123. Qu’entends-tu par science économique?
L’économie étudie la production et l’échange de biens et de services. Autrement dit: la science économique s’occupe d’étudier la production et la circulation des biens et des services pour autant qu’ils aient une valeur d’échange.
124. On m’a toujours appris que l’économie étudie la production et la circulation des biens rares.
Ce n’est pas totalement faux, mais très vague et incomplet. C’est évident que des biens directement accessibles et abondants dans la nature ne se retrouvent pas souvent sur les marchés. L’air que nous respirons, par exemple, est encore librement accessible. Mais il n’en sera pas toujours nécessairement ainsi. Dans certaines grandes villes du Japon, on voit déjà des automates qui en échange d’une pièce d’argent, te dispensent de l’air pur. Dans le Milan très pollué, les petits malades pulmonaires doivent plusieurs fois par semaine recourir à la bouteille d’oxygène. À la facture que les parents reçoivent pour ce service, on voit bien que l’air est devenu un véritable bien économique, une marchandise, un produit doté d’une valeur d’échange. La théorie de la rareté dissimule la véritable source de la valeur économique: le travail.
125. Donc, d’après toi, le travail est la source de toute richesse.
Non. Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature en est aussi bien la source. Et tout compte fait, la force de travail humaine est aussi une force de la nature. La force de travail humaine est bien la source de la richesse qui s’exprime en un prix, une valeur marchande.
126. Maintenant tu me jettes dans une confusion totale. Tu dis d’abord que le travail est la source de toute richesse économique; puis tu dis que la nature en est tout aussi bien la source.
Laisse-moi m’exprimer autrement. Oublie un moment ce que je viens de dire. La forme visible et tangible de la richesse dans notre société est une immense accumulation de marchandises. (Je cite ici presque textuellement le début de “Le Capital”). La marchandise a deux caractéristiques:
1. L’utilité: le fait qu’elle réponde à l’un ou l’autre besoin, aussi bizarre soit-il. Sinon, il n’y aurait pas de demande sur le marché. L’utilité peut aussi être la caractéristique d’un bien qui n’est pas offert sur le marché, mais qui s’offre spontanément dans la nature (l’air par exemple). Mais étant donné que l’économie étudie la production et l’échange, nous ne parlerons ici que des choses qui sont offertes sur le marché et qui ont toutes…
2. Une valeur d’échange: en quelle mesure une marchandise peut-elle être échangée contre une autre. L’argent est devenu, il est vrai, l’intermédiaire omniprésent dans l’échange de marchandises, mais la base de l’échange est encore et toujours la comparaison. L’or que nos billets de banque représentent est lui-même une marchandise. Par exemple X paires de souliers = Y kilos de beurre. En économie monétaire cela donne: X paires de souliers = Z grammes d’or = Y kilos de beurre.
127. L’expression de la valeur d’échange est donc le prix de la marchandise. J’ai toujours appris que le prix normal, la valeur marchande, est défini par l’offre et la demande. Si l’offre augmente vis-à-vis de la demande, la valeur d’échange baisse; lorsque l’offre diminue vis-à-vis de la demande, le prix monte. De là aussi la théorie de la rareté: plus rare est un bien, plus il sera coûteux; moins rare, et d’autant moins cher.
Que le prix monte lorsque l’offre diminue et baisse lorsque l’offre augmente, vis-à-vis de la demande, c’est une vérité de La Palice. Mais offre et demande expliquent uniquement pourquoi le prix d’une marchandise varie. Cette théorie n’explique pas la valeur d’échange elle-même. Autrement dit: la théorie de l’offre et la demande n’expliquera jamais pourquoi un cure-dents coûtera toujours moins qu’un vélomoteur. À y regarder de plus près, l’expression “offre et demande” est en fait un concept confus. La demande d’une marchandise n’est-elle pas à la fois aussi une offre, une offre d’argent; et l’offre d’une marchandise n’est-elle pas simultanément une demande d’argent? On pourrait tout aussi bien parler d'”offre et offre” ou “demande et demande”. Tu vois, même dans ses concepts les plus élémentaires, la science sociale de la bourgeoisie est un capharnaüm théorique.
128. Quelle est alors d’après toi l’origine de la valeur d’échange?
Dans la force de travail humain. Toutes les marchandises représentent une certaine quantité de travail. Et cette quantité de travail s’exprime en temps. La mesure de la valeur d’échange est le travail et le travail, c’est du temps. Un bien qui requière cinq heures de travail pourra être échangé contre cinq biens qui ont requis une heure de travail. À première vue, la valeur d’échange semble n’être qu’un rapport entre objets. Mais finalement, il s’agit d’un rapport entre personnes: un véritable rapport de travail
129. Je trouve ça une approche très simpliste. Que se passe-t-il si un travailleur travaille plus vite parce qu’il est moins paresseux ou qu’il dispose de méthodes de production plus rapides que son compagnon?
Le libre marché évalue les deux de la même façon. L’ouvrier plus productif pourra offrir ses produits à un prix plus bas que le travailleur moins productif. Le moins productif verra donc rapidement qu’il ne pourra recevoir pour sa production qu’autant que ce que demande le plus productif. C’est l’ouvrier le plus productif qui détermine le prix. Comme le dit Marx: c’est le temps de travail socialement nécessaire qui détermine la valeur d’échange.
130. Bien. Mais tout de même, ta théorie de la valeur du travail me reste en travers de la gorge. Aujourd’hui, dans certaines entreprises modernes, il faut ouvrir l’œil pour trouver des ouvriers. Ta théorie est-elle encore valable dans une société aussi mécanisée et automatisée que la nôtre?
Les chutes de prix qui sont la conséquence d’une productivité accrue grâce à des méthodes de production modernes, sont justement la plus belle preuve de la théorie de la valeur du travail. Le capital introduit des méthodes modernes pour épargner du travail et produire plus de biens en moins de temps. Autrement dit: seule la force de travail produit de la valeur d’échange; les machines et les procédés scientifiques ne sont finalement que des forces de la nature domptées. Les forces de la nature et la science sont gratuites. Seules les machines, leurs accessoires et la main d’œuvre humaine pour les rendre utiles à la production ont une valeur d’échange parce qu’elles sont le produit de forces de travail. Le capitaliste ne rémunère pas les propriétés d’expansion de la vapeur; il paye pour la machine à vapeur, l’eau, l’huile de lubrification, le charbon et la main d’œuvre qui la sert et l’entretient. On peut dire la même chose de la technologie informatique moderne: tu ne rémunères pas les propriétés naturelles électroniques des matériaux qui font partie de ton ordinateur. Tu rémunères le temps de travail socialement nécessaire à le fabriquer (plus, bien sûr, la part que les monopoles ajoutent à leurs produits; mais alors on ne parle plus du marché libre, des pures lois du marché, mais de l’emprise artificielle du capitalisme monopoliste.)
131. Donc: plus le processus de production est déplacé de la main d’œuvre humaine vers des forces naturelles non-humaines, plus le travail est productif, plus il y a de produits fabriqués en un petit nombre d’heures, et plus basse sera la valeur d’échange du produit.
Voilà, tu as compris. Dans son application capitaliste, la machine ne sert pas tant à alléger le travail, qu’à épargner la main d’œuvre. Et donc de baisser les coûts de production, et de là la valeur d’échange. L’offre et la demande ne sont donc que des phénomènes superficiels des mouvements du marché. Derrière l’offre et la demande se trouve la productivité du travail humain.
132. Comment expliques-tu alors les prix extravagants atteints par des œuvres d’art des peintres classiques? Tu ne me feras pas croire que Van Gogh a investi pour 50 millions d’euros de temps de travail et de matériel dans ses “Tournesols”?
La théorie de la valeur d’échange ne s’applique qu’aux marchandises qui, comparables en qualité (utilité), peuvent être produites en quantités. L’utilité des “Tournesols” consiste justement en son unicité, le fait que ce bien ne puisse être reproduit. Une copie ne serait qu’une copie, car Van Gogh est mort depuis longtemps. Pour ce genre de bien, c’est effectivement la rareté, la demande, qui déterminera le prix. Mais ce n’est guère représentatif du capitalisme, dont une des caractéristiques est justement la production de masse. Pour des chefs d’œuvres rares, des pièces de collection uniques, la productivité du travail n’est pas un critère pertinent, étant donné qu’on ne peut pas les multiplier à volonté.
133. C’est un peu comme avec le capitalisme monopoliste, où une poignée de grandes entreprises dominent la production et la vente de nombreux produits.
Bien vu. Le monopole a étouffé la concurrence, la grande égalisatrice des prix. Il décide combien de ceci sera produit et à quel prix ce sera offert. Marx connaissait bien les lois du monopole. Mais afin de pénétrer jusqu’à l’essence du mode de production capitaliste, il devait d’abord l’étudier dans sa forme classique.: la libre concurrence où les lois du marché connaissent leur développement le plus pur. Les prix des monopoles sont de simples manipulations des lois naturelles du marché. Et ce n’est pas sans importance politique. On essaye, mezzo voce, de persuader les travailleurs en Occident que leur bien-être est totalement fondé sur la pauvreté de ceux qui produisent le plus de matières premières et (de plus en plus) de marchandises: les ouvriers et les paysans démunis du Tiers-Monde. On essaye ainsi de susciter chez les travailleurs occidentaux à la fois un sentiment de culpabilité et un sentiment d’hostilité vis-à-vis des populations du Sud pauvre. Mais ceci n’est qu’une demi vérité. La plupart des produits venus du Sud (y compris la main d’œuvre) sont achetés à des prix ridiculement bas par une poignée de multinationales qui ont signé entre elles des contrats au niveau des prix. Au Nord toujours, on détermine les prix de ventes, les plus hauts possibles. C’est dans la différence entre les prix d’achats très bas dans le Sud, et les prix de vente élevés dans le Nord qu’il faut chercher l’immense marge bénéficiaire des multinationales. Si nous pouvons briser la puissance du grand capital, alors non seulement notre tasse de café, nos fruits tropicaux, nos chaussures de sport etc… seront moins chers, mais le niveau de vie des gens du Sud pourra s’élever. Ce qui est présenté comme une opposition d’intérêts entre deux grands groupes de travailleurs est en fait une convergence d’intérêts. Sois tranquille, sous le capitalisme, le prix de ta tasse de café chutera moins vite (les prix à la consommation sont plutôt en hausse) que le salaire de l’ouvrier des plantations. C’est ainsi que l’exploitation du Sud a permis à la fois une consommation de masse accessible et de grands bénéfices pour les entreprises.
134. Revenons à la théorie de la valeur du travail. Tu dis que la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le temps de travail qu’on y a consacré, ou plutôt: le temps de travail socialement nécessaire. Mais un médecin qui ausculte son patient demandera pour les vingt minutes qu’il y a consacrées plus qu’un ouvrier qui affûte des pointes pendant une heure. Selon ta théorie de la valeur du travail, une heure de travail devrait être égale à une autre heure de travail. Comment expliques-tu ça? Ce n’est tout de même pas uniquement parce que l’Ordre des Médecins appliquerait une politique de monopole?
Ah, tu poses une question intéressante. Regardons les différentes formes de travail. Le travail de l’affûteur de pointes est un travail simple. Un travail qui n’implique aucune autre durée de travail que les dix minutes dont son contremaître a besoin pour lui expliquer qu’il doit affûter des pointes. Dans la force de travail spécialisée du médecin sont impliquées infiniment plus d’unités temporelles de travail; celles qui ont été nécessaires pour faire de lui un médecin. Le travail du médecin est un travail composé. La règle de base reste la même: une unité de travail simple est égale à une autre unité de travail simple. Il n’est même pas nécessaire se prendre pour exemple une profession intellectuelle comme la médecine. Entre travailleurs “en col bleu” existent parfois de grandes différences en formation, en temps socialement nécessaire pour créer la force de travail adéquate.
135. Vous parlez constamment de l'”exploitation des salariés”. Si j’ai bien compris, le bénéfice proviendrait, d’après vous, de travail insuffisamment payé. J’ai toujours entendu dire que l’on fait du bénéfice en achetant puis en revendant à un prix plus élevé. Tu ne peux tout de même pas le nier?
A première vue, il semble bien qu’il en soit ainsi, oui. Acheter à bas prix et revendre à un prix plus haut. Fais cela suffisamment souvent et tu deviendras le plus grand capitaliste de cette planète. Mais ce n’est pas ainsi que ça marche. Tu te laisses de nouveau impressionner par les phénomènes superficiels. Si toute la richesse devait se multiplier par l’achat à bas prix et la revente à haut prix, alors, tôt ou tard, dans ce cercle macro-économique, tu perdrais en tant qu’acheteur ce que tu as gagné en tant que vendeur. Dans ce circuit économique, il doit y avoir un paumé qui se laisse duper. Le seul qui puisse se laisser duper sans que le cycle ne soit menacé…
136. est le travailleur. Oui, oui, on connaît la chanson.
Le travailleur, en effet. Car la force de travail est la seule force de production qui peut produire plus que ce dont elle a besoin pour subsister. On a déjà expliqué ça dans notre discussion sur le matérialisme historique.
137. Les machines ne dépensent-elles pas de la valeur?
Si, si: le travail/valeur d’échange qu’elles ont absorbé lors de leur fabrication. Cette perte en valeur apparaît clairement dans la comptabilité sous forme d’amortissement: la partie de la valeur d’échange des machines que le capitaliste doit périodiquement dégager. Autrement dit: la part qu’il comptabilise périodiquement dans la valeur d’échange de ces produits, et qu’il comptabilise à ses clients. Mais ainsi, il en finit avec le dégagement de valeur des forces de production non-humaines. Le capitaliste ne comptabilise plus que la valeur d’échange qui permet aux machines de fonctionner (carburant, entretien). En bref: la machinerie, les procédés, la connaissance scientifique… ne dégagent que la valeur d’échange qu’ils ont absorbée eux-mêmes, ils n’ajoutent aucune nouvelle valeur au produit, pas de plus-value. Comme on disait: les forces naturelles n’ont pas en soi de valeur d’échange, seul le travail nécessaire à les rendre utiles à l’homme forme la valeur d’échange.
138. Et la plus-value, c’est votre cheval de bataille…
En effet! Tout comme le surplus de production que le propriétaire d’esclaves, le seigneur féodal et tutti quanti extorquaient de leurs sujets, la plus-value est le résultat du travail non-rétribué. Le bénéfice de l’entreprise fait partie de la plus-value.
140. Le bénéfice n’est donc pas tout à fait égal à la plus-value?
Non, pas complètement. La plus-value, la valeur d’échange que le capitaliste récolte sans payer de l’exploitation de ses travailleurs, comprend trois composants: le bénéfice net, l’intérêt des emprunts et les redevances foncières (ce que le capitaliste verse au propriétaire des richesses naturelles). C’est tout simple: le magnat du pétrole empoche d’abord toute la plus-value; il paye ensuite aux scheiks du pétrole/grands propriétaires terriens, les concessions territoriales; il paye également les intérêts de ses emprunts avec la plus-value. Il empoche personnellement une partie du bénéfice net; et investit une autre partie dans son entreprise: extraction du pétrole; spéculation; autres entreprises etc. Et le petit jeu peut recommencer. Tu peux le tourner dans tous les sens: à part peut-être le petit capital de départ qu’il a éventuellement gagné de ses propres mains, la part du lion de son grand capital proviendra du travail non-rémunéré de ses subalternes, c’est-à-dire, de l’exploitation.
141. Ceci, c’est un exposé complet de l’économie marxiste?
Pas du tout. J’ai laissé tomber beaucoup de points. La tendance du taux d’intérêt; la théorie de la crise; la théorie complète de l’exploitation fondée sur la théorie de la plus-value. Pour ne citer que quelques aspects. Mais je suis provisoirement déjà content d’avoir pu expliquer que toute valeur économique, donc celle aussi contenue dans le bénéfice de l’entreprise, provient de la force de travail humaine.
142. Encore quelques petites questions. Comment naissent les crises modernes?
À cause de la surproduction. C’est une grande différence avec les crises des formes antérieures de société, où toutes les crises étaient dues à un manque de capacité de production. Je t’ai déjà expliqué que, dans le cycle économique, c’est le travailleur qui se laisse duper. Mais ça dure ce que ça dure. Lorsque les salariés ne peuvent plus acheter les biens qui proviennent de leur propre exploitation, la structure entière s’effondre. C’est la crise. Ce n’est peut-être pas croyable; mais dans notre société (y compris le Sud) règne la pauvreté parce que l’on a construit une trop grande capacité de production. L’effondrement des cours conduit à des entreprises réduites et des prix de gros en baisse qui mènent les derniers producteurs indépendants (les paysans par exemple) à la ruine. Tout ça parce que le marché est saturé. C’est la principale contradiction structurelle du capitalisme: il y a pénurie parce qu’il y a surabondance. Tu comprends déjà grâce à l’exposé précédent sur les différentes formes de société: une société qui s’empêtre dans de telles contradictions débouche sur une révolution sociale ou une défaite collective de toutes les classes.
143. Une toute dernière question: le travail a-t-il une valeur d’échange?
Pour dire comme Friedrich Engels: le travail a aussi peu de valeur que la pesanteur n’a de poids et la chaleur de température. Le travail est comparable à la valeur d’échange. Ce n’est pas le travail que le travailleur vend au capitaliste, mais sa force de travail. La force de travail est la seule force de la nature qui a une valeur d’échange, parce qu’elle doit être elle-même maintenue en action par le travail. La valeur d’échange de la force de travail est égale au temps de travail socialement nécessaire pour produire les moyens nécessaires à entretenir et multiplier la force de travail. Donc, dans un système où le travailleur n’a plus que sa propre force de travail à vendre, il sera tôt ou tard le dindon de la farce. Le marché va constamment rabaisser la valeur de sa force de travail vers le niveau de la survie animale. Le système entier d’exploitation est fondé sur le fait que le travailleur ne reçoit pas en salaire l’équivalent du travail presté, mais l’équivalent des coûts de l’entretien et de la reproduction de la force de travail.
144. Encore heureux que le travailleur ne soit pas uniquement un être économique, mais aussi un être social et politique. Il n’a pas seulement des mains et des compétences, mais aussi un cerveau, qui peut comprendre qu’il vaut mieux marcher ensemble plutôt que laisser le “marché libre” suivre son cours!
Bien vu. Il n’y a heureusement pas uniquement la concurrence économique, la lutte pour le marché. Il y a aussi la lutte de classe: l’effort collectif des travailleurs vers une vie meilleure. Autrement, tous les travailleurs occidentaux seraient de pauvres bougres, sans aucun espoir de salut. Maintenant, nous allons parler de la lutte des classes.