Titre deuxième: matérialisme et dialectique: la méthode du marxisme

17. Pourquoi appelez-vous le marxisme aussi « socialisme scientifique »?

Karl Marx et Friedrich Engels (1820-1895) n’étaient pas les premiers socialistes révolutionnaires. Ils n’étaient pas les premiers socialistes tout court. Ils travaillaient surtout sur les traces des grands réformateurs de la société et des révolutionnaires de la fin du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième siècle.

    • Les socialistes utopiques étaient des gens qui faisaient surtout appel à la ‘bonne volonté’ des nouveaux industriels. Des personnes telles que Robert Owen, Charles Fourier, St. Simon, Louis Blanc etc. ont développé dans tous les détails un nouveau modèle de société, et ils étaient convaincus que les éléments les plus humains de la bourgeoisie l’adopteraient et transformeraient la société selon ce modèle. Ce fut évidemment une déception. Dans le meilleur des cas on admirait leur attitude pleine d’humanité dans des salons chics, mais dans d’autres cas, leurs confrères les ressentant comme une menace, et ils furent écartés, et, comme Marc Owen, isolés socialement.

  • Les utopistes communistes ont conclu aux environs de 1830, que les Communes financées par l’état bourgeois, Phalanstères (Fourier), lieux de travail ou Ateliers Nationaux (Blanc), étaient voués à l’échec. Les communistes utopistes recherchèrent donc le soutien direct des ouvriers. Seule la lutte politique et sociale du mouvement ouvrier pourrait apporter des solutions aux problèmes de la société.

18. Il n’y avait donc pas beaucoup de différences entre les idées de Marx et celles des communistes utopistes?

Marx était d’accord (après son passage du mouvement radical libéral de gauche au communisme en 1843-1844) que la libération des ouvriers salariés devait être effectuée par les travailleurs eux-mêmes. Mais il avait des idées divergentes concernant la manière dont les communistes utopistes voyaient la lutte des classes et la révolution. Le français Louis Auguste Blanqui (1808-1881) pensait qu’un coup d’état, un putsch, mis sur pied par une petite minorité bien organisée était suffisant pour déclencher la révolution. En 1839 il mit cela en pratique avec une petite centaine de ses camarades. Mais une révolution ne peut pas être menée par-dessus la tête des gens, sans la participation active des masses. En un rien de temps les forces de l’ordre françaises avaient la situation sous contrôle et Blanqui fut mis derrière les barreaux. Le tailleur allemand Wilhelm Weitling (1808-1871) de son côté rejetait toute analyse scientifique de l’économie et de la politique et ne jurait que par un soulèvement populaire spontané, non-organisé et armé (pillage et extermination des classes dominantes à la clé). Marx appréciait le livre de Weitling « Garanties pour l’harmonie et la liberté » pour ce qui concerne l’importance d’un mouvement de masse, mais rejetait l’approche brutale et non-scientifique de Weitling, un courant qu’il appelait « le communisme égalitaire brut« . En 1846 leur rencontre à Bruxelles se termina sur une violente dispute: Marx s’écria à un moment « l’ignorance n’a jamais servi personne », sur quoi leur collaboration se termina définitivement.

19. Comment les marxistes voient-ils la lutte de classe?

Au départ, les ouvriers cherchent surtout des solutions individuelles. Ils essayent de tirer leur plan (et certains y arrivent avec succès). Pour se protéger contre l’individualisation de la société moderne ils fondent une famille. Dans l’espoir d’avoir une vie meilleure ils travaillent des heures supplémentaires, font du travail en noir, cherchent un métier mieux payé ou tout simplement: volent. Certains essayent de devenir capitaliste en mettant leur argent dans des actions. Pour oublier leurs problèmes et casser la monotonie de leur vie, beaucoup boivent un coup de trop ou prennent des drogues. Certains essayent de se montrer sous un bon jour auprès de leur patron en dénonçant leurs collègues. Des ouvrières jeunes et attirantes tâchent de se dégotter un mari fortuné. Mais tôt ou tard ils en auront marre de travailler toujours plus, de chercher un emploi ou une vie de famille meilleure. Ils auront tout bu, tout sniffé, tout avalé, tout cafté. Tôt ou tard une crise de la bourse ou un scandale d’entreprise (par exemple Lernout et Hauspie) mettra fin à leurs rêves de devenir riches en spéculant en Bourse. Les maris fortunés ne tombent pas du ciel non plus…

Pour résumer ceci scientifiquement: tôt ou tard les solutions individuelles à leurs problèmes seront épuisées. Par exemple quand leur entreprise aura des difficultés et que c’est leur emploi qui sera en jeu; Ou quand ils avaleront de travers la quantième mesure d’augmentation des impôts du gouvernement bourgeois. Ou encore le jour où ils se trouveront trop mal payés et traités de manière irrespectueuse par leur patron. Alors seulement ils vont commencer à chercher une solution collective. Ils quittent alors la sphère de l’individualisme pour atterrir dans le monde des grèves, des manifestations, des boycotts… La conscience de classe n’est rien d’autre que l’intérêt collectif bien compris. La conscience qu’il vaut mieux coopérer que de cafouiller individuellement. Les grèves et les actions sont un apprentissage préparatoire aux combats politiques plus fondamentaux du futur. Les jeunes et les ouvriers développent leur conscience de l’intérêt collectif dans la lutte ainsi qu’une plus grande confiance en soi. Après un certain temps (car ils ont eu des hauts et des bas) ils deviennent de plus en plus radicaux et politisés. Jusqu’à-ce que les plus conscients et combatifs d’entre eux commencent à penser dans le sens d’une autre société…

20. Quel est le rapport entre ceci et la méthode scientifique du marxisme?

Le (vrai) marxisme ne cherche pas à simplifier les choses comme le font la plupart des groupes d’extrême gauche. Il ne s’agit pas d’une doctrine d’église irréprochable et immuable dans le temps. Le marxisme se base sur l’expérience quotidienne des gens, sur la réalité sociale. Il développe ses idées dans la discussion, en communiquant avec les jeunes et les ouvriers. Cela, le marxisme le fait avec une méthode déterminée et une certaine connaissance de l’histoire à l’esprit. Cette méthode a deux caractéristiques: le matérialisme et la dialectique.

21. Comment? Vous êtes des matérialistes? Vous m’avez pourtant semblé être assez idéalistes.

Dans la philosophie et la science, le matérialisme a une tout autre signification que dans le langage parlé où un matérialiste est quelqu’un de superficiel, assoiffé de gains et obsédé par son enrichissement personnel. Un idéaliste est alors une personne désintéressée qui fait passer des buts bien plus louables avant son propre profit. Les marxistes entendent par ces termes quelque chose de tout à fait différent…

22. Alors quoi?

Selon la philosophie matérialiste, l’univers est entièrement constitué et déterminé par la matière. Aucun esprit divin ne se cache derrière les phénomènes matériels. La matière s’organise et se meut d’elle-même, sans l’intervention d’un Dieu ou de quelque chose d’extérieur à celle-ci. Jadis, dans un stade encore primitif de la science beaucoup de gens croyaient en la présence de forces surnaturelles et mystiques. Mais dans la plupart des pays civilisés modernes, on ne doit pas avoir peur d’être ouvertement matérialiste ou athée; de croire en une existence autonome de la matière. Le matérialisme semble être la seule vision du monde qui coïncide avec les résultats de la science moderne.

23. D’accord en ce qui concerne la nature, mais vous vous occupez surtout de la société non? Alors que signifie le marxisme dans ce contexte?<^> La société fait partie de la nature. Elle est composée d’êtres terrestres avec en première instance des besoins terrestres. La société est à la base une forme de solidarité entre les hommes pour pouvoir survivre. Les gens doivent pouvoir vivre avant de pratiquer la philosophie, la science, la religion ou des hobbies. Ils doivent avoir mangé et bu, avoir un toit au-dessus de leur tête et disposer des outils pour satisfaire à leurs besoins. La société est donc essentiellement basée sur la production de vie immédiate, sur les moyens de subsistance matériels. La politique n’est à son tour rien d’autre que la lutte entre différents groupes de la société qui défendent leurs propres avantages matériels. Les dirigeants du parti catholique peuvent prétendre autant qu’ils veulent qu’ils recherchent « le relèvement moral de la population’. En réalité ce parti est un parti parmi d’autres défendant les privilèges des industriels et commerçants, de la bourgeoisie, des grands actionnaires. Cette classe de la population vise surtout à faire du gros profit. Les travailleurs salariés de leur côté ont besoin d’une vie décente, de soins de santé abordables, un standard de vie élevé, une bonne éducation pour leurs enfants, des possibilités d’épanouissement récréatif, suffisamment de temps libre pour se sentir un être humain… Les marxistes regardent en premier lieu les besoins matériels que défend l’une ou l’autre classe, ou groupe. N’est-ce pas un regard réaliste sur le monde?

24. Marx et Engels étaient-t-ils les premiers matérialistes?

Non. Le conflit entre le matérialisme et l’idéalisme a été un fil rouge tout au long de l’histoire de la pensée, et de la philosophie en particulier. La conscience humaine est spontanément matérialiste, se souciant d’abord des besoins matériels. On constate chez de nombreuses tribus vivant dans la nature que les hommes recherchent des esprits, des forces mystiques et des idées derrière la réalité concrète et visible du monde. Dans l’antiquité des penseurs tels que Platon (quatrième siècle av. J.C.) pensaient que le monde était ordonné par des formes abstraites. Selon Platon, les objets matériels étaient les représentations imparfaites des idées et des formes abstraites d’un monde supérieur et parfait. C’était en relation avec le développement de la géométrie, qui est l’étude des rapports parfaits, des distances et des formes symétriques mathématiques parfaites. Mais à l’opposé des idéalistes tels que Platon, Socrate et Aristote se trouvaient déjà les premiers matérialistes. Leucippe, Démocrite et plus tard Epicure pensaient que le monde était composé de petites particules, les ‘atomoi’, qui se liaient spontanément pour former la matière. Les ecclésiastiques se demandaient au Moyen Âge si les principes abstraits ont précédé la matière (idéalisme) ou si ceux-ci sont la synthèse (postérieure) de la matière observée (matérialisme).

25. Je vois qu’il y a autant d’arguments en faveur de l’idéalisme qu’en faveur du matérialisme. Pourquoi alors êtes-vous des matérialistes convaincus?

Le conflit entre l’idéalisme et le matérialisme fut longtemps insoluble, mais la naissance des sciences naturelles au seizième siècle y ont mis fin. Ces sciences font la description la plus rigoureuse des phénomènes naturels. Elles n’ont pas besoin de faire appel aux explications religieuses ou mystiques. Les sciences naturelles se contentent d’observer le comportement de la matière et de traduire ces observations méthodiques dans des formules scientifiques, parfois mathématiques. Il n’y a pas de place ici pour un Dieu, un esprit divin ou quelque principe spirituel abstrait. Le matérialisme est la vision du monde la mieux conciliable avec les progrès de la science moderne.

26. Les fondateurs des sciences naturelles étaient-t-ils donc tous des matérialistes?

Non, Galilée (1564-1642), un des tous grands physiciens, était cependant un idéaliste. Il fut tellement impressionné par la possibilité de décrire la nature au moyen des mathématiques, qu’il était persuadé que l’ensemble des formes matérielles était solidaire d’autant de formules mathématiques. Pour lui les mathématiques n’étaient pas seulement un moyen de décrire les phénomènes naturels fiables, mais elles dominaient véritablement tout le cosmos. Isaac Newton (1642-1727) était aussi superstitieux que grand scientifique. Malgré son œuvre scientifique il croyait aux sorcières et aux esprits. Alchimiste, il pratiquait tous les préjugés non-scientifiques typiques pour l’alchimie du Moyen Âge. Mais ce n’était qu’une maladie de jeunesse de la science.

Le français Pierre Gassendi (1592-1655) par exemple était un matérialiste accompli. Il reprit l’atomisme d’Epicure, les ‘atomoi’, une approche matérialiste de la science. Diderot, La Mettrie, Helvétius, Holbach et Laplace, les grands philosophes et scientifiques de la France du dix-huitième siècle, étaient déjà entièrement gagnés par l’incontournable matérialisme athée. Quand Napoléon demanda à Laplace où se trouvait Dieu dans ses recherches, celui-ci lui répondit: « je n’avais pas besoin de cette hypothèse« . Les penseurs Francis Bacon (1561-1626) et Thomas Hobbes (1588-1679) avaient en Angleterre, un siècle plus tôt, au même moment que Gassendi, mis la pensée sur la voie du matérialisme.

27. OK… Mais vous ne pouvez quand même pas sous-estimer l’importance des idées, de la pensée humaine et de l’esprit humain?

Certainement pas. L’esprit humain existe, mais il s’agit d’un processus matériel. La science a démontré que les processus de l’esprit sont purement des évènements électrochimiques, que l’esprit humain fait partie du corps. On ignore encore bien des choses sur le cerveau humain, mais ce qu’on sait, est uniquement basé sur des choses matérielles. Il n’y a pas d’âme immatérielle. L’esprit humain est simplement la forme la plus complexe (à ce jour) de processus matériels. Dans l’esprit humain, n’existent aucune autre forme de matière et aucun autre procédé que l’on ne trouve dans le reste de la nature. La combinaison spécifique de ces processus rend son caractère unique à l’esprit humain. Les idées ne sont en réalité rien d’autres que les représentations simplifiées du monde matériel tel qu’on l’observe.

28. Je peux m’imaginer que certaines personnes attrapent de l’urticaire quand elles apprennent que leur esprit aussi est mortel.

En effet. Mais tu peux le voir ainsi; de nombreuses personnes ont besoin de croire en une vie après la mort parce qu’elles ne sont pas 100% satisfaites de leur vie actuelle. C’est pour cette raison qu’ils cherchent consolation dans la croyance que leur esprit ou âme continue à vivre après la mort de leur corps. Cette désolation est en rapport avec la pression que la société exerce sur eux; exploitation sur le lieu de travail, manque de temps libre pour l’épanouissement personnel, usages artificiels, toujours devoir obéir à l’autorité au-dessus de soi, en tant que femme devoir écouter les hommes et souvent en être dépendante, une existence précaire et la pauvreté, tous les jours trimer dur sans bien savoir pourquoi, cette impression de perdre son temps, aussi bien pendant le travail que durant le temps libre… En résumé: l’impression constante de n’avoir que très peu à dire concernant sa propre vie… L’idée de repartir à zéro après la mort en est d’autant plus attrayante… De nombreuses sectes et religions utilisent habilement cela.

29. Je ne pensais pas que les marxistes s’occupaient aussi de psychologie.

Alors tu as tort. Les sentiments que j’ai décris ci-dessus, le tout jeune Marx (1844) les avaient déjà désignés sous le terme aliénation. L’aliénation est l’état d’esprit type sous un régime capitaliste. C’est le principal terme psychologique dans le marxisme.

30. Qu’est-ce que l’aliénation?

L’aliénation est le phénomène où un événement humain normal commence à s’opposer à l’homme tel une puissance étrangère, voir même hostile.

31. OK, maintenant tu parles chinois!

Prends par exemple la sexualité. Cela devrait être pour chacun l’expression libérée de son appétit de vivre, l’échange désintéressé de frémissements de plaisir, au terme duquel on éprouve de la satisfaction soi-même. Cette émotion est de nature libre et sociale, et peut difficilement se traduire en normes. Et qu’est-ce que la société de classes en a fait? Deux extrêmes: ou bien quelque chose qui doit être a tout prix réglementé (la vieille tradition religieuse), ou alors, sous une lumière platement commerciale, quelque chose qui pousse à ne penser qu’à soi-même (la tradition commerciale moderne), et pour les hommes un moyen d’agrandir leur prestige (élément présent dans les deux traditions). Mais dans les deux cas la sexualité normale et naturelle se heurte à celle que façonne la société. Dans les deux cas nous sommes aliénés par rapport à notre sexualité. Celui qui ose dire que la sexualité n’est plus un tabou ne sait pas de quoi il ou elle parle. Les seules choses qui ne sont plus des tabous ce sont les chambres d’hôtels chics, les voitures de sport luxueuses, les gadgets en plastic et les rapports brutaux, oppresseurs et égoïstes entre les hommes et les femmes. Les peuples anciens (même ceux dont la morale était stricte) considéraient le corps avec bien plus de créativité. Il suffit de considérer le Kama Soutra. Il est inévitable qu’au sein de notre société prolifèrent des atrocités telles que la violence sexuelle, l’inceste ou la pédophilie et que la prostitution soit florissante.

32. Ceci est un exemple. Mais d’où vient l’aliénation et qu’est-ce que l’aliénation a à voir avec le matérialisme?

Marx n’est pas le premier philosophe à employer le terme aliénation. Mais il est le premier à avoir extrait le concept des conditions de vie matérielles des hommes, de leur existence réelle. En 1844 il décrit dans ces ‘Manuscrits philosophiques et économiques’ les causes de l’aliénation comme suit: Dans l’économie capitaliste l’ouvrier est séparé des moyens mis en œuvre et du produit de son travail. Le chasseur primitif subvient aux besoins de lui-même et de ses compagnons de tribu avec ses propres outils et il prend part aux décisions concernant l’organisation du travail. Le paysan primitif travaille la terre avec ses outils à lui. Mais l’esclave de l’Antiquité n’a pas un mot à dire sur sa vie. L’esclavage l’a réduit à un outil. Aussi n’est-t-il pas très motivé à être créatif avec ses outils ni à en prendre soin. S’il est réduit à un outil parlant, il fera sentir à ses outils qu’il est un être humain. Il les détruit, il maltraite les animaux de trait et échappe au travail dès que le fouet du maître est hors de portée. Quelque chose de semblable est en train de se passer avec les travailleurs modernes. Le travailleur salarié vend son travail pour de l’argent. Mais dès qu’il ou elle pénètre sur son lieu de travail, sa liberté prend automatiquement fin. Il ou elle n’a pas de pouvoir réel sur la production de son travail, parce que les machines et les outils avec lesquels il ou elle travaille ne sont jamais sa propriété. Et indépendamment de primes pour une hausse de production, le travailleur essayera régulièrement d’échapper à son travail. Par exemple en profitant d’un moment non surveillé pour aller dans un coin fumer une cigarette, discuter un peu ou flirter avec un collègue, (les patrons savent bien pourquoi ils mettent des caméras dans les sanitaires et les ascenseurs de service). Le travail est de nature quelque chose que les gens devraient aimer faire: je n’ai jamais dû obliger mon père à travailler dans son jardin ou à réparer un lampe dans la maison. Le travail fait partie de la nature humaine. Mais le capitalisme en a fait un processus qui est hostile envers les hommes. Une petite blague qui circule parmi les ouvriers: que doit-on faire si on a envie de travailler?… Se mettre dans un coin et attendre que ça passe.

33. Ok, ça c’est l’aliénation dans le monde du travail, mais quel est le rapport avec l’aliénation dans le reste de la vie?

Les gens en parlant de leur travail emploient fréquemment l’expression « mettre son intelligence au point mort ». Les marxistes expriment cela autrement. Le travail est une activité humaine. Mais la société capitaliste en a fait une activité monotone et animale. De sorte que l’homme se sent un animal en effectuant une activité humaine. Il ne se sent humain que dans ses activités animales, quand il mange, quand il glande tranquillement à la maison, quand il fait l’amour, quand il regarde un spectacle, quand il boit un coup avec des amis ou qu’il papote gaiement ou qu’il joue… Tu vois: toutes les caractéristiques du psychisme des ouvriers (et aussi dans une certaine mesure des autres classes) trouvent leur source dans l’aliénation au sein du travail. D’un sentiment malveillant à de mauvaises habitudes, des dépressions, des problèmes relationnels, des troubles mentaux graves allant jusqu’au suicide. Marx était peut-être d’une origine et d’un statut social bourgeois intellectuel, mais il est le premier bourgeois intellectuel qui a compris la vie quotidienne du peuple.

34. Y a-t-il aussi une aliénation de la nature?

Certainement. On n’a plus le sentiment de faire partie de la nature car on se sent des outils de travails dépersonnalisés. Donc que faisons-nous avec nos enfants? Nous allons regarder la nature. Une vache, un cheval de trait, quelques arbres, un buisson, un rare hérisson ou un faisan sauvage, c’est déjà suffisant. Après notre travail (ou du moins ceux qui peuvent se le permettre et qui ont encore l’énergie pour le faire), nous nous précipitons pour travailler au jardin et faire des petits travaux. Si ce n’est pas notre propre jardin, ce sera celui d’un membre de la famille ou d’un ami. Ceux qui ont l’argent partent même chasser. Le capitalisme nous a apporté toutes sortes de techniques et de choses intéressantes. Mais il a aussi détruit beaucoup de ce qui faisaient de nous des êtres humains… Voilà le prix que les gens ont payé pour le progrès technologique.

35. Etes-vous alors contre le progrès technologique?

Non. Sûrement pas. Il s’agit d’arracher aux mains d’une poignée de magnats tyranniques les éléments qui ont provoqué ce progrès (la technologie, l’industrie, la science…). Alors seulement l’homme pourra se retrouver… Et mener une vie heureuse et enrichissante.

36. Joliment dit, mais ce que tu prêches est le plus irréaliste des rêves, une utopie.

Nous n’avons pas encore clos la discussion, mais disons pour résumer l’idéalisme et le matérialisme: l’idéaliste raisonne de l’esprit vers la réalité, le matérialisme raisonne de la réalité observée vers l’esprit.

37. Tu parlais aussi de dialectique, peux-tu m’expliquer en quelques mots de quoi il s’agit?

Oui. La dialectique est le raisonnement logique typique employé par les marxistes pour analyser un problème, et formuler des hypothèses. La logique dialectique se base sur le principe que tout a un envers (sa propre négation), et comprend les deux côtés (ou contradictions) comme faisant partie d’une même réalité.

38. Mais la logique n’est elle pas d’essence hostile aux paradoxes? Quelque chose peut tout de même difficilement être vrai et en même temps faux. N’oublie pas que la logique classique est une science extrêmement développée, qui approche l’exactitude des mathématiques

Tu parles de la logique formelle et classique. Elle n’est pas si exacte que cela, la coexistence de systèmes contradictoires le prouve.

39. OK. Il existe peut-être des contradictions, mais celles-ci existent aussi dans les sciences naturelles. Einstein, par exemple, n’était absolument pas d’accord avec les fondateurs de la mécanique quantique. Pourtant les deux points de vue sont exploités par la science moderne. Et tous les systèmes de la logique classique ont quand même un point commun: le rejet des contraires: ou A est vrai, ou A n’est pas vrai.

Oui. Mais la logique classique oublie que la réalité est constamment en mouvement, que toutes les actions dans la nature et tous les phénomènes de la société humaine tôt ou tard se transformeront en leur contraire. Je donne le même exemple que Trotski dans son ‘In Defence of Marxism’. Tout le monde sait qu’une certaine quantité de sel donne du goût à la soupe. Les papilles gustatives de l’homme réagissent avec satisfaction à cette quantité de sel. Mais si tu continues à ajouter du sel, les papilles (en fait le système nerveux central) vont protester à partir d’un certain moment. Puis la soupe deviendra immangeable. A cet instant précis le sentiment de satisfaction est devenu son opposé. La transformation, de quantitative est devenue qualitative. La première pincée de sel (première quantité) se goûte à peine. La deuxième et la troisième sont agréables (deuxième quantité), mais la sixième pincée de sel est fatale. Elles créent un renversement qualitatif.

40. N’est-ce pas un exemple un peu trop simpliste?

Ce genre de transformation de la quantité en qualité se retrouve partout dans la nature. La conversion de changements quantitativement mesurables en changements qualitatifs est un des mouvements de base dans la dynamique de la nature. Par exemple: la matière composée se trouve dans la nature sous trois différents états qualitatifs: l’état gazeux, l’état liquide et l’état solide. La glace qui est réchauffée (le mouvement des molécules s’accélère), va passer de l’état solide, défini par des molécules vibrantes stationnaires, à l’état liquide, défini par des molécules en mouvement les unes par rapport aux autres au lieu de vibrer sur place.. (température plus élevée = mouvement plus rapide des molécules). La glace devient de l’eau. Premier changement d’état = première variation quantitative (accélération) devenue transformation qualitative (solide – liquide). Si on continue à augmenter la température de l’eau (les molécules continuent à accélérer), on observe une transformation progressive (aspect quantitatif) de l’eau en gaz (aspect qualitatif). Dans la vapeur d’eau, les molécules ‘ »volent librement ». Pour la deuxième fois la matière a subit un changement d’état. Le liquide est devenu gaz. Deuxième métamorphose de la quantité en qualité. Analyse donc tous les processus que tu connais. Tu verras que tu ne peux pas échapper à la loi de la quantité et de la qualité. Tu vois aussi que deux éléments opposés coexistent à un certain moment. Le liquide et le gaz, qui sont pourtant deux états très différents, contradictoires, coexistent durant la période de réchauffement. Il n’y a pas A ou pas-A. Il y a A et pas-A !

41. Et appliqué sur le monde des plantes et des animaux?

On voit que, mis à part quelques doctrines religieuses arriérées, tout le monde croit en la théorie de l’évolution. On part d’une certaine forme de vie. Celle-ci utilise les ressources naturelles à sa portée pour survivre et se reproduire. Mais à un certain moment, ces ressources sont épuisées, parce que l’espèce est trop nombreuse, ou que le milieu naturel se modifie. L’espèce a de plus en plus de mal à survivre. Mais les lois de la nature font qu’un individu n’est jamais identique à un autre. Les individus ont des différences au niveau génétique. Tôt ou tard une variation génétique intervient et ce mutant, grâce à certaines caractéristiques dues au hasard de l’évolution, pourra survivre (et se reproduire) plus facilement que ses congénères. Les descendants de ce mutant qui développeront de plus en plus (quantitatif) cette caractéristique se reproduiront plus facilement. Jusqu’à ce que ce groupe de mutants soit tellement répandu dans l’espèce que naît une nouvelle espèce: transformation qualitative. La lutte pour la survie n’est rien d’autre que l’accélération de ce processus. Tout comme des révolutions sont des moments d’accélérations des changements progressifs de la société.

42. Je commence à avoir un peu mal à la tête; pour simplifier les choses, est-ce que tu pourrais résumer les règles de la logique dialectique en quelques principes? J’ai toujours appris que la logique dialectique fonctionnait avec une thèse, une antithèse et une synthèse.

Employer les trois phases de la logique dialectique – thèse, antithèse et synthèse – comme un schéma préconçu, un passe-partout, est justement anti-dialectique. Ce n’est pas la manière dont le vrai philosophe dialecticien développe ses idées. Si ma mémoire est bonne, Marx a employé ce schéma uniquement pour illustrer la dialectique. C’est une façon d’analyser un raisonnement dialectique existant. Celui qui utilise ce schéma de manière trop stricte et concertée risque de tomber dans les erreurs qu’il reproche justement à la logique classique et à la mathématique: tout vouloir caler dans des formules étroites et immuables. Et le mouvement permanent de transformation du monde est justement la base de la dialectique! Ainsi Hegel (1770-1831) le philosophe allemand qui a élevé la pensée dialectique à une science, n’usa que très rarement de ces concepts.

43. Alors comment le philosophe dialectique développe-t-il ses idées?

Hegel décrit les étapes suivantes dans son ‘Encyclopédie des sciences philosophiques‘.

1) Premièrement tu dois comprendre de quoi il s’agit. Il faut de la clarté quant aux termes que tu vas employer. Quand tu parles de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle, tu ne parles pas (pour l’instant) du mécanisme d’une horloge. Assez évident… Mais indispensable pour poursuivre la réflexion. Prenons comme exemple la société humaine. On parle des liens que les hommes entretiennent pour pouvoir vivre. Ensuite on parle des relations sociales qui leur permettent d’organiser leur vie et de se reproduire. A l’origine, jusqu’il y a dix mille ans, les hommes vivaient essentiellement de la production spontanée de la nature. Ils récoltaient des produits végétaux et chassaient ou traquaient les animaux.

Nous comprenons donc la société primitive comme un régime de collaboration solidaire vivant de la production spontanée de la nature; les gens subviennent à leurs besoins en récoltant ce que la nature produit spontanément. Ils consacrent très peu de temps à modifier cette production naturelle. La thèse, c’est la survie de l’homme par l’utilisation de la production en grande partie spontanée, rarement assistée, de la nature. De cette façon, ils survécurent et se multiplièrent.

2) dans la deuxième phase du raisonnement dialectique, la thèse originale se convertit en son contraire. L’action originale produit sa propre réaction. Dans notre exemple: à mesure que les hommes se multiplient, la production spontanée de la nature devient insuffisante. Il leur faut intervenir de façon de plus en plus intensive sur leur environnement naturel. Chez les aborigènes, jadis uniquement cueilleurs et chasseurs, nous voyons qu’à la fin de la saison sèche, ils brûlent de grandes surfaces de brousse afin de favoriser les nouvelles repousses d’herbe. Cette herbe fraîche attire alors de grands troupeaux de kangourous. Ainsi, à cause de l’expansion de l’humanité, la production spontanée de la nature est confrontée à son contraire: la nécessité d’une intervention de plus en plus intensive sur l’environnement naturel original. La thèse est la survie et la multiplication grâce à la production spontanée de la nature; l’antithèse est l’intervention de plus en plus forte du travail humain pour modifier la production naturelle.

3) La troisième phase d’un raisonnement dialectique considère les contraires comme faisant partie d’une même réalité et se présente comme le résultat d’une lutte et d’une fusion des deux phases précédentes. Dans notre exemple: les hommes, à cause de l’accroissement de la population (quantitatif) se voient à la longue obligés d’intervenir dans les processus naturels, au point de finir par les dominer. En langage humain: de chasseurs-cueilleurs ils doivent devenir agriculteurs (qualitatif). Au début, les Indiens Menomini ne devaient guère se soucier de l’approvisionnement en riz sauvage. Mais à un moment donné, les premiers occidentaux arrivés en Amérique du Nord constatèrent que les femmes qui récoltaient le riz sauvage d’un mouvement rituel, secouaient leur tablier pour laisser tomber dans l’eau quelques grains de riz. Leur tablier-récolteur devenait en même temps un tablier-semeur. La synthèse des deux phases précédentes est la naissance de l’agriculture. L’antithèse a gagné la bataille sous forme d’agriculture et le processus est appelé la révolution agricole.

Petit résumé:
1) comprendre
2) convertir en son contraire
3) La victoire d’un des deux contraires dans une nouvelle synthèse des deux.

44. Je trouvais la logique formelle déjà abstraite. Mais maintenant j’ai tout à fait perdu le Nord. Ceci n’a vraiment plus rien à voir avec ce que l’on m’a appris à l’école. Tu es sûr que ceci est encore une manière scientifique de penser? Tu réfutes la logique classique et tu expliques l’histoire de la nature et de la société avec un autre outil que celui qui est le plus exact: la mathématique. Dois-je en conclure que vous êtes contre la mathématique et la logique classique?

Non. Pas du tout. La mathématique a rendu d’immenses services à l’humanité. Les résultats les plus précis des sciences sont fondés sur elle. Mais la mathématique et la logique formelle décrivent la nature et la société comme des entités isolées. À l’aide de la mathématique, on peut calculer combien de carburant consommera une fusée pour aller sur la lune, à quel moment il faudra faire l’allumage, etc…La mathématique est très bien pour l’analyse précise de processus partiels. Mais elle ne vaut rien pour comprendre un ensemble. Pour ça, il faut en revenir à une façon moins rigide et préconçue de penser, une forme plus inventive de raisonner. C’est encore plus manifeste dans la société. On peut tenir une comptabilité au moyen de la mathématique et d’un schéma rigide (genre logique formelle). Mais pour comprendre pourquoi et comment une société passe d’un système économique à un autre, la mathématique et la logique formelle sont trop étroites. Disons-le ainsi: la mathématique et la logique classique, c’est penser la partie; la dialectique, c’est penser le tout.

45. Mais les formules de la mathématique et de la physique ne permettent-elles pas de prédire tous les événements? Cela ne signifie-t-il pas que la mathématique et la logique peuvent appréhender le tout?

Bon, tu n’es pas le premier à penser cela. Laplace, déjà cité ici, pensait aussi que l’on pouvait résumer toutes les formules de mathématique en une grande formule qui décrirait le tout. On l’appelait « le démon de Laplace ». Celui qui connaîtrait cette formule pourrait prédire tous, mais alors tous les événements. Balivernes, évidemment. La nature est pleine de hasards, la société et la vie des gens aussi. Le hasard n’est rien d’autre qu’un concours imprévisible de circonstances. Pour éliminer complètement le hasard, on devrait connaître et comprendre – à la fois – tous les événements d’hier et aujourd’hui! C’est tout simplement physiquement impossible. Que font alors la mathématique et la physique? Elles analysent et décomposent en ses éléments de base l’embrouillamini de la réalité. Dès lors, il sera plus facile d’en suivre la dynamique et de la réguler. Prenons par exemple la loi de la chute des corps de Galilée. Il n’y a aucun mouvement dans tout l’univers qui suive rigoureusement cette loi. Dans chaque cas, la chute est perturbée par le frottement de gaz, la force d’attraction d’autres corps, etc.. Alors, que fit Galilée? Il élimina le frottement de l’air, il l’élimina de ses calculs. Alors, la plume tombe évidemment avec la même vitesse que la pierre. Dès lors, le peloton de facteurs qui déterminent la véritable vitesse de chute d’un objet et la rendent imprévisible, est réduit à un nombre de facteurs réguliers, avec comme conséquence une formule simple et régulière. La mathématique est une méthode utile chaque fois que l’on peut ignorer certains aspects de la réalité. Le tout, elle ne pourra pas nous le montrer. On ne peut appréhender avec précision qu’une partie. Cette méthode convient en général fort bien pour la pratique des sciences naturelles.

46. Mais comment faire pour les sciences sociales?

En effet…. La société n’est rien d’autre que l’enchaînement des actions humaines. Tu ne peux comprendre l’individu que si tu vois comment il se comporte par rapport aux autres individus. Mais c’est un mode d’emploi pervers. Plus tu veux comprendre la société dans son ensemble, moins tu pourras faire appel aux schémas rigides de la logique formelle et de la mathématique. Ici, tenir compte de la dynamique des contradictions complexes et des interactions est une nécessité absolue. Alors que jusqu’à présent, en physique classique et en mathématique, la nécessité d’une vision globale n’était que relative.

Nous reviendrons plus tard sur d’autres caractéristiques de la dialectique. Retenons pour le moment:

1. les marxistes sont des matérialistes, qui voient la réalité comme étant entièrement déterminée par la matière.

2. leur logique est dialectique. Ils voient:
a) le monde en mouvement constant, en transformation.
b) le changement comme conséquence de l’interaction de contraires.
c) la réalité comme la fusion des contraires, avec la domination de tantôt l’un, tantôt l’autre pôle.

47. Comment pourrais-tu résumer en une expression ta façon de penser?

La logique formelle a fait de la pensée une méthode rigide, artificielle et peu naturelle. Les propositions successives sont des petites roues dentées grinçantes qui s’emboîtent mais ont aussi une existence autonome. Dans la pensée naturelle, inventive, comme le dit Hegel, les pensées coulent. La dialectique n’est rien d’autre que le développement de la pensée naturelle en une science.

48. Encore plus court?

Le monde est la combinaison de la scission et de la non-scission. La coexistence de la réunion et de la séparation.

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