la Première Guerre mondiale en 1914, l’internationalisme de la IIème Internationale tomba à l’eau, à cause des illusions et de l’exaltation guerrière des masses, mais surtout à cause de la trahison nationaliste des dirigeants sociaux-démocrates (qui par exemple approuvèrent au Parlement allemand le budget de guerre allemand). Mais lorsque le mensonge de l’euphorie guerrière bourgeoise fut démasqué par la misère infinie dans les tranchées et à l’arrière, une vague révolutionnaire éclata à partir de 1917 qui se répandit dans toute l’Europe jusqu’en 1921. De même aujourd’hui. Tu te souviens peut-être encore des illusions guerrières au temps de la première Guerre du Golfe. On en a déjà parlé. Eh bien, avec un certain retard, les désillusions à propos de la Guerre du Golfe en Europe ont beaucoup contribué à la méfiance vis-à-vis des dirigeants politiques et économiques. En outre, la Guerre du Golfe est pour une part non négligeable à la base de la fondation du mouvement anti-globalisation actuel, d’un internationalisme nouveau et plus solidaire entre les travailleurs les plus conscients et les jeunes de tous les pays. Si la guerre en Afghanistan ne livre pas rapidement les résultats souhaités, la folie guerrière des travailleurs américains pourrait très bien se transformer en son contraire. Alors Bush, le président le plus populaire de l’histoire des USA, en deviendra le plus haï. Des mouvements se déclencheront comparés auxquels les mouvements de protestations des années 60 seront de la petite bière… les premiers symptômes sont déjà visibles. Tu vois: la dialectique de l’histoire a ses tournants empoisonnés. Et je ne serais pas étonné que les régimes fondamentalistes, qui régentent aujourd’hui les arabes et autres masses musulmanes, soient bientôt également démasqués. Le régime iranien complètement fanatique de ses débuts, a perdu beaucoup de ses dents au cours des années.

156. J’aimerais vraiment savoir quelles sont les forces historiques derrière la naissance du mouvement ouvrier.

Même à l’époque des manufactures, il y eut dès l’origine de l’eau dans le gaz entre les capitalistes et les salariés. Les Anabaptistes, au 16ème siècle, des protestants primitifs-communistes durs et fanatiques, s’adressant surtout aux masses démunies, prêchaient une société où la propriété privée aurait valeur de péché mortel. Hommes et femmes vivaient “en communauté de corps et de biens”. Les Anabaptistes n’hésitèrent pas non plus à prendre les armes contre l’empereur allemand, l’église catholique et la noblesse protestante qui collaborait avec l’empereur. En 1525, l’anabaptiste allemand Thomas Munzer mena une révolte d’ouvriers et paysans contre les exploiteurs féodaux et les usuriers bourgeois. À la même époque, les Anabaptistes prirent le pouvoir à Munster sous la direction de Jan Van Leiden, où ils essayèrent de fonder un “Royaume de Dieu” communiste. Mais la société n’était pas encore mûre pour une prise de pouvoir des paysans et ouvriers les plus pauvres. Les salariés n’étaient pas encore nombreux car la société industrielle n’existait pas encore. Dans les années 1640, l’époque de la Révolution anglaise, sous la conduite du prédicateur radical Gerhard Winstanley, les Diggers, des paysans expulsés et réduits à vendre leur force de travail, occupèrent leurs anciens terrains communaux et les cultivèrent dans un esprit de collectivité et d’égalité sociale. Mais encore une fois: la société de l’époque ne pouvait supporter une prise de pouvoir par les salariés: elle était encore trop primitive et les Diggers furent battus par les troupes du puritain bourgeois Cromwell. Dans la Hollande des 17ème et 18ème siècles on parle abondamment des conflits entre les travailleurs et les patrons (v. e.a. Fernand Braudel, “Civilisation, économie et capitalisme”). Mais le mouvement ouvrier moderne est totalement le produit de la Révolution industrielle. Il y eut une concentration plus rapide que jamais auparavant de la population dans les usines et les villes. Plus vite que jamais auparavant ont évolué les moyens de communication, grâce auxquels une par non négligeable des travailleurs furent arrachés à l’étroitesse de leur vie villageoise et provinciale. Plus vite que jamais auparavant se développa les contacts entre leaders révolutionnaires. À partir de la fin du 18ème siècle, les gens devinrent graduellement de plus en plus conscients de la similitude de leur situation. Mais une fois encore, ça ne se fit pas en un clin d’œil; il subsista pendant des générations des rivalités entre travailleurs de secteurs différents, de nationalités, sexes, formations scolaires différentes… Au début, les ouvriers stressés, qui n’étaient pas habitués au tempo abrutissant de la machine et les artisans et travailleurs à façon ayant perdu leur gagne-pain se tournèrent contre les nouvelles machines: ils les démolissaient ou jetaient leurs sabots dans leurs mécanismes. Destruction de machines et sabotages précèdent toujours des formes d’action plus disciplinées: ce fut le cas en Angleterre, en France et en Belgique dans les années 1800-1850. Ce fut également le cas en Russie durant les années 1860-1880. Et en Belgique encore lorsqu’en 1993 le patron de Colruyt, feu Jo Coltrui, fulminait dans tous les journaux contre les “syndicats fascistes (sic!)” qui n’avaient pas pu empêcher que des travailleurs en grève envahissent les dépôts pour démolir les ordinateurs. Plus tard les travailleurs apprendront à faire la différence entre les machines et leur utilisation par le système. En termes simples: ils ont appris entre-temps que ce n’est pas contre les outils qu’ils doivent se tourner, mais contre leurs propriétaires.

157. Vois-tu encore dans notre 21ème siècle des exemples de ces formes primitives et individuelles de rébellion?

Regarde les vidéos cachées spectaculaires (surtout d’origine américaine) et vois de quelle manière (parfois un peu répugnante) les ouvriers frustrés donnent libre cours à leur hostilité vis-à-vis des patrons: parfois même utilisent-ils des excréments et autres productions corporelles. Je ne recommanderais certainement pas ces formes d’action, mais je ne critiquerais pas de façon unilatérale ces gens, comme le fait la télévision à sensation. Tu peux me déclarer fou, mais je vois dans ces actes (discutables) un travailleur/travailleuse stressé, exploité et mal payé qui se défoule de sa colère contre un système qui l’assujettit à un demi esclavage. Si nous regardons ça dans une perspective historique, la rébellion individuelle de l’ouvrier commence avec le chauffeur qui urine sur la voiture de son patron. Ce n’est pas notre tâche d’attaquer les travailleurs pour leur manifestation répréhensible de protestation. Pour cela, les capitalistes ont des gens et des moyens en suffisance: des contremaîtres et caméras cachées jusqu’à la police et les tribunaux. Notre tâche est de comprendre ces actes et de les expliquer comme une conséquence de la haine du système. Et de montrer à ces travailleurs, avec patience et camaraderie, le chemin vers des formes collectives et disciplinées de résistance.

158. Mais beaucoup de travailleurs l’ont déjà bien compris.

Exactement. Le grand courant de la résistance des travailleurs a une expérience de plusieurs générations de l’action organisée: dans les syndicats et les partis. Partout dans le monde, le mouvement ouvrier organisé compte des centaines de millions de membres et de sympathisants. Mais il n’est pas exclu que des déchaînements incontrôlés de colère et de sabotage gagnent à nouveau du terrain: à cause du manque d’une direction ouvrière sérieuse prête à entamer le combat contre les disfonctionnements du système.

Vu dans une perspective mondiale et historique, l’action organisée des salariés est toutefois un acquis durable qui ne sera jamais complètement détruit.

159. Pour quand est la révolution?

Prévoir ce genre d’événement ou vagues d’événements à une année près est toujours risqué. Le marxisme est très fort pour prévoir et reconnaître les tendances générales. Mais aucune science sociale ne peut prévoir des événements singuliers au jour près. Une chose est sûre: de plus en plus de gens commencent à trouver insupportable la situation présente, et c’est la condition principale pour des changements sociaux et politiques majeurs. Dans certains pays, comme en Argentine, les premiers coups d’une nouvelle phase historique mondiale de révolution (et contre-révolution) ont déjà été donnés. Mais le manque actuel, entre autres, de direction, le traumatisme du stalinisme et la confusion qui découla de la victoire du capitalisme dans les années nonante ont fait en sorte que les événements ne se déroulent pas seulement de façon très disséminée dans le temps, mais que le processus est particulièrement étendu. Les processus semblent manifestement se dérouler de façon très inégale dans l’espace. On dirait que les différents secteurs de l’économie et de la politique mondiales prennent calmement leur temps pour entrer en agonie et attendent “chacun son tour”. Au milieu des années nonante, les tigres asiatiques entrèrent en crise, avec pour conséquence une énorme renaissance des mouvements ouvriers et en Indonésie la chute d’une dictature vieille de trente ans, celle de Souharto. Depuis quelques années, la crise a également atteint l’Amérique latine, et récemment, imprimé son sceau catastrophique sur l’Argentine, où s’effondra toute la vie publique.

La “crise de confiance” de la population d’Occident dans la politique établie a conduit plusieurs fois, ces dernières années, à des mouvements de masse qui ont sérieusement ébranlé la stabilité des gouvernements bourgeois. Mais ce n’est que peu de chose comparé à la situation où les frustrations internes viennent à la surface et reçoivent une expression plus consciente dans des mouvements de masse organisés qui consciemment visent à faire tomber des gouvernements. Personne ne peut prévoir précisément à quel moment ce stade sera arrivé en Europe ou aux USA…mais une chose est sûre…les révolutions dans le Tiers-Monde en sont un présage. Nous ne serons pas vieux lorsque notre génération sera à son tour témoin d’une de ces grandes vagues de bouleversements qui secoue périodiquement l’histoire pour la purger des institutions et pensées donc l’existence historique est dépassée.

160. Ceci est-il un exposé complet du marxisme?

Certainement pas. J’ai encore laissé quantité d’aspects de côté. Notre attitude vis-à-vis des révolutions dans les anciennes colonies; la question des nationalités; beaucoup de questions des sciences économiques où le marxisme a permis des grandes percées; l’attitude du marxisme vis-à-vis des toutes nouvelles découvertes de la science…il n’y a aucun sujet que les marxistes n’aient étudié ou discuté de l’une ou l’autre manière. Trotski, au début du 20ème siècle disait: le socialisme parle toutes les langues de l’humanité civilisée. Mais j’espère que ce question-réponse sera un bon début, une bonne amorce pour des discussions et/ou études futures, et que nous garderons toujours en tête cette phrase:

 

“Une once de pratique est égale à une tonne de théorie.”

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(Lénine)

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