1. La Belgique indépendante surgit d’une révolte populaire
Le capitalisme a très tôt connu un remarquable développement dans ce territoire. Mais l’envol rapide du capitalisme commercial basé sur les grandes villes portuaires de Flandre a été interrompu par l’occupation espagnole. Par contre, dès la fin du 18e siècle, la révolution industrielle avait atteint les berges de la Meuse, ce qui a donné à la bourgeoisie francophone une richesse florissante. Elle n’a cependant pas été capable de se débarrasser de la fragmentation territoriale, économique et culturelle féodale et d’élaborer un projet national belge.
En 1795, les Pays-Bas autrichiens et la Principauté de Liège ont été annexés par les troupes révolutionnaires françaises. Le régime français a immédiatement débuté une rigoureuse politique de francisation qui, surtout à Bruxelles, s’est heurtée à la résistance des artisans (qui ont plus tard demandé à Guillaume d’Orange de rétablir les droits de la langue flamande dans la ville). La révolution bourgeoise a donc été importée en Belgique et reçue les bras ouverts à Liège. En effet, la principauté de Liège – seule structure stable et indépendante dans nos régions durant plus de 8 siècles – était caractérisée par un fort développement économique et urbain. La polarisation de classe s’y est rapidement développée sur base de luttes sociales surgies de cette situation. Les sentiments républicains et pro-français, déjà présents lors de la révolution liégeoise de 1789, se sont à nouveau rallumés.
L’introduction de ce régime bourgeois n’a pas été accompagnée d’une confrontation entre “le peuple” et l’aristocratie, cette dernière est donc restée relativement intacte. L’abolition du corporatisme féodal et de bien des structures traditionnelles ont été les fondations du premier développement industriel en dehors de la Grande-Bretagne. Après la défaite de Napoléon en 1815, ce qui est aujourd’hui devenu la Belgique et le Grand Duché du Luxembourg ont été ajoutés aux Pays-Bas pour former une Etat tampon entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Le début du développement capitaliste a été caractérisé par des changements sociaux massifs et une succession rapide de crises économiques à la base desquelles se sont développées des mouvements de résistance toujours plus massifs et mieux organisés de la part de la classe ouvrière. En 1830, une vague de mouvements révolutionnaire ont déferlé sur l’Europe ; en France, en Italie, en Pologne et en Belgique. La révolution belge a plutôt été une révolte populaire contre la misère, les impôts élevés, la répression,… qu’une véritable révolution nationale. La bourgeoisie belge y a à peine joué un rôle, sauf pour limiter les dégâts et dévier le mouvement vers un “mouvement national contre l’occupant hollandais”. Les grandes puissances capitalistes de cette époque (la Grande-Bretagne et la Prusse) ont permis la création de la Belgique à condition que la France n’obtienne aucune influence sur le royaume nouvellement créé. Le royaume que la bourgeoisie belge a ainsi mis sur pied n’a assuré son existence qu’en continuant à servir les grandes puissances en perpétuant le rôle d’Etat tampon contre les aspirations expansionnistes de la France.
Ainsi, quand la bourgeoisie belge a cherché de nouveaux rapprochements avec la France en offrant la couronne au fils du roi de France, la Grande-Bretagne imposa son veto. Son intérêt économique était bien mieux servi par une Belgique isolée. Le pays, où John Cockerill avait été soutenu avec enthousiasme par Guillaume Il, était la première puissance industrielle en dehors de la Grande-Bretagne. En compromis, la bourgeoisie belge a offert le trône à un roi allemand, beau-fils du roi de France et oncle de la reine Victoria d’Angleterre.
Du point de vue économique, l’indépendance belge a été un fiasco. La Belgique avait déjà été coupée de son marché français avec le Traité de Vienne en 1815, mais la politique d’industrialisation de Guillaume Il et l’augmentation de la production par l’introduction des machines avaient en grande partie résolu ces problèmes. De fait, la bourgeoisie avait trouvé au sein de la Hollande un cadre favorable à son épanouissement économique qui l’a rendu aussi orangiste sous Guillaume d’Orange que napoléonienne sous Napoléon. Cependant, il en allait différemment pour la population ouvrière qui souffrait énormément des impôts, des conséquences de la concurrence avec la Grande-Bretagne et de la famine.
Economiquement, la bourgeoisie industrielle n’avait aucun intérêt à réclamer une indépendance qui a surtout eu pour signification que la Belgique allait être coupée de son marché principal pour la deuxième fois en 15 ans. En conséquence, ce n’est qu’à partir de 1839 que la grande bourgeoisie a réellement commencé à soutenir l’Etat belge. Jusqu’à ce moment, date du traité de paix entre la Belgique et les Pays-Bas, elle refusait d’octroyer des fonds et des emprunts tandis que les Pays-Bas bloquaient les produits belges. De plus, l’industrie belge avait perdu son statut privilégié pour l’exportation en direction des colonies hollandaises et de nouveaux marchés étaient difficiles à trouver. Le commerce de transit belge avait lui aussi reçu de rudes coups à cause de la fermeture des eaux intérieures hollandaises. Plusieurs entreprises (reprises par la Société Générale) ont ainsi connu la faillite et la population l’appauvrissement. L’aristocratie catholique féodale, surtout en Flandre, est par contre sortie renforcée.
La bourgeoisie belge n’a donc pas joué son rôle historiquement nécessaire lors de la révolution bourgeoise. Elle s’est en fait basée sur les résultats obtenus par la révolution française qui ont été exportés en 1792-95 par Napoléon et a utilisé comme langue officielle le français, pourtant parlé ni par la population flamande, ni par la population wallonne. Dans sa lutte contre les travailleurs et les paysans, la bourgeoisie industrielle s’est même unie avec la classe qu’elle aurait logiquement dû renverser: l’aristocratie féodale, accompagnée par l’église. La démocratie parlementaire mise ensuite en place n’était exclusivement accessible qu’aux classes dirigeantes profondément conservatrices et répressives. Sur base du système censitaire, seule 1 % de la population a pu accéder au vote : 40.099 hommes, par ailleurs uniquement des francophones (seuls 30.000 ont utilisé ce droit). Même pour l’aristocratie cléricale flamande, le néerlandais était considéré comme un moyen de propagation du « calvinisme païen ».
Les contradictions philosophiques entre catholiques et laïques ont alors été provisoirement mises de côté. La question nationale est elle venue à la surface plus tard comme contradiction sous-jacente. Ainsi se forma le pays qui allait être décrit par Marx en 1868 comme « le pays modèle du constitutionalisme, le paradis confortable des grands propriétaires terrien, des capitalistes et des prêtres… ». Alors que la bourgeoisie a au début considéré le roi comme un ennemi, elle est plus tard revenue sur son premier avis pour voir en lui l’arme rêvée pour maintenir l’unité d’un rassemblement de cultures dans des régions aux développements économiques inégaux.
2. Un développement économique inégal…
L’industrie belge et l’exploitation minière se sont développées d’une manière qu’elles n’avaient jamais vu auparavant, surtout à Liège et dans le Hainaut, en utilisant les énormes réserves de force de travail. En 1848 se révéla pour la première fois la division philosophique de la bourgeoisie entre libéraux d’une part et catholiques d’autre part, division concentrée sur la relation entre l’Eglise et l’Etat ainsi que sur la lutte « pour l’âme de l’enfant » (la guerre scolaire, qui a connu une première concrétisation en 1884). Cette division n’a toutefois pas empêché la bourgeoisie d’exploiter totalement la classe ouvrière de la manière la plus répressive qui soit. La bourgeoisie industrielle libérale au pouvoir entre 1848 et 1884 a ainsi pu développer un capitalisme florissant et concurrentiel basé sur une industrialisation rapide, l’exportation des marchandises et l’augmentation de l’exploitation de la classe ouvrière. Elle a assuré sa domination en Wallonie, tant sur les plans économique, politique et linguistique en engageant un processus de francisation de la population.
En Flandre, l’aristocratie cléricale a maintenu son pouvoir sur sa base semi-prolétarienne en bloquant consciemment le développement industriel. Les travailleurs et paysans flamands bons marchés étaient vus par la bourgeoisie belge comme une armée de réserve de forces de travail ainsi que comme producteurs de produits alimentaires. A l’exception de quelques villes – dont Gand qui avait connu un essor industriel précoce, Anvers en tant que ville commerçante et Bruxelles en tant que centre administratif – la Flandre est principalement restée rurale et sous la domination des curés. A cause du sous-¬développement économique et de l’arriération culturelle stimulée par l’église, aucune francisation n’a pu atteindre les grandes couches de la population.
Entre 1884 et 1914, la Belgique est entrée dans la période impérialiste avec la formation de monopoles nés de la fusion des grandes entreprises industrielles et des banques sous la domination de ces dernières ainsi que l’exportation de capital, la colonisation du Congo et la formation d’une fraction monopoliste (sur base du capital financier) dans la bourgeoisie qui très rapidement est devenue prépondérante. Cette bourgeoisie monopoliste a exercé le pouvoir politique au travers du Parti Catholique, seul à régner entre 1884 et 1914. A cette fin, la bourgeoisie s’était liée d’autres couches sociales: la vieille aristocratie terrienne, les paysans et enfin une partie de la petite bourgeoisie flamande, wallonne et bruxelloise. Ce bloc formé autour du capital financier et de la paysannerie était politiquement conservateur, catholique et unitariste. Les libéraux, poussés dans l’opposition, ne représentaient plus que la bourgeoisie des PME et la petite bourgeoisie francophone (surtout en Wallonie et à Bruxelles, mais aussi dans certaines villes flamandes).
a) La résistance des travailleurs augmente et s’organise
La misère et la pauvreté de la classe ouvrière étaient à cette époque une donnée internationale. La Belgique n’était certainement pas une exception: le travail des enfants était largement répandu, combiné à des salaires extrêmement bas (à la fin du 19e siècle, pour une semaine de travail de 7 jours – avec des horaires de travail qui pouvaient atteindre les 14 heures par jour – on obtenait un salaire de misère, dont 70% était uniquement dépensé en nourriture), à de mauvais logements extrêmement perméables au choléra et au typhus, à la répression,… La classe ouvrière s’est plusieurs fois opposée à cette situation, entre autres lors de la Révolte du Cotton à Gand en 1839 ou lors de la grève des mineurs à Charleroi en 1867. Mais ces mouvements étaient locaux et fragmentés. De plus, à cause du manque d’organisation, une grande partie des travailleurs restait passive. Les seules formes d’organisation ouvrière étaient les mutuelles et, un peu plus tard, les coopératives, qui n’ont toutefois pas subsisté longtemps. Les premières véritables organisations de résistance de la classe ouvrière se sont développées en Flandre, notamment dans la ville industrielle de Gand, sous la pression d’une crise survenue dans le secteur du textile.
C’est cette crise qui a mené à ce que cela soit justement à Gand – une des villes industrielles belges de premier plan malgré qu’elle ait été enfermée dans la Flandre rurale – que ces premiers organisations ont vu le jour. L’économie en Wallonie était à ce moment en pleine période de croissance, la lutte ouvrière n’y a en fait sérieusement commencé qu’une dizaine d’années plus tard dans les années 1860. De plus, le mouvement ouvrier wallon était sous l’influence encore forte des idées de Proudhon, qui s’était notamment opposé aux grèves dans la Première Internationale. Ces opinions dévastatrices ont été plus vite rejetées à Gand sur base des expériences tirées de la lutte.
Gand s’est développée au cours du 19e siècle en « Cotton City », le Manchester du continent. En 1857, les premiers syndicats y ont fait leur apparition sous la forme de la Société Fraternelle des Tisseurs de Gand et de la Société des Frères en Misère (les fileurs), dirigée par les travailleurs J. De Ridder et Cies Bilen. C’étaient là de véritables syndicats dans le sens qu’ils ne réunissaient en leur sein que des travailleurs dans le but de lutter contre les patrons, un type d’organisation tout à fait autre que les organisations de compagnons héritées du féodalisme. Avec le jeune E. Moyson et Dufranne, ces organisations ont organisé la résistance ouvrière qui éclata entre 1857 et 1861 en réaction à la crise dans le secteur du textile consécutive à la très dure concurrence anglaise.
Il est devenu rapidement clair qu’il s’agissait effectivement d’un nouveau type d’organisation lors de la grève de 1857 qui exigeait des augmentations de salaires contre les diminutions imposées à cause de la crise ainsi que l’abolition du nettoyage de l’usine le dimanche et des réparations des machines sur le dos des travailleurs. Cette grève a été organisée d’une façon jamais vue auparavant: des mots d’ordres clairs, une exécution immédiate, des liens de solidarité avec Roubaix, d’où arrivait le financement de soutien. Les patrons ont accusé les travailleurs de coalition – ce qui était alors interdit par la loi – et la magistrature a mis la main sur les caisses de résistance. Pas moins de 25 travailleurs ont été condamnés à des peines de prison.
En 1859, sous l’impulsion de E. Moyson, s’effectua la fusion des deux syndicats cités ci-dessus et des Travailleurs du Métal de Gand au sein de la Ligue des Travailleurs (composée de 1600 tisseurs, 800 fileurs et 600 métallos). La même année, le patronat avait organisé un lock-out face à une grève de 800 fileurs et tisseurs qui réclamaient une augmentation de salaire. Le syndicat avait survécu aux peines de prisons et aux tentatives de la justice de mettre la main sur la caisse de résistance, mais la défaite de la grève d’avril 1861 et ses suites juridiques lui donna le coup de grâce. Cette ligue est tombée en pièces en 1862, les reins brisés par l’interdiction de coalition. L’abolition de cette loi devint dès lors une des revendications de base des syndicats créés par la suite et, en 1866, une première concession a été accordée sous la forme du « droit de coalition pacifique ». La Ligue des Travailleurs décomposée est très vite allée rejoindre la Première Internationale dès le moment où celle-ci a commencé à s’établir dans nos régions.
b) La scission philosophique
De ces deux premiers syndicats se revendiquent à la fois le mouvement ouvrier chrétien et le mouvement ouvrier socialiste. Sans doute ces syndicats ont-ils réuni des travailleurs chrétiens et laïques. Mais en 1865-66′ déjà, le mouvement a connu une première scission, lors d’une période de chômage accrue dans l’industrie du textile à la suite de la défaite d’une grève. Les travailleurs laïques se sont retirés dans le Weversmaatschappij Vooruit (Société des Tisseurs du Vooruit) à qui le conseil communal libéral avait accordé la liberté de se développer. Cette organisation était déjà membre de la Première Internationale fondée en 1864, en 1867 ou 1868. Ils possédaient leurs propres caisse de résistance, mutuelle, section d’épargne et coopérative boulangère. En tout, à Gand, 23 sociétés étaient membres de la Première Internationale ! En 1898, la Société des Tisseurs a rejoint la Commission Syndicale du Parti Ouvrier Belge (POB, créé en 1885). Les tisseurs restés de côté, en plus grand nombre, ont peu à peu commencé à s’identifier à un antisocialisme qui, à mesure que le socialisme devenait plus anticlérical, a offert la base d’un mouvement ouvrier chrétien autonome.
Il a constamment été tenté, jusqu’à la fondation du POB qui officialisait une cassure définitive, de rassembler les syndicats chrétiens et laïques/socialistes. Alors que la section belge de la Première Internationale a suivi Bakounine lors de son exclusion, à Gand, visiblement, c’était surtout l’exemple des trade-unions britanniques qui a fait impression. Les syndicats gantois (surtout les tisseurs) avaient plutôt une mauvaise vision de l’Internationale à cause de son idéologie petit-bourgeoise/bakounienne. Cette idéologie dévoilait une absence de confiance dans la capacité du mouvement ouvrier de lutter pour son émancipation et comprenait, tout comme la bourgeoisie progressiste, l’idée selon laquelle la libération de la classe ouvrière ne serait pas le travail de la classe ouvrière elle-même, mais d’un certain nombre d’intellectuels éclairés ou d’héroïques bienfaiteurs. La petite bourgeoisie libérale et ses enfants anarchistes ont aussi traduit leur manque de radicalisme dans la lutte sociale et politique en un anticléricalisme sectaire.
Plus tard, la social-démocratie allemande est devenue le modèle à suivre et il y eu même une tentative de mettre sur pied un parti socialiste au programme copié sur celui du parti allemand (critiqué par Marx dans sa « Critique du Programme de Gotha »). A Gand, sous la direction des internationalistes réformistes, tels Anseele et Van Beveren, les restes de partisans de Bakounine avaient été éjectés, hélas pour être remplacés par un autre type de socialisme petit-bourgeois, basé toutefois sur la nécessité d’organiser la classe ouvrière dans de puissantes organisations de masse, mais avec une programme «pragmatique». Au congrès des tisseurs de décembre 1876 qui se tint à Bruxelles, la fondation d’un Parti Socialiste Belge avait été décidé sous les protestations de la délégation anarchiste de Verviers. L’objectif de ce nouveau parti était de reprendre le rôle politique et coordinateur de la Première Internationale. Entre-temps, Anseele et Van Beveren avaient forgé de nouveaux liens avec le Parti Socialiste Flamand créé en 1876 qui avait vu en deux ans les tisseurs, les fileurs de coton et les travailleurs du lin le rejoindre.
En 1878, la bourgeoisie catholique et libérale a utilisé les tisseurs non-socialistes comme arme contre les syndicats socialistes: la Vrije Kiezersbond (Ligue des Electeurs Libres) a donc été mise sur pied en regroupant des libéraux et des catholiques avec la volonté d’influencer les élections pour le conseil des juges du travail de Gand dans une direction anti-socialiste (un échec à ce moment). La cassure est devenue définitive quand les tisseurs du Vooruit ont rejoint le POB à sa création en 1885 et que les tisseurs chrétiens se sont organisés dans l’Anti-Socialistische Katoenbewerkersbond (Syndicat des Travailleurs du Coton Anti-Socialistes) en 1886. Le but de la Vrije Kiezersbond était de lutter contre les socialistes sur tous les terrains. En 1881 et 1884, elle a remporté les élections pour le conseil des juges du travail et a continué par la suite à obtenir sans cesse plus de soutien. A sa direction, des personnalités flamingantes comme H. Ronse s’étaient mises en avant. Le flamingantisme a dès le début été un élément constitutif du mouvement ouvrier chrétien, ce qui permet de mieux comprendre sa position dominante en Flandre.
c) Le développement de la démocratie chrétienne
Jusqu’à la violente révolte des travailleurs du Hainaut en 1886, l’élite catholique est restée presque sourde aux problèmes sociaux et aux troubles qu’ils causaient. Aussi, les soi-disant « sociaux-¬chrétiens» sont-ils restés sur une qui aménageait à peine la libre concurrence par une charité paternaliste. Les patrons libéraux n’étaient évidemment pas en désaccord avec eux. La révolte de 1886 a remis tout cela en question et ¬la peur du socialisme a touché les dirigeants catholiques en plein cœur.
Au congrès du Parti Catholique à Liège en 1886 et 1887 a été fait un plaidoyer pour un modèle corporatiste double au sein des organisations professionnelles et sur le plan politique, comme déjà partiellement appliqué à Louvain. Si ce modèle corporatiste – l’union des travailleurs avec les patrons – a encore un peu marché dans les petites entreprises, la masse des travailleurs, surtout dans les grandes entreprises, n’est pas tombée dans le piège. Les dirigeants catholiques les plus prévoyant avaient déjà anticipé cela et défendaient l’idée d’organisation syndicale composée uniquement de travailleurs. Au Congrès de Liège de 1890, les chrétiens-démocrates ont d’ailleurs gagné du terrain, avec comme porte-paroles les plus importants le prêtre liégeois Pottier et le gantois Verhaegen. Ce n’est en rien un hasard si tous deux provenaient de villes industrielles. Le Congrès a finalement décidé de permettre l’application des deux formules, point de vue présent également dans l’encyclique de la même année Rerum Novarum du pape Léon XIII. La discussion autour de cette question a continué à jouer dans la Belgische Volksbond (ligue populaire belge) mise sur pied en 1891 par Helleputte dans le but de mener le courant chrétien-démocrate vers le corporatisme. Cette tentative a échoué au vu de l’anticorporatisme qui vivait déjà fortement dans les syndicats.
Si la résistance des conservateurs contre des syndicats séparés s’est affaiblie avec le temps, le mouvement ouvrier catholique n’a pas eu la même chance en ce qui concerne l’indépendance politique (le droit de pouvoir déposer leurs propres candidats et de présenter leur propre programme lors des élections ). Dans la plupart des noyaux chrétien-démocrates nés au début des années 1890, la majorité était gagnée à l’idée d’un parti populaire chrétien défendant les intérêts des travailleurs. Le Parti Catholique conservateur était selon eux trop discrédité, trop orienté vers les patrons. C’était surtout à Liège (autour de Pottier), à Bruxelles (la groupe autour de Renkis et de Carton de Wiart), à Gand (les anti-socialistes) et à Verviers que l’on revendiquait fortement l’autonomie politique. Le Volksbond sous leur influence semblait évoluer dans la même direction. Les conservateurs ne sont pas restés inactifs et, sous la direction de Woeste, une campagne a été menée contre le Volksbond avec pour argument principal la nécessité de l’unité catholique contre le danger socialiste. Les évêques ont envoyés le gantois Verhaegen faire avaler, avec succès, aux noyaux chrétien-démocrates un compromis: « l’autonomie professionnelle totale, l’autonomie politique limitée ». L’idée d’un parti populaire chrétien national était dès lors enterrée.
Mais dans les noyaux locaux n’existait aucun enthousiasme vis-à-vis du compromis défendu par Verhaegen. Mettre des candidats sur les listes catholiques signifiait renier leur propre programme et les places inéligibles qui leurs étaient laissées n’avaient pour but que d’accorder plus de votes aux conservateurs. Tout cela discréditait beaucoup les démocrates-chrétiens parmi les travailleurs. La majorité a tout de même accepté de fonctionner de cette manière et des coalitions ont émergé à Gand, à Bruxelles, à Charleroi et à Verviers. Cependant, là où les conservateurs ont refusé toute concession, même des places inéligibles sur la liste, les noyaux locaux étaient placés devant le choix de soit renier publiquement leur programme, soit lutter publiquement contre le parti catholique et les autorités de l’Eglise. Les cas les plus connus où cette dernière option a été choisie sont ceux de Pottier à Liège et du daensisme. À Liège, Pottier a finalement été envoyé – ou plutôt banni – comme enseignant à Rome en 1904 et les chrétiens-démocrates ont dû se soumettre aux catholiques. En réaction, la fédération des mineurs est passée à ce moment en bloc du côté des socialistes. De petits groupes ont encore essayé pendant quelques années de mettre sur pied un « syndicat libre », mais ils ont dû revenir vers la CSC avec un trou dans leur caisse de grève après la Première Guerre Mondiale.
d) Le daensisme: une occasion manquée pour le mouvement ouvrier belge
A Alost également, l’intransigeance des conservateurs locaux a conduit à une liste chrétienne¬-démocrate distincte, mais l’impact du daensisme sur le plan national a été beaucoup plus vaste. Autour de 1890, un noyau chrétien-démocrate s’est formé autour du journaliste-éditeur Pieter Daens qui défendait les travailleurs et les petits paysans. Contre les patrons et les châtelains francophones, ce mouvement a eu un caractère résolument flamand. En 1893, le prêtre Adolf Daens s’est impliqué dans ce groupe et le Christene Volkspartij (parti populaire chrétien) a été mis sur pied avec un programme progressiste social et flamand. Le Parti Catholique a alors demandé l’aide de l’Eglise en demandant à l’évêque gantois Stillemans de blâmer Daens.
Le Christene Volkspartij a tout d’abord essayé d’obtenir un accord avec les catholiques et a même été prêt d’accepter une place de suppléant lors des élections de 1894. Mais Woeste a refusé la moindre concession et les daensistes ont du présenter leur propre liste avec le prêtre Daens à sa tête. La campagne électorale de Woeste a quant à elle dégénéré au fur et à mesure en offrant gratuitement des saucisses et de la bière, mais aussi en chargeant des milices d’intimider l’opposition. Quand les résultats électoraux ont été connus, la fraude était telle qu’un deuxième tour a été nécessaire, duquel Daens est sorti vainqueur. Entre-temps, Daens avait déjà reçu de l’évêque Stillemans – sous la pression de Woeste et même de Leopold II – l’interdiction de faire des speechs dans les cafés (les seuls lieus où la toute jeune classe ouvrière pouvait se réunir) et de célébrer la messe en public.
Les conservateurs n’ont cependant vraiment commencé à s’alarmer que lorsque le daensisme a commencé à élargir son audience jusqu’à Bruxelles en avril 1895 avec la fondation de la Fédération démocrate-chrétienne autonome par Carton de Wiart et Renkin. Même à Anvers, un Vlaamse Christene Volkspartij (parti populaire chrétien flamand) a été créé dans la même optique. Le danger était donc que le Volksbond commence à prendre la direction d’un courant politique autonome, mais le président Verhaegen a pu écarter cette menace. La politique du compromis du Volksbond a eu pour conséquence que les daensistes n’ont pu compter sur le soutien des autres chrétiens¬-démocrates et sont devenus de plus en plus isolés et marginaux. Membre en 1896 du Volksbond, le Christene Volkspartij a été exclu en 1897 déjà pour « agitation à la lutte de classe, partialité envers le Parti Catholique et hypocrisie ». Seules cinq organisations du Volksbond se sont déclarées solidaires avec les daensistes et se sont retirées en guise de protestation. Le roi, le pape, les ministres catholiques,… tous ont mis une pression énorme sur Stillemans pour « exclure ou blesser » Daens. Quand le journal démocrate bruxellois « La Justice Sociale » a estimé que la campagne contre Daens allait trop loin et a pris sa défense, il a alors été tiré devant le juge pour calomnies et diffamations.
Fin 1898, le prêtre Daens était devenu président au Vlaamse Christene Volkspartij qui unifiait les différents groupes daensistes dont ceux d’Alost, d’Anvers et de Bruges étaient les plus importants. Ils jouaient un rôle dans les syndicats des briquetiers à Bruxelles et à Boom. Chez les travailleurs du textile à Verviers, Daens était également très populaire. Pour les catholiques, le caractère populaire du parti était une nouveauté. Isolé dans la chrétienne-dèmocratie, il virait toujours plus à gauche. Durant les élections mais aussi lors des mobilisations pour le droit de vote, il coopérait même avec les socialistes et les libéraux progressistes. En 1894, un cartel a été formé avec les socialistes et les libéraux pour les élections communales. En 1902, Daens a été élu sur une liste du Christene Volkspartij à Bruxelles et il siégea à nouveau quatre ans au Parlement. Mais la chasse menée contre lui par les catholique n’a jamais cessé. La condamnation explicite du daensisme par le pape en 1905 signifiait d’ailleurs presque un coup de grâce pour lui. Aux élections de 1906, il ne devait pas être réélu et il est mort brisé tant physiquement que mentalement l’année suivante.
Avec Pieter Daens comme figure centrale, le mouvement daensiste a encore pu tenir le coup à Alost en augmentant même le nombre de suffrages en sa faveur. Mais en dehors de cette ville, le Daensisme radicalisé a partout perdu du terrain petit à petit et, après la Première Guerre Mondiale, le Vlaamse Christene Volkspartij avait complètement disparu de la scène. Pieter Daens est mort en 1918 tandis que le dirigeant brugeois Fonteyne avait disparu pour l’Algérie et que Planquaert s’est enfuit vers l’Allemagne pour activisme durant l’occupation. D’autres dirigeants ont rejoint le Frontpartij flamingant, mais beaucoup de leurs membres se sont orientés vers les socialistes.
Le daensisme, comme nombre de groupes chrétiens-démocrates, a connu des début sous l’influence du mouvement anti-socialiste gantois. La cassure effective avec les catholiques (et donc, en Belgique, avec les puissants) est survenue faute de concession accordée par ces derniers. La coopération avec les libéraux progressistes (essentiellement dans le cadre de la lutte pour le droit de vote) ainsi, surtout, qu’avec les socialistes s’était imposée. Sur le plan des idées également, les daensistes ont viré d’un point de vue anti¬socialiste vers une lutte absolue contre le Parti Catholique, le parti du pouvoir, et vers les idées socialistes. Ils défendaient un programme social radical et étaient aussi radicalement flamingants. Leur implication dans la lutte des classes a été visible sur tous les terrains: au Parlement, dans les entreprises par l’intermédiaire de leurs syndicats ou encore dans les manifestations et actions pour le suffrage universel, lutte également massive à Alost. Par un habile jeu de chat et de souris avec les services d’ordre (manifester un autre jour que prévu, par exemple) et en refusant tout inconnu ou personne masquée dans les manifestations (pour exclure des agents provocateurs), ils ont pu éviter de connaître en 1902 à Alost ce qui s’était passé à Louvain où l’armée avait tiré dans la masse et tué 6 personnes. Dans la lutte pour le suffrage universel, les relations entre les frères Daens et les dirigeants du POB Anseele et Vandervelde sont devenues plus proches.
Ce rapprochement est expliqué en détails dans le livre de Louis Paul Boon sur Daens, qui est bien plus qu’un simple reportage ou un roman. Ce livre est d’ailleurs recommandé à tous ceux qui veulent en savoir plus et mieux comprendre la construction du mouvement ouvrier.
« Ce n’est pas uniquement Vandervelde, mais aussi Anseele, avec qui nos relations ont toujours été très chaleureuses, qui était en faveur du rapprochement avec le daensisme. La direction du parti s’avérait cependant tout sauf d’accord avec cela. Vandervelde était même tancé pour les articles qui concernaient ce sujet dans Le Peuple… (une série d’articles où il appelait tous les prolétaires, sans distinction de couleur ou de religion, à travailler ensemble au sein d’un parti, ndlr) Trop de fils de vieux riches libéraux ont pu se mettre à la tête du jeune parti socialiste, et au lieu d’être premièrement et surtout un parti ouvrier, c’était devenu un parti anticlérical. Dans cette direction, on accordait surtout de l’attention à renforcer la loge et à impliquer les travailleurs dans cette lutte anticléricale. (…) Si le parti socialiste permettait d’avoir une aile chrétienne, Adolf Daens serait à la tête de cette aile et tout les travailleurs chrétiens qui sont restés de côté jusqu’à maintenant viendraient renforcer cette aile chrétienne… Et qui va donc tenir le crachoir dans le parti, Vandervelde ou le prêtre Daens? » (Pieter Daens, Livre 4, 1902: Alfred Nichels – LP Boon)
Bien que la religion a toujours été un élément important, les daensistes ont été prêts à rejoindre les socialistes et à construire un parti ouvrier fort. Mais ce sont les luttes sectaires pour des voix à Alost qui ont prévalu. Louis Paul Boon a mentionné dans des interviews à propos de son livre « Pieter Daens » des réunions mouvementées entre les daensistes et la direction du POB (réunions qui ne sont pas explicitement citées dans le livre à la demande de la direction du PSB auquel Boon a adhéré après la fonte du KP (Parti Communiste)). Anseele surtout a, selon Boon, plaidé durant un certain temps la fusion au sein du POB, mais la direction du parti tenait à l’anti-cléricalisme comme principal point de référence. Les frères de la loge maçonnique qui à ce moment déjà avaient la prépondérance dans la direction du POB, ont refusé la fusion et ont joué un grand rôle dans l’isolement ultérieur du daensisme. Ils ont de cette façon contré une chance de pouvoir surmonter la division de la classe ouvrière sur le plan de la religion, ce qui pouvait faire du POB un parti capable d’attirer également les travailleurs catholiques (qui composaient la majorité des travailleurs en Flandre) en laissant la liberté de religion à ses membres.
Ils ont aussi refusé la possibilité d’incorporer au POB les revendications flamandes de l’époque, tout à fait justifiées mais vers lesquelles le POB était en grande partie aveugle. Pour Daens, ces revendications n’ont jamais été une attaque contre les travailleurs francophones, avec lesquelles il avait d’ailleurs de bons contacts à Verviers ou pour lesquels les daensistes ont lancé une campagne de solidarité à grande échelle durant une grande grève à Charleroi.
3. La mise sur pied du POB et de son programme sur la question nationale
Dans les années 1860, la lutte augmenta aussi en Wallonie, pas de façon aussi organisée il est vrai, mais de manière très explosive. Sur le plan du modèle d’action et de la technique de grève, les grèves en Flandre (à Gand entre 1850 et 1860) et en Wallonie (dans le Hainaut et à Liège entre 1860 et 1870) ont révélé de claires différences: les socialistes flamand avaient plus d’attention pour les formes d’organisation, les Wallons pour l’action directe. Le Hainaut, qui était resté jusqu’à ce moment relativement calme grâce à une expansion rapide, est devenu en 1860, et pour 10 années, le centre d’une escalade de colères et de luttes violentes contre la conspiration des patrons des mines pour imposer un règlement de travail commun. Les actions étaient résolues et ont obtenu la solidarité aussi bien à l’intérieur qu’en dehors du secteur minier. La répression était brutale, mais cela n’a conduit qu’à un élargissement de la grève et le règlement a finalement été retiré.
Bruxelles s’était entre-temps développée comme centre de la pensée politique. En 1860 déjà, les membres les plus socialistes du mouvement des libres penseurs « Les Solidaires » avaient mis sur pied une nouvelle organisation: « Le Peuple ». Ce fut par l’intermédiaire de « Le Peuple» et son dirigeant César De Paepe que la Première Internationale a eu son influence en Belgique. César De Paepe avait développé avec son “collectivisme” une sorte de position centriste entre Marx et Proudhon. Mais les activités du groupe bruxellois étaient au début limitées à des discussions théoriques et le manque d’intérêt pour la lutte quotidienne de la classe ouvrière était assez pénible.
En 1867, les prix pour des denrées alimentaires les plus élémentaires avaient atteint leur plus haut niveau dans le 19e siècle. Dans les mines, des licenciements et des baisses de salaires ont eu lieu car les patrons des mines avaient l’occasion de faire de plus grands profits en utilisant le charbon allemand, meilleur marché. En février, une grève a commencé dans et autour de Charleroi. Des moulins à blé ont été pillés, la gendarmerie a tué trois travailleurs et l’armée a occupé la région. Les salaires ont continué à baisser et, en 1868, il y eu 6 morts dans la mine de l’Epine. Le groupe d’internationalistes bruxellois, contre les actions à l’origine, a été placé le nez devant les faits et a commencé à s’engager concrètement pour l’organisation des travailleurs avec des caisses de résistance et des coopératives. Sous l’influence de l’Internationale, le principe de la grève a assez rapidement été reconnu. En 1869, une confrontation a pris place à Liège également, dirigée en partie par l’Internationale.
La chute de l’Internationale après la défaite de la Commune de Paris (1871) et l’expulsion de Bakounine qui était soutenu par la section belge, en plus de la crise économique de 1872-1873 avaient mis une certaine pagaille. Par la suite, jusqu’en 1886, l’essentiel des efforts était dirigé vers les pressions à exercer sur le Parlement au travers de l’action extraparlementaire. Le soutien recherché parmi les libéraux radicaux était bien limité. En 1883, le droit de vote pour les “capacitaires” (des personnes ayant une certaine éducation) a été introduit en résultat d’une alliance entre les socialistes et les libéraux progressistes. Mais plus aucune autre concession n’est ensuite arrivée. Seule la vague de la lutte des classes en 1886 a former la dynamite nécessaire pour obtenir un progrès sérieux à tous niveaux.
Un premier regroupement a eu lieu à Gand autour de la coopérative les Libre Boulangers de E. Van Beveren, à Bruxelles ensuite autour de la Chambre du Travail de L. Bertrand ainsi qu’à Anvers autour de la Fédération des Organisations Ouvrières d’Anvers de Ph. Coenen. La défaite de la Commune conduisait à une vision très pragmatique. Des initiatives ont été prises par ces organisations pour arriver à une organisation politique nationale, mais cela s’est toujours plus heurté aux tendances anarchisantes du mouvement ouvrier en Wallonie. Finalement, faute d’un parti national, le Parti Socialiste Flamand ainsi que le Parti Socialiste Brabançon ont été mis sur pied. En 1879 les deux formations ont fusionné, de même qu’avec quelques noyaux wallons, pour former le Parti Socialiste Belge. Mais, à cause de la méfiance des travailleurs wallons, cette histoire a essentiellement été un coup dans l’eau.
On peut d’ailleurs retrouver cette méfiance à la création du POB. Finalement, la défaite de l’énorme mouvement de grève qui s’étendait de Liège à la région de Charleroi et plus tard au Borinage et dans le Centre qui a modifié la donne. Lors de cette grève, les travailleurs se sont armés et avaient assouvi leur colère contre les machines ainsi qu’en brûlant des usines et les châteaux des patrons. La grève s’est même encore plus étendue vers les carrières de pierre de Lessines, de Soignies, de Doornik et de Dinant. L’armée est intervenue et a coloré les rues de rouge. La répression après a été très dure: des travailleurs arbitrairement arrêtés ont été condamnés à vie, d’autres à des peines allant de 12 à 20 années de travail forcé, ce qui revenait au même. L’absence d’organisation solide s’est fortement fait sentir.
Quand le POB a été fondé en 1885, il s’est dès ce moment engagé dans la voie du pragmatisme. Le terme “socialiste” a ainsi été refusé par les organisations ouvrières neutres. Sa création même a été le fait de travailleurs du secteur artisanal qui avaient jusqu’alors marché derrière les banderoles bleues des libéraux. Au Congrès de fondation, presque aucun travailleur de la grande industrie n’était présent. Le POB a dès son début été un parti réformiste, aspirant à l’amélioration du sort des travailleurs dans le cadre du capitalisme et au programme limité à un cahier de revendications radicales-démocrates. Le parti n’a jamais eu d’aile révolutionnaire socialiste comparable à celle de la social-démocratie allemande, autour de Rosa Luxemburg notamment, qui développait une stratégie pour la lutte pour le socialisme.
En 1887 déjà, de nombreux travailleurs wallons avaient manifesté au côté de leurs camarades flamands dans une manifestation pour le droit de vote universel. Mais les idées radicales et révolutionnaires de quelques dirigeants wallons se heurtaient au pragmatisme de la direction du POB et ces camarades peu obéissants ont été exclus. Pratiquement toute la classe ouvrière du Hainaut a suivi les frères Defuisseaux et leur Parti Républicain Socialiste. Un mouvement de grève a été massivement suivi par la suite dans le Hainaut, mais est resté isolé. Après cette guerre d’épuisement le mouvement s’affaissa finalement.
L’attitude du POB était économiste et aucune lutte n’a pu se développer pour les droits des femmes, pour les revendications justifiées des flamands,… Les intérêts de la classe ouvrière ont été rétrécis à leurs conditions de travail et de vie et au lieu d’élaborer une politique capable de s’opposer à la politique de diviser pour régner de la classe dirigeante, les divisions ont simplement été niées avec des conséquences néfastes pour la suite. Ce sont d’ailleurs les catholiques qui, après la Première Guerre Mondiale et puis de nouveau après la Deuxième Guerre Mondiale, ont mis à l’agenda la question du droit de vote féminin alors que les libéraux et la sociale-démocratie ont tenté d’éviter cela autant que possible. Les travailleurs catholiques étaient eux repoussés par l’anti-cléricalisme pur et dur du POB pour qui les liens avec les libéraux, également anti-cléricaux, étaient plus importants que l’unification de la classe ouvrière en Flandre. Les progressistes flamands ont ainsi été poussés dans les bras du parti du Front (après la Première Guerre Mondiale) ou des chrétiens-démocrates.
En agissant de la sorte, le POB a offert aux chrétiens-démocrates et aux catholiques l’opportunité d’être vus comme les défenseurs des revendications sociales flamandes et ont donc commis une erreur de taille qui a mené à la division du mouvement ouvrier belge tel qu’on la rencontre toujours aujourd’hui. Il n’est pas étonnant de remarquer que la première percée dans les lois linguistiques est venue au moment où les socialistes ont obtenu une victoire avec l’introduction du droit de vote plural. Tandis qu’entre les deux guerres mondiales, l’industrialisation de la Flandre a doucement commencé (à Anvers sur base de l’exploitation coloniale du Congo, au Limbourg avec l’ouverture de nouvelles mines de charbon), la sociale-¬démocratie, devenue chauviniste belge depuis la Première Guerre Mondiale, s’est discréditée dans le gouvernement (d’avril 1917 à novembre 1921; de juin 1925 à novembre 1927; de mars 1935 à mai 1940). Le mouvement ouvrier chrétien a alors commencé à croître rapidement.
4. La question nationale et l’intégration du mouvement ouvrier s’imposent après la conquête du suffrage universel
Sur le plan linguistique, l’unité entre les classes dirigeantes et certaines couches de la population était clairement établie. L’aristocratie utilisait le français en tant que langue culturelle internationale depuis déjà des siècles et l’occupation française pendant 20 années avait totalement francisé la bourgeoisie. Les quinze années d’occupation néerlandaise n’y avaient pas changé grand chose. Le français est donc devenu la langue véhiculaire, et la Belgique a été unilingue francophone. La bourgeoisie belge n’a toutefois jamais réussi à faire accepter le français en Flandre comme langue nationale, comme les Anglais ont pu le faire au Pays de Galles et en Ecosse. En Wallonie, un développement économique dynamique a assuré au français d’être accepté sans problèmes comme ciment national. Bruxelles aussi s’est francisée presque totalement : alors que, selon le recensement linguistique de 1846, Bruxelles comptait 70% de Flamands, aujourd’hui plus de 80% de la population bruxelloise parle le français (mais pas nécessairement comme langue maternelle).
En Flandre, le français n’a jamais été accepté comme langue véhiculaire à cause de la politique économique consciemment conservatrice menée par l’Eglise en Flandre. Le petit paysan – toujours plus fortement exploité sur une portion de terre toujours plus congrue – est resté prisonnier de son état borné sur les plans économique et culturel de par l’isolement féodal. Les enfants flamands qui avaient la chance de pouvoir accéder à une éducation durant le 19e siècle se voyaient imposer le français avec une discipline de fer. Parmi la petite bourgeoisie flamande, la résistance contre cette pratique a porté le nom de « flamingantisme culturel ». Avant la Première Guerre Mondiale, ce courant n’a pas atteint les couches larges de la population et est resté limité aux couches petites bourgeoises qui se sentaient privées de leurs possibilités de se hisser dans la société belge francophone à cause de la question linguistique. Leurs revendications ont donc été limitées à des exigences d’ordre linguistique, avec notamment la reconnaissance du Néerlandais pour une Flandre bilingue.
Une bourgeoisie flamande ne s’était toutefois pas développée : la révolution bourgeoise a été importée et la population flamande était – en dehors de quelques villes – atomisée sur de petites fermes. Tout cela a bloqué le développement d’une conscience nationale flamande. Mais cette conscience a pu se développer sur une large échelle à cause des développements dus à la Première Guerre Mondiale. La jeunesse paysanne a été rassemblée pendant 4 années dans des tranchées pour servir de chaire à canons confrontés à une direction exclusivement francophone. Cette conscience a clairement été exprimée dans le slogan du mouvement du Front: “Ici notre sang, ici nos droits”.
a) Le Mouvement du Front
Quand l’Allemagne a attaqué la Belgique en août 1914, le patriotisme belge a connu un âge d’or auquel le POB s’est directement raccroché. Avec son attitude belliciste, le POB a démontré qu’il voulait prendre place parmi la bourgeoisie. Vandervelde a été nommé ministre d’Etat et, en 1917, les socialistes sont entrés au gouvernement. Dans les cercles flamingants par contre, le patriotisme ne faisait pas du tout recette. Les intellectuels flamingants ont mené campagne parmi les soldats flamands, de jeunes ouvriers et paysans qui n’avaient pas seulement à souffrir de la guerre, mais aussi de la discrimination linguistique intenable et ce malgré la loi sur le bilinguisme dans l’armée. Des noyaux flamingants stimulés par l’occupant allemand ont quant à eux tenté d’utiliser la présence allemande pour réaliser certaines revendications. Les Allemands – avec leur “Flamenpolitik” : la création d’un Conseil pour la Flandre, la néerlandisation de l’Université de Gand,… – ont habilement joué sur la volonté de collaboration des “activistes”.
Les chiffres collectés plus tard par le mouvement flamand démontrent que les soldats flamands étaient utilisés comme chair à canons: une partie disproportionnée des soldats tués étaient flamands. De plus, défendre les droits linguistiques dans l’armée était considéré comme une résistance à la discipline militaire. Les flamingants ont alors travaillé à la construction du Mouvement du Front, illégal, dirigé hiérarchiquement et centralement, qui s’est infiltré dans toutes les unités de l’armée et a organisé différentes manifestations de soldats. Leur programme ne concernait pas uniquement la question linguistique : ils ne revendiquaient pas seulement une Flandre unilingue et une scission de l’armée en régiments flamands et wallons, mais également une autonomie administrative pour la Flandre. Ce programme, le caractère illégal du mouvement, leurs contacts avec les “activistes” et le fait qu’ils se déclaraient pour la paix sur base de négociations, tout ça a entraîné parmi eux une tendance à la désertion et a provoqué de nombreuses poursuites. En présence d’un parti ouvrier révolutionnaire avec assez d’implantation et armé d’un programme de transition à l’instar des bolcheviks en Russie (« Terre, Pain, Paix ») ainsi que d’un programme abordant la question nationale correctement (et de même pour la religion), les choses auraient pu être totalement différentes et ce parti aurait pu obtenir un soutien de masse parmi le Mouvement du Front.
Après la guerre, “l’activisme” d’une petite minorité a été utilisé pour, dans l’atmosphère patriotique, isoler et discréditer le mouvement flamand. La majorité des flamingants n’ont néanmoins pas collaboré avec les Allemands. Il restait dans l’Establishment politique des flamingants convaincus comme C.Huysmans, L. Franck et F. Van Cauwelaert qui, après la guerre, ont de nouveau mené la lutte pour les droits des Flamands dans les structures de la Belgique. Mais l’activisme et le Mouvement du Front avaientt tout de même posé les premiers pas vers un développement ultérieur du flamingantisme. L’orientation prise vers les soldats avait rendu le mouvement flamand plus démocratique, la revendication d’une Flandre unilingue flamande a été reprise et l’idée fédéraliste et autonomiste a finalement réussi à percer.
Aux élections de 1919, le Parti du Front (créé la même année) a obtenu 5 sièges. Il aspirait à l’autonomie de la Flandre et était antimilitariste. Le pèlerinage de l’Yser était au début une manifestation pacifiste : sur le monument était écrit – en 4 langues d’ailleurs – « plus jamais la guerre ». Après 1922, sous l’influence des activistes, il était devenu anti-belge et revendiquait l’abolition de la Belgique, mais pas anti-démocratique. Il comptait en ses rangs à ses origines, surtout à Anvers, nombre d’activistes socialistes, communistes et de jeunes artistes. Des forces anti-militaristes radicales y ont également trouvé un abri, de même que des restes du Christene Volkspartij de Daens. Différentes parties du Parti du Front étaient explicitement de la gauche radicale. (Herman Vos et Jef Van Extergem par exemple).
A mesure que le temps passait et que le Parti du Front restait faible, un courant de droite a gagné du soutien, et particulièrement en Flandre Occidentale sous l’influence de J. Van Severen. La lenteur avec laquelle le gouvernement acceptait de faire des concessions aux aspirations flamandes a mené à la désillusion et à un essor du soutien pour les activistes. En 1928, à Anvers, A. Borms était élu de sa prison, alors qu’il n’était pas éligible, à une grande majorité aux élections partielles. En 1933, le VNV était mis sur pied par des forces du Parti du Front.
La Première Guerre Mondiale a eu lieu au sommet du développement capitaliste sur l’échelle mondiale. En Wallonie surtout, mais également en Flandre, on a assisté à un développement industriel toujours plus rapide. Entre 1896 et 1910, le nombre de travailleurs dans les 4 provinces flamandes avait augmenté de 85.000, et en Wallonie de 54.000. La découverte de charbon dans le Limbourg a donné le signal symbolique de la résurrection économique de la Flandre.
b) La direction du POB a peur de la force de sa classe
1902 et 1913 ont été des années de grèves générales pour le suffrage universel (masculin). En 1902, le mouvement n’a pas été initié par la direction, mais par les travailleurs du Hainaut qui s’étaient mis en grève le 8 avril pour soutenir une proposition de loi pour le suffrage universel. Immédiatement, des confrontations violentes ont éclaté et il y eut plusieurs morts. Le 14 avril, la direction du POB a été bien obligée de courir après sa base et a appelé à la grève générale, appel immédiatement suivi par 300.000 travailleurs. Le Parlement a néanmoins refusé la proposition (le 18 avril) et le soir même à Louvain, 6 travailleurs ont été tués et 14 blessés par la garde civile. La direction du POB a stoppé la grève le 20 avril, enclenchant beaucoup de colère au sein du parti. Le Congrès de 1902 a refusé la grève générale violente et a décidé de se diriger vers la voie de la légalité. Le mécontentement suite à l’absence de résultats de cette politique bouillonnait par la suite et, quand les socialistes ont stagné les élections de 1912, les mineurs et les métallos du Borinage, du Centre, de Charleroi et de Liège ont commencé une grève où il y eut plusieurs morts. L’appel pour une grève générale augmentait constamment, la direction a donc été poussée à l’organiser de façon planifiée (et donc contrôlable). Le 14 avril 1913, après un nouveau refus du suffrage universel au Parlement, la direction a appelé à une grève générale suivie après quelques jours seulement par 400.000 grévistes. Dix jours plus tard, la lutte a été arrêtée sous le prétexte d’une vague concession du premier ministre. La direction du POB avait peur de la force de son propre mouvement. Les protestations de l’aile gauche ont été étouffées par le patriotisme croissant. Le 4 août 1914, Vandervelde était nommé ministre d’Etat, la voie pour l’intégration dans l’appareil d’Etat était dès lors ouverte.
Ce processus de lutte de classe ascendante malgré la direction du POB a été noyé par la guerre. Mais la vague révolutionnaire d’après guerre, qui a inondé l’Europe entière en partant de Russie, a diminué la marge de manœuvre de la bourgeoisie à tel point qu’elle a dû accepter le suffrage universel masculin en 1919. En août 1917, la direction du POB est entrée dans le gouvernement bourgeois et, en 1919, le POB est devenu le plus grand parti de Bruxelles et de Wallonie, en obtenant nationalement 36% des suffrages. Les actions de grèves menées immédiatement pour la journée de travail de 8 heures, pour la reconnaissance des syndicats,… étaient timidement soutenues par le POB au gouvernement. La bourgeoisie a finalement dû accepter la journée de travail de 8 heures, l’index et les premiers fondements de ce qui allait plus tard devenir la sécurité sociale.
c) La démocratie chrétienne devient un groupe du parti catholique reformé
Malgré l’existence du Volksbond (la Ligue Populaire) qui unifiait les différentes organisations catholiques, le Parti Catholique n’était jusqu’en 1914 guère plus qu’un rassemblement un peu lâche de groupements, et pas vraiment un parti. Mais la direction du parti était clairement un territoire réservé aux conservateurs. En Flandre, l’aile ouvrière en particulier réclamait une représentation sur les listes électorales. Les différents groupes chrétien-démocrates n’acceptaient plus de travailler dans le cadre du Volksbond, mais voulaient devenir un groupe organisé dans le Parti Catholique réformé, un parti où les différents groupes devaient être clairement structurés. Les conservateurs n’étaient évidemment pas favorables à une telle évolution.
Le 14 septembre 1921, l’Union Catholique de la Belgique a été créée sur base de 4 groupes (« stand »):
1. La vieille Fédération des Associations et des Cercles conservateurs, composée de notables bourgeois et d’aristocrates. En compensation de la perte de son monopole, la Fédération a maintenu une grande mainmise sur le travail électoral, surtout en Wallonie et à Bruxelles.
2. Le puissant Boerenbond, avec le mot d’ordre “religion, famille, propriété” était flamingant. Il a reçu un faible alter ego wallon, l’Alliance Agricole, en 1930.
3. La Ligue Nationale des Travailleurs Chrétiens ou Bloc Démocratique était une confédération de la CSC, de l’Alliance Nationale des Mutuelles Chrétiennes (Landsbond der Christelijke Mutualiteiten), de la Ligue des Coopératives (Verbond der Cooperaties), des guildes des femmes (Vrouwengilden), de la Jeunesse Catholique Ouvrière ( Katholieke Arbeidersjeugd), etc. Au total il s’agissait là d’à peu près 700.000 personnes. En 1923, le nom a été changé en ACW: Algemeen Christelijk Werkersverbond (Mouvement Ouvrier Chrétien). Beaucoup de ses dirigeants étaient des flamingants modérés. Cette forte vie associative avait une influence énorme sur le développement de l’opinion publique en Flandre. Son pendant wallon, le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), était moins fort et a au début souvent dû être entraîné par l’ACW.
4. Le maillon le plus faible de cette fédération de groupes était la Christelijke Federatie van de Middenstand (Fédération Chrétienne des Classes Moyennes) (25.000 membres), mise sur pied en 1919 par un prêtre. Les causes de cette faiblesse étaient l’individualisme et la grande diversité sociale dans les classes moyennes, la concurrence libérale ainsi que la préférence de s’appuyer sur les notables plutôt que sur les démocrates.
Le lien entre ces différents groupes était et restait la religion et surtout la défense de l’enseignement catholique libre. Sur cela, tout le monde était d’accord. Le programme (défini en 1921) mettait l’accent sur la défense de l’enseignement libre, de la famille, de la propriété, de la libre entreprise, de l’unité nationale, de la fidélité envers la monarchie, de la politique d’austérité et de l’harmonisation des intérêts du travail et du capital, entre autres avec un élargissement de la législation sociale. L’Union Catholique avait, surtout en Flandre, une aile démocratique et principalement flamingante. En Wallonie, elle restait conservatrice.
d) La droite Catholique
Les catholiques conservateurs ont tenté de changer le droit au Suffrage Universel en leur faveur (âge plus élevé, vote pour le chef de famille, droit de vote pour les femmes). Plus tard, des listes dissidentes se sont présentées en Flandre et ont obtenu un tiers des votes de l’Union Catholique dans quelques districts. Ils résistaient également aux différents groupes et au programme flamand minimaliste de la Ligue Nationale Catholique Flamande (Katholieke Vlaamse Landsbond).
Une minorité influente parmi les catholiques conservateurs s’est mise en avant après la guerre comme les défenseurs de la vieille tradition contre-révolutionnaire. Ils accusaient les chrétiens-démocrates de stimuler en pratique la lutte de classe, étaient fiers d’être réactionnaires et rejetaient même le libéralisme des conservateurs. Sous l’influence du réactionnaire français Ch. Maurras et de son Action Française chauviniste, ils critiquaient fortement la démocratie parlementaire et désiraient « l’ordre et l’autorité » au sein d’une société hiérarchique. Ces positions s’épanouissaient surtout dans les cercles étudiants francophones de Louvain, avec le soutien du cardinal Mercier. Un « parti de l’ordre » était aussi le rêve de quelques libéraux de droite, un parti qui aurait eu à lutter contre le socialisme, la démocratie-chrétienne et le flamingantisme. Ceux-là défendaient un nationalisme belge antidémocratique. Beaucoup parmi eux allaient trouver chez Rex l’expression de leurs idées et de leur programme. Ce n’est seulement que quand Rex – né de groupements de droite de l’Action Catholique sous la protection des évêques- et le VNV ont connu leur ascension que le clergé traditionaliste a reculé de frayeur devant cette idéologie. Degrelle utilisait en fait ce patronage pour créer un parti clairement fasciste qui menaçait l’unité du monde catholique, mais il a fallu attendre quelques années avant que cela ait été clairement compris. Beaucoup de partisans de Rex étaient des représentants de la plus haute bourgeoisie catholique et francophone, mais ce mouvement était marginal en Flandre. Cependant, sa première participation aux élections s’est soldée en 1936 par l’obtention de 21 sièges à la Chambre ! Par la suite, ce succès s’est effrité et en 1939, Rex n’a gardé que 4 sièges.
e) Le réformisme du POB
Depuis l’introduction du suffrage universel masculin, la bourgeoisie ne pouvait se permettre de nier plus encore la question nationale. La législation linguistique votée durant l’entre-deux guerres a dû aller à la rencontre de quelques revendications du mouvement flamand. C’était là la réponse de la bourgeoisie à l’influence croissante des fédéralistes. De l’autre côté, l’Eglise en Flandre a continué à mener une politique de sous-développement économique pour préserver sa position de pouvoir. Cette politique a arrêté l’intégration de la Flandre dans le développement capitaliste et a donc empêché la naissance d’une « conscience nationale belge ».
Le développement économique et démographique inégal entre la Flandre et la Wallonie a eu comme conséquence que la question nationale est devenue un véritable problème pour l’existence ultérieure de l’Etat national. Au côté de la propriété privée des moyens de production, l’existence même de l’Etat national est un frein pour le développement des forces de production. En conséquence, le problème de la nationalité (que l’on peut en définitive réduire à la question de la répartition de la pénurie) prend des formes toujours plus violentes. Tout comme les crises économiques sont récurrentes sous le capitalisme, la résurrection continuelle de la question nationale tire son origine dans l’existence même du capitalisme. La seule base sur laquelle la question nationale peut trouver une véritable solution est la transformation socialiste de la société.
Dans cette optique, la direction réformiste est elle-aussi responsable de la persistance de la question nationale. Premièrement, la direction du POB a nié la question nationale alors que sa déclaration de principes affirmait pourtant le droit de chacun d’utiliser sa propre langue. Ensuite, durant la Première Guerre Mondiale, elle a ouvertement et sans aucune honte pris position pour le chauvinisme belge. Elle a donc été également responsable de la croissance explosive du mouvement ouvrier chrétien en Flandre et de la division de la classe ouvrière belge, division qui allait par la suite jouer un gigantesque rôle dévastateur.
Une opportunité historique a ainsi été manquée. Ce n’est que sous la pression conjointe à la fois du Mouvement et du Parti du Front, de la croissance du mouvement ouvrier chrétien – qui lui prêtait attention à la question flamande et avec la polarisation générale dans la société – et de la croissance de l’extrême-droite et du Parti Communiste ¬qu’en Flandre, en 1937, le premier Congrès des Socialistes Flamands s’est tenu. Mais ce Congrès a accouché d’un contenu faible, réformiste et arrivé bien trop tard. À ce moment, le Mouvement Flamand avait déjà viré vers la droite et même l’extrême-droite et le mouvement ouvrier démocrate-chrétien avait déjà posé de sérieux pas en avant sur cette question. La CSC avait 65.000 membres en 1919 pour 340.000 en 1939 alors que la Commission Syndicale (l’ancêtre de la FGTB) a seulement augmenté sur la même période de 577.000 membres à 580.000. Il faut préciser qu’en 1921, la Commission Syndicale a connu un pic de 690.00 membres contre 121.000 pour la CSC. La CSC avait essentiellement renforcé sa position en Flandre, mais était aussi arrivée à être absolument dominante dans la communauté germanophone, où le mouvement syndical chrétien a gardé jusqu’à aujourd’hui encore une majorité absolue. Cette situation en communauté germanophone a aussi beaucoup à voir avec l’attitude des socialistes sur la question nationale.
Le PS/SP a bien plus tard repris beaucoup des revendications du mouvement flamand et wallon dans son programme. Mais pas plus que sur le plan économique ces revendications n’ont été liées à une stratégie de transition pour un programme abordant le renversement fondamental de la société. Sur cette base, il est logique d’observer que la direction du PS et SP.a actuelle est tout entière absorbée dans le chaos que la bourgeoisie a créé dans sa recherche désespérée d’un compromis.
En l’absence de toute direction alternative proposée par le mouvement ouvrier, le Mouvement du Front a inévitablement dégénéré vers des positions nationalistes et a été poussé dans les bras de la droite catholique en devenant progressivement toujours plus antidémocratique au point de glisser même vers l’idéologie fasciste. Mais le Parti du Front, qui avait obtenu 12 sièges parlementaires en 1919, a rapidement été déchiré dans le contexte de polarisation qu’ont connu les années ’30. Une partie (avec Herman Vos) s’est alors dirigée vers le POB tandis qu’une autre partie a rejoint les catholiques. Le reste a cherché sa « propre instruction civique nationale » dans les théories du Nouvel Ordre.
Au sein de la communauté germanophone, le fait que le POB ait rejoint le camp pro-belge et ait défendu les intérêts de la bourgeoisie oppresseuse belge francophone a mené à un effondrement de ses votes de 25% en 1929 à 5% en 1936 au bénéfice des fascistes. C’est de cette manière que le mouvement ouvrier a payé le prix de l’annexion de la région d’Eupen-Malmédy (refusée par sa population) et de la discrimination subie sous le régime belge. De même que pour les revendications flamandes, la direction du POB a tout simplement ignoré et n’a porté aucune attention aux justes revendications nationales de la population germanophone.
Le suffrage universel masculin a eu pour conséquence de faire peser plus lourdement sur la scène politique la domination numérique de la Flandre. Le mouvement flamand – alors établi dans tous les partis politiques – a pu imposer toujours plus de revendications (les lois linguistiques de 1938, l’université néerlandophone de Gand,…). En Wallonie s’est développée à ce moment la crainte d’une minoration et l’esprit de revanche. L’idée d’une « scission administrative » a donc reçu toujours plus de soutien. La bourgeoisie a dû réagir, notamment à cause du soutien qu’obtenaient les flamingants radicaux, mais rejetait le bilinguisme (à l’exception de Bruxelles) comme un principe à suivre dans l’intérêt de l’homogénéité culturelle des communautés.
f) La « bourgeoisie flamande »
Dans la période de l’entre-deux guerres, l’industrialisation a commencé à s’accélérer en Flandre et un certain nombre de puissants pôles de croissance se sont développés: à Gand, à Zeebrugge, à Vilvoorde, à Willebroek, en Campines,… Le port d’Anvers fleurissait à ce moment sur base du commerce colonial et a pu attirer toujours plus d’industries dans la région tandis que les mines du Limbourg étaient exploitées. La part flamande dans l’emploi industriel national a augmenté entre 1919 et 1937 d’un peu plus de 31% à presque 39%. Dans la même période, le pourcentage wallon a baissé de 51,4% à 41,1 % (ce n’est qu’après les années ’60 que la Flandre est devenue la région la plus industrialisée de Belgique).
Rarement ces activités industrielles ont été le fait d’une « bourgeoisie flamande » : les holdings wallons et bruxellois (et surtout la Société Générale) ont apporté en plus des capitaux nécessaires, le personnel qualifié nécessaire. De fait, il était difficile d’avoir des ingénieur néerlandophones sans université flamande… Même l’enseignement secondaire technique n’en était alors qu’à ses premiers balbutiements. Le VEV (Vlaams-Economisch Verbond, organisation patronale flamande mise sur pied en 1926) regroupait surtout de petits ou moyennement grands commerçants ou dirigeants d’entreprises. Rapidement, cette organisation est devenue le porte-parole de l’impatience d’une bourgeoisie flamande (de PME et de managers) naissante, pour à majorité catholique. Sous son impulsion, en 1935, s’est créée la Kredietbank destinée à devenir le troisième groupe financier du pays après la Société Générale et la Banque de Bruxelles. La Kredietbank a surtout trouvé son origine dans le Boerenbond et les milieux d’affaires d’Anvers et de Courtrai. Le VEV liait les revendications linguistiques aux revendications économiques flamandes. Suite à ces développements, le radicalisme flamingant s’est développé vers la droite.
g) La crise économique des années ’30 polarise le paysage politique
Quand, en octobre 1929, s’est effondrée la bourse de New York, la grande crise mondiale a commencé. En Belgique, la masse de chômeurs a alors augmenté de 15.000 personnes en août 1930 pour atteindre 85.000 quelques mois à peine plus tard, en avril 1931. Mais le mécontentement croissant sur le plan socio-économique a été reporté sur la très émotionnelle question linguistique et, de par son impuissance à régler le conflit linguistique, le gouvernement a chuté. Ce scénario s’est encore répété en octobre 1931.
La production diminuait à mesure de l’intensification de la crise. Ainsi, alors que l’indice de production avait grimpé entre 1923 et 1929 de 100 à 140, il a baissé dans la seule deuxième moitié de 1930 jusqu’à 108. Si on considère le niveau de l’activité industrielle en 1929 comme étant une référence chiffrée à 100, en 1934 cet index était descendu jusqu’à 67. Après un court rétablissement, une nouvelle baisse a suivi en 1938 en entraînant en conséquence un chômage massif d’un niveau historique. La spécialisation de l’économie belge dans les produits industriels semi-finis, le faible progrès technologique et la politique de bas salaires ont freiné la transition vers le fordisme, la nouvelle forme d’organisation capitaliste reposant sur le développement de la production et de la consommation de masse.
La situation pour les travailleurs belges et leurs familles a évidemment été extrêmement pénible durant cette période alors que le POB n’a eu pour réaction que de limiter ses actions à la lutte contre les conséquences de la crise, et non contre ses causes. A la base, le mécontentement a augmenté parallèlement au chômage (qui, en février 1932, avait déjà grimpé jusqu’à 168.000), à la diminution des salaires (selon la Banque Nationale, ceux-ci avaient baissé de 15% dans les secteurs de production destinés au marché interne entre 1930 et 1935 et de 35% dans la production pour l’exportation – selon le syndicat socialiste la diminution était en moyenne de 40%), au nombre de faillites, à la déflation (combinée à la démolition des salaires, des pensions, des allocations de chômage,…). En 1932, cette situation a mené à une vague de grèves en Wallonie qui a exprimé et révélé l’existence d’un énorme fossé entre la direction et la base du POB. La grève a été soutenue par le PCB et la Jeune Garde Socialiste (organisation de jeunesse du POB), mais contrariée par la direction du POB. Cette dernière s’est tout de même trouvée obligée de soutenir la grève par la suite par crainte d’un élargissement de la lutte. Malgré cela, 10.000 mineurs des Campines sont entrés en grève en solidarité avec leurs collègues du Borinage. La répression a été énorme et, faute de perspectives, la grève s’est finalement éteinte.
L’absence d’alternatives offertes par la direction du POB l’avait considérablement discréditée. C’est alors qu’elle a mis en avant la figure de De Man et de son « Plan du Travail » accepté au congrès de Noël 1933. Le Plan était basé sur le keynésianisme (du nom d’un économiste libéral « éclairé », qui plaidait pour une intervention plus active de l’Etat dans l’économie et pour une politique d’emploi complète, entre autres par l’intermédiaire de travaux publics).
Il devint progressivement plus clair que la bourgeoisie n’avait aucune réponse à la crise. Tous les moyens connus avaient déjà été essayés. Aussi, un gouvernement a été mis en place composé de la fine fleur de la bourgeoisie financière. Ce gouvernement sous la direction des banquiers Theunis (groupe Empain), Gutt (groupe Lambert) et Franqui (Société Générale) a dû avouer après seulement 4 mois son incapacité à solutionner la crise. Pour éviter que les menaces de grèves ne se concrétisent et refroidir l’agitation sociale, le POB a dû être pris au sein d’un gouvernement d’Union Nationale formé le 25 mars 1935 sous la direction du banquier Van Zeeland. Le « Plan De Man » a été quasi totalement écarté, amplifiant le mécontentement de la base du POB. Sous ce gouvernement, le chômage a été repoussé à 100.000 personnes environ, mais sur base d’une reprise économique conjoncturelle. Cette reprise a toutefois également provoqué une nouvelle vague de résistance ouvrière, avec notamment la grève générale de 1936 qui a obtenu un salaire minimum, 6 jours de congés payés et une augmentation des allocations familiales. La semaine des 40 heures, par contre, est restée une revendication.
Aux élections de 1936 – quelques mois avant la grève – les partis traditionnels avaient ensemble perdu 17% des votes (le POB avait baissé de 5%). Le Parti Communiste Belge, par contre, avait réussi à avoir 6,06%, soit le double de ses suffrages, et est passé à cette occasion de 6 sièges à 9. De son côté, Rex avait fait une percée en récoltant 11,6% des suffrages et 21 sièges tandis que le « Vlaams Blok» (principalement le VNV) avait eu 16 sièges (8 en plus). Dans de telles conditions, un gouvernement sans les socialistes était impossible.
h) Le mouvement flamand : de « plus jamais la guerre » à la collaboration avec les nazis
Contrairement à la Première Guerre Mondiale où l’activisme (la collaboration avec les Allemands pour obtenir des revendications politiques) était une question limitée et seulement flamande, la Seconde Guerre Mondiale a dès ses débuts connu une collaboration wallonne. Rex a été l’expression politique de ce processus. Mais le VNV a, lui, pu se baser sur la tradition provenant de la lutte pour l’émancipation flamande. Dans les années ’30, le VNV (qui avait tout de même réussi à obtenir 17 sièges lors des élections de 1939) a constamment plus glissé vers la droite autoritaire. Il a entraîné des milliers de flamands dans la collaboration.
Dès 1931, le Verdinaso était lui aussi actif. Son nom complet était le Verbond van Dietsche Nationaal Solidaristen (la Ligue des Solidaristes Nationaux du Diets, le grand Pays-Bas) et il était sous la direction de Joris Van Severen. Le Verdinaso avait beaucoup de succès auprès des jeunes intellectuels catholiques. Alors que Van Severen était à l’origine séparatiste, il a annoncé une nouvelle orientation en 1934 et le mouvement s’est positionné contre la séparation de la Flandre et même contre le fédéralisme. Son rêve était devenu d’arriver à la réunion des 17 provinces (c’est-à-dire la Wallonie, le Luxembourg et les Pays-Bas) et il s’est alors montré très pro¬-belge et anti-communiste. Après la disparition de Van Severen, exécuté par des anti-fascistes à Abbeville avant même l’occupation de la Belgique par l’Allemagne, le Verdinaso est partiellement tombé dans les mains du VNV et a collaboré.
En Belgique, l’establishment a voulu éviter à tout prix une répétition de 1914-18 – la gestion du pays devait rester aux mains des Belges. Un jeu du pouvoir interne a dès lors commencé entre les différentes fractions de collaborateurs qui luttaient les unes contre les autres. L’occupant a habillement utilisé ces conflits. C’est le VNV qui a réussi à obtenir la position la plus favorable: en 1943 déjà, plus de la moitié des bourgmestres flamands étaient membres du VNV. En Wallonie, cette position était prise principalement par les rexistes. Le VNV mobilisait et recrutait pour le front de l’Est dans la Légion Flamande, soi-disant pour défendre la civilisation chrétienne contre le « communisme athée »: 12.000 flamands s’y sont inscrits, dont beaucoup de garçons de 16 ans. A côté de cela, 8.000 wallons se sont inscrits pour le front de l’Est dans la Légion Wallonie.
Tout le sommet de l’Establishment était préparé à la collaboration avec l’Allemagne. La collaboration économique a été telle que l’économie belge a presque été totalement mise au service de l’Allemagne. L’élite belge a prospéré, engrangeant profits et pouvoir, mais n’a par contre jamais été punie après la guerre, bien au contraire. Les patrons belges ont exigé durant l’été 1940 le gel des salaires, ou leur diminution, ainsi que l’abolition des allocations de chômage et l’allongement de la journée de travail. Les documents officiels parlaient des nouvelles opportunités offertes aux patrons par l’occupation allemande du fait que les syndicats étaient hors de combat. Cela également n’a jamais été puni.
5. La Seconde Guerre Mondiale et l’apparition du mouvement wallon
La Belgique sorti de la Deuxième Guerre Mondiale avec une capacité économique presque intacte, ce qui a permis une forte et rapide relance de la production et des profits. Cet effet a perdu de sa vigueur par la suite quand, quelques années après, les économies concurrentielles européennes avaient été remises d’aplomb.
Depuis le début des années ‘50, les faiblesses structurelles de l’économie belge qui s’étaient accumulées depuis un demi-siècle se sont manifestées. Mais le secteur bancaire de la bourgeoisie monopoliste (son aile dominante) a préféré privilégier une politique de bénéfices rapides et n’avait aucune stratégie pour moderniser le capitalisme belge. Cela s’est traduit par un affaiblissement de la position concurrentielle du capitalisme belge face à ses concurrents du Marché Commun Européen nouvellement créé ainsi que par une succession de crises: la Question Royale (45-50), la Guerre Scolaire (54¬-58), la Grève Générale contre la loi unique (60-61) et de fréquents changements dans la composition du gouvernement.
a) L’après-guerre: une révolution trahie
En Belgique, comme dans la plupart des pays européens de l’après-guerre, le potentiel révolutionnaire était largement présent. Les communistes jouissaient alors d’un prestige inégalé dû à leur rôle dans la résistance. L’ascension communiste en Belgique était telle que la bourgeoisie considérait la lutte contre cette menace comme une de ses priorités. Dans plusieurs pays, la prise de pouvoir par les communistes aurait été possible, mais cela allait à l’encontre des intérêts de l’Union soviétique stalinienne, qui, sous la direction de Staline, avait conclu un accord avec Roosevelt et Churchill sur la répartition de l’Europe. Des mouvements révolutionnaires en Europe Occidentale ont en conséquence été activement freinés par les staliniens. En Belgique aussi, le PCB est entré au gouvernement et a eu plusieurs ministres. Ainsi, le PCB a pensé pouvoir empêcher une révolution par des concessions venues d’en haut.
La présence du PCB au gouvernement était un signe flagrant de la faiblesse de la bourgeoisie tandis que la faiblesse du stalinisme s’est exprimée à travers le fait que le PCB a accepté l’offre de la bourgeoisie et n’a joué aucun rôle dirigeant dans le développement du mouvement révolutionnaire. La bourgeoisie s’est servie du PCB – qui, en 1946, récoltait 12,6 % des voix (avec des pics de 29 % dans le Borinage et à Liége et de 25 % à Charleroi) – afin que le gouvernement lance l’appel au désarmement des partisans. Le PCB a participé au gouvernement jusqu’en 1947. De cette trahison a résulté son déclin électoral: 7,4 % en 1949 et 4,7 % en 1950. Le PCB n’offrait aucune alternative, aucun chemin à emprunter pour aller de l’avant.
De son côté, le POB a essayé de se parer d’une image de gauche, mais sans effectuer de politique correspondant à l’image. Ainsi, la répression contre une grève des mineurs et des métallos wallons en décembre 1944 a été menée par le ministre Van Acker. Parallèlement, sur le plan international, une politique atlantiste et anticommuniste a été initiée par Paul-Henri Spaak, farouche partisan de la mise en place de l’OTAN et qui allait d’ailleurs plus tard en devenir son secrétaire-général.
Après la guerre, l’ACW a été refondée et a maintenu ses liens avec le CVP. La CSC du côté francophone avait des liens moins étroits avec le PSC, entre autres il y a eu après la guerre deux partis catholiques différents: le PSC, mais aussi l’Union Démocratique Belge (plutôt travailliste), qui avait cependant récolté des scores plutôt bas (un seul élu en 1946). Les restes de l’UDB ont par la suite été absorbé par le PSC, mais l’existence d’un parti ouvrier catholique a eu pour conséquence que, dès le début, les liens avec le PSC ont été moins solides qu’en Flandre. Le PSC était un instrument politique bourgeois plus homogène comparé au CVP divisé en différents groupes.
b) Reconstruction du mouvement ouvrier et apparition du mouvement wallon
La collaboration n’était pas le monopole de la Flandre, pas plus que la résistance n’était le monopole de la Wallonie. Mais alors que la collaboration idéologique a été masquée en Wallonie après la guerre, le mouvement flamand a défendu avec plus ou moins d’ardeur les collaborateurs flamands en revendiquant leur amnistie. Les arguments avancés pour cette impunité étaient que la collaboration économique fortement présente en Wallonie n’était pas sanctionnée alors que de petits bonnets trompés devaient payer pour leur flamingantisme. Pour beaucoup de flamingants, l’épuration de l’après-guerre – souvent qualifiée de répression en Flandre – était considérée comme une manœuvre de l’Etat belge de décapiter le mouvement flamand. Durant la guerre, le mouvement flamand s’est surtout exprimé dans la collaboration tandis qu’un certain sentiment wallon a grandi dans la résistance. Cela se reflète d’ailleurs dans les noms de certains groupes de résistance: “Wallonie libre”, “Wallonie indépendante”, “Front wallon de l’indépendance”.
Mais les revendications wallonnes ont aussi trouvé un écho dans les organisations clandestines armées (Front de l’Indépendance), dans les syndicats (dans le Mouvement Syndical Unifié mené par André Renard ou encore dans les Comités de Lutte syndicale mis sur pied par le PC) et dans les ailes wallonnes des partis sortis publiquement de la Libération.
A. Renard a joué un rôle de pointe dans la résistance clandestine du mouvement ouvrier contre l’UTMI (Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels) corporatiste et défendue entre autres par De Man qui était passé chez les fascistes dès le début de la guerre. En 1942, à Liège, le MMU (Mouvement Métallurgiste Unifié) a été créé sous la direction de A. Renard et de R. Latin. Cette organisation avait une tendance à l’anarcho-syndicalisme. En 1944, le MSU (Mouvement Syndical Unifié) a lui aussi été créé, à partir du MMU, et a étendu son terrain d’action à toutes les régions wallonnes. De l’autre côté, le PCB avait pris l’initiative de fonder les Comités de Lutte Syndicale (CLS) regroupés dans la Confédération belge des syndicats uniques (CBSU) à la fin de la guerre. Une troisième nouvelle organisation syndicale, le Syndicat Général des Services Publics (SGSP, qui allait devenir la CGSP) a émergé des militants combatifs de l’enseignement, de la poste,… Dès la fin de l’occupation, la vielle CGTB (refondée en 1937 par une scission de la Commission Syndicale du POB) s’est reconstruite. Par la suite a été créé la FGTB, lors du congrès de l’unité des 28 et 29 avril 1945. Les relations de forces numériques étaient les suivantes:
– CGTB: 248.259 membres
– CBSU: 165.968 membres
– MSU: 59.535 membres
– SGSP: 51.789 membres
Déjà pendant la guerre avait été formé le courant syndical wallon fédéraliste, dirigé par Renard et Latin, qui s’est intégré à la FGTB en 1945 et a joué un rôle très important en 1950 et en 60-61, durant la « grève du siècle ». Ainsi, la guerre a approfondi plus encore la question nationale en favorisant la naissance d’un mouvement wallon aspirant au fédéralisme. Il est important de bien comprendre l’ampleur du rôle joué par André Renard en tant que dirigeant syndical dans la reconstruction du mouvement ouvrier pendant mais aussi après la Deuxième Guerre Mondiale. Mais il s’est aussi laissé utiliser par la direction réfugiée à Londres quand, le conflit terminé, elle est revenue pour reprendre le contrôle du mouvement ouvrier et, donc, pour mener la lutte contre l’influence communiste dans les syndicats qui venait du rôle que les Comités de Lutte Syndicales ont joué dans la reconstruction du mouvement ouvrier.
En octobre 1945, un Congrès National Wallon a rassemblé plus de 1.000 délégués. Marqué par l’unité créée dans la résistance et par une forte opposition à la Flandre (accusée de passivité envers les nazis, et même de sympathie), ce Congrès a réuni une grande partie du monde politique wallon, essentiellement des socialistes et des libéraux. Là, un premier vote s’est exprimé en faveur du rattachement de la Wallonie à la France (qui portait alors l’auréole du prestige gaulliste) avant qu’au nom du réalisme, une majorité ne se prononce pour «une Wallonie autonome intégrée dans le système belge». De 1945 à 1951, la Question Royale a illustré l’envergure de la scission du pays avec une Flandre en majorité léopoldiste (sauf dans les grandes villes d’Anvers et de Gand) et une Wallonie en majorité anti¬-léopoldiste et parfois même ouvertement républicaine. Cette scission s’est approfondie avec le référendum de 1950 et les grèves qui lui ont succédé.
Jusque là, le Mouvement Wallon s’était toujours limité aux couches petites-bourgeoises. Sa naissance date de 1884, année où a été créé à Bruxelles une Ligue Wallonne qui a initié une série de publications culturelles et de réunions politiques: les Congrès Wallons. Il s’agissait l) essentiellement d’un mouvement principalement composé d’intellectuels, de littérateurs (O. Colson, Joseph Defrechereux, Albert Mockel), de dirigeants d’entreprise et de politiciens libéraux (Emile Dupont, Xavier Neujean, Charles Magnette). Son impact dans la population, et plus encore dans la classe ouvrière, était faible, très faible, et ce même quand des dirigeants socialistes comme Jules Destrée, Léon Troclet et Georges Truffaut l’ont rejoint.
A la base du mouvement se trouvait une réaction de défense face à la flamandisation de la Flandre et plus tard de l’administration belge. La vision de la Belgique comme une « petite-France » prédominait dans ce mouvement wallon avant tout anti-flamingant. La scission administrative, précurseur du fédéralisme, pour maintenir le caractère français de la Wallonie était une des principales revendications ce qui illustre qu’il ne s’agissait pas d’un véritable nationalisme wallon, mais surtout d’une réaction de défense de la culture francophone. Par la suite, le mouvement s’est toujours plus replié sur Bruxelles et la Wallonie.
La guerre de 1914-18 et l’occupation allemande ont donné des ailes au patriotisme belge et ont temporairement freiné les mouvements communautaires en Flandre. Mais la remontée rapide du nationalisme flamand et les concessions effectuées pour beaucoup de leurs revendications (flamandisation de l’Université de Gand, unilinguisme en Flandre) ont relancé les plaintes au sud. Le mouvement wallon s’est alors radicalisé jusqu’à la scission de 1930 : les « wallingants» ont commencé là à revendiquer l’autonomie de la Wallonie. Ils se sont rassemblés dans la « Concentration Wallonne », animée par le prêtre Maheu et Jules Destrée.
La figure de Jules Destrée – représentant au « Peuple » du POB de 1894 à sa mort – démontre qu’il y a eu plus derrière le nationalisme «de gauche» qui s’est développé en Wallonie dans les années ’50 et ’60 que ce qu’on peut voir au premier abord. Destrée affirme ainsi dans sa lettre au roi de 1912 – qui était un appel très précoce pour une forme de fédéralisme – que les flamands ont volés aux wallons leur passé, leurs artistes, leurs relations publiques, leur argent, leur sécurité, leur langue, leur liberté et même « leur» Flandre! Il formule de cette manière les inquiétudes du mouvement wallon à la veille de la Première Guerre Mondiale: un grand attachement à la Belgique unitaire et francophone, la volonté de faire valoir le patrimoine wallon et la crainte d’être dominé par la Flandre en plus forte position numérique.
Après la Première Guerre Mondiale, Destrée a brièvement flirté avec un nationalisme belge extrémiste. En 1923, il a quitté l’Assemblée wallonne, l’organisation wallingante la plus importante de ce moment, en critiquant le manque d’attention pour la classe ouvrière wallonne. Le Compromis des Belges, qu’il co¬signe avec Camille Huysmans en 1929, a bien sûr établi les grands principes de l’homogénéité régionale, mais prévoyait aussi un système de protections des minorités linguistiques. Dès ce moment, les idées de Destrée n’ont quasiment plus évolué: stricte limitation du bilinguisme, reconnaissance du caractère bilingue de l’agglomération bruxelloise, fixation de la frontière linguistique dans le respect de la volonté des soi-disant communes « perdues » et défense de l’intégrité de la Wallonie.
L’appel au fédéralisme de Destrée est arrivé très tôt, à un moment où le Mouvement Flamand était encore limité aux couches petites-bourgeoises et que la Flandre était encore discriminée dans le cadre de la Belgique (discrimination révélée de façon sanglante deux ans plus tard quand les fils des travailleurs et des paysans flamands ont été massivement utilisés comme chair à canon, bien plus que les jeunes francophones). Destrée a en fait proposé de laisser tomber une partie pauvre de la population pour pouvoir aller de l’avant plus vite, sur base capitaliste, en Wallonie. Cela démontre de façon très claire que la politique de diviser pour régner de la bourgeoisie a une influence sur la direction de la classe ouvrière si celle-ci n’élabore pas de stratégie vis-à-vis de la question nationale en défendant les intérêts des travailleurs.
Les préjugés sur la Flandre stupide et arriérée étaient aussi largement répandus parmi la classe ouvrière, comme c’est d’ailleurs le plus souvent le cas avec les préjugés quels qu’ils soient. Les idées dominantes dans la société sont en effet toujours celles de la classe dominante. Les journaux wallons de cette période là ne démentent pas ce fait: les travailleurs flamands qui travaillaient dans les usines – comme navetteurs – étaient systématiquement décrits comme les immigrés le sont aujourd’hui. Avec de telles idées, les travailleurs wallons étaient liés à la bourgeoisie belge.
On peut comparer l’attitude de la classe ouvrière wallonne à l’égard de la Flandre à celle de la classe ouvrière britannique concernant l’Irlande lorsque Marx appelait à l’indépendance irlandaise dans l’intérêt même de la classe ouvrière britannique. Les dirigeants du POB n’avaient pas à en appeler au roi pour une scission venue d’en haut, ils devaient soutenir le mouvement du Front en y défendant un point de vue prolétaire et en y menant une lutte acharnée pour la direction de ce mouvement au lieu de rejoindre le gouvernement et de sombrer dans le chauvinisme belge le plus répugnant.
Après la Seconde Guerre Mondiale, la social-démocratie a de nouveau va mener répété ses erreurs envers la question nationale, non plus en la niant comme par le passé, mais en s’y engageant d’une façon réformiste et donc nationaliste-bourgeoise. Cette faute a directement conduit à la scission du parti ouvrier (qui entre-temps était devenu le Parti Socialiste Belge) et a finalement enclenché le processus de fédéralisme, qui n’était en rien une solution aux graves problèmes économiques causés par la désindustrialisation en Wallonie.
c) La Question Royale
La trahison de la vague révolutionnaire de l’après-guerre a trouvé son expression ultime dans le référendum sur le retour du roi et l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement catholique homogène. Le CVP a pu compter sur un plus haut pourcentage de votes parmi les femmes, partie des suffrages que l’on pouvait seulement voir pour la première fois en 1949. Mais le CVP a aussi pu compter sur la grande majorité des suffrages des anciens partisans de Rex et du VNV. Des fascistes et autres personnages explicitement très à droite étaient alors en droit d’espérer une belle carrière dans ce parti, comme par exemple Paul Vanden Boeynants. Ce n’est qu’après la fondation de la Volksunie (VU) que le CVP a commencé à perdre des voix de ce milieu.
Après la guerre, le CVP, dont la confiance avait été renforcée par les défaites électorales du PSB (qui n’avait reçu que 29% des suffrages) et du PCB (7,4%) en 1949, a plaidé le retour du roi. Le CVP avait opté pour une stratégie offensive sur la question royale: un référendum avait été décidé. La faillite de la bourgeoisie belge à faire de la Belgique un Etat avec une langue et une économie unique a trouvé son expression dans ce référendum: 72 % des flamands ont voté pour le retour de Léopold, 58 % des francophones contre.
Là, le CVP avait un gros problème. Le retour du roi était loin d’être évident dans une situation où la majorité de la Wallonie – mais aussi d’Anvers et de Gand – s’était prononcée contre. Les résultats démontrent que la population a voté sur une base de classe et que les travailleurs étaient opposés au retour de Léopold III sur le trône. Le Premier ministre Eyskens a donc introduit la démission du gouvernement et de nouvelles élections ont été organisées dans lesquelles le CVP a décroché une majorité absolue tandis que le PSB avait légèrement avancé, le PCB subissant à nouveau une défaite.
Le 8 juillet, 60.000 socialistes, communistes et libéraux ont manifesté contre le retour du roi et quatre jours plus tard, une grève de 24 heures a éclaté dans le secteur métallurgique et dans les mines de Charleroi. Quand, le 22 juillet, l’avion de Léopold a atterri sur l’aéroport de Melsbroek, une vague de grèves l’a accueilli au sol. Deux jours plus tard, tout Liège était en grève, le reste de la Wallonie, Gand et Anvers ont bientôt suivi. Dès le 26 juillet aucun tram ou train ne roulait encore et des comités de grève avaient pris l’administration publique en main. Les actions étaient menées contre le retour du roi, évidemment, mais elles avançaient également des mots d’ordre économiques comme l’introduction de la semaine de 40 heures et un salaire minimum. Au sommet du mouvement, 700.000 travailleurs ont été en grève pendant que le spectre de la guerre civile menaçait la wallonie. Les troupes armées avaient été retirées d’Allemagne, l’état de siège proclamé, de même que l’interdiction des réunions et des rassemblements. Le pays était occupé par la gendarmerie, l’armée et les paras. Le 30 juillet 1950, la gendarmerie a tué trois travailleurs à Grâce-Berleur et a fait des dizaines de blessés. La colère présente au sein de la classe ouvrière était à son zénith.
La social-démocratie, qui avait au début pris la direction du mouvement, s’est ensuite étonnée de son ampleur. Elle aurait préféré regagner des voix, mais l’idée de renverser le régime lui était totalement étrangère et elle laissa ouverte la porte des négociations. Finalement, le compromis a porté Baudouin sur le trône. C’est à partir de ce moment que l’intégration de la social-démocratie dans l’Etat s’est pleinement réalisée: en pleine lutte, le PSB a entamé une campagne de diffamation contre les communistes; puis elle s’engagea tout entière dans la guerre froide. Le CVP, de son côté, a pu rétablir l’unité catholique, objectif explicite du retour du roi, pour déclencher ensuite la guerre scolaire.
6. La grève de ’60-‘61 et ses suites
En 1958, les premiers signes de crise économique sont apparus. Une lutte épuisante entre la bourgeoisie et le mouvement ouvrier a commencé pour finalement aboutir à la grande grève de ’60-’61. Les fermetures d’entreprises se suivaient les unes après les autres et le chômage augmentait de façon effrayante. Partout éclataient des conflits: les mineurs, les travailleurs du textile gantois, les travailleurs du port d’Anvers,… tous ont été dans la rue à cette époque pour mener des actions contre le chômage et les tentatives du patronat de limiter les allocations de chômage. La propagande de la FGTB sur les réformes de structure (et son programme de “démocratie économique”, qui comprenait une planification souple, la nationalisation des secteurs clés de l’économie, et notamment de l’énergie, du crédit, de la santé ainsi que le renforcement du contrôle syndical) a pu trouvé là un sol fertile.
Le première moitié de l’année 1960 a été une période de luttes acharnées, avec des actions massives du secteur publique, des mineurs (à la différence que la lutte prenait là des proportions désespérées car il commençait à être clair que les mines ne seraient pas sauvées),… L’année avait d’ailleurs déjà commencé avec une grève générale (suivie massivement dans les régions industrielles de Wallonie et à Gand, Bruxelles et Anvers) pour mettre pression sur le gouvernement afin de convoquer une Conférence Nationale Economique et Sociale. Mais le patronat réagissait partout avec une arrogance incroyable. En août, les plans du gouvernement ont commencé à prendre des formes plus visibles: la Loi Unique était en route.
La Loi Unique (présentée en lignes générales le 27 septembre 1960, version définitive le 4 novembre) était une attaque en règle contre les droits et les acquis de la classe ouvrière de la part du patronat et du gouvernement Eyskens. Entre autres mesures, la LU contenait: une augmentation des impôts, dont 85% de façon indirecte (par la TVA, ce qui touche surtout les plus pauvres); le nivellement par le bas des salaires des services communaux; une politique plus stricte dans les allocations de chômage avec l’introduction du contrôle à domicile pour quelques catégories; la mise sur pied d’un Institut pour le Contrôle Médical sur les “abus” concernant la maladie et l’invalidité (on dirait aujourd’hui “fraude sociale”), en plus du soutien de l’Etat aux investissements privés.
La CGSP a été la première section syndicale à déclarer la guerre à la Loi Unique. Au moment où le PSB a déclaré son opposition à la Loi Unique (le 9 novembre) la résistance a commencé à grandir et les centrales syndicales ont suivi les unes après les autres.
En contradiction avec les organisations socialistes, le mouvement ouvrier chrétien a adopté une attitude ambiguë. Malgré la participation de beaucoup de ses membres et de ses sections locales à la lutte, la direction nationale a continué à négocier pendant toute la durée du conflit. Après une première semaine agitée, elle a réussi à garder son contrôle sur la majorité de ses membres, bien que différentes sections de la CSC ont combattu jusqu’à la fin aux côtés des socialistes et des communistes.
Le 21 novembre, 50.000 travailleurs sont parti en grève à Liège entre 10 et 12h avec une partie des classes moyennes. Le 14 décembre, des grèves d’un jour ont éclaté presque partout en Wallonie et dans quelques centres industriels en Flandre. A peu près 100.000 personnes y ont participé. Le 20 décembre, le jour du débat parlementaire sur la Loi Unique, la véritable grève a alors commencé. Elle s’est agrandie jusqu’au 10 janvier pour finalement s’effriter les deux semaines suivantes pour ne tenir encore debout jusqu’au 20 janvier qu’à Charleroi, à Verviers et surtout à Liège.
La CGSP a soutenu la grève jusqu’à la dernière journée, mais des centrales ont cependant appellé leurs membres à reprendre le travail, comme par exemple le BTB-Anvers. La FGTB nationale a toujours refusé de soutenir le mot d’ordre de « grève au finish ». Les centrales et les sections régionales ont dû elles-même décider de leur position. La direction a donc refusé de donner une orientation à la lutte. La PSB, de son côté, a refusé de mener la lutte contre la Loi Unique au Parlement. Le 10 janvier, Van Acker est même allé au point d’approuver au nom du PSB les mesures gouvernementales pour le maintien de l’ordre public !
La réaction de Renard, qui a joué un rôle important dans l’appel et l’organisation de la grève, a été de mettre sur pied le 23 décembre 1960 un Comité de Coordination des Régionales wallonnes de la FGTB qui regroupait les centres les plus importants de la lutte, surtout dès le début de 1961. C’est ce comité qui a terminé la lutte le 21 janvier.
La désillusion au sein du Mouvement Wallon avait déjà augmenté après la fin de la Question Royale, mais aussi sous influence du retour de positions plus unitaires dans les partis traditionnels et de par le manque d’intérêt du gouvernement libéral-socialiste (1954-58) pour les revendications régionales. Dans le mouvement ouvrier néanmoins, le fédéralisme avait gagné en influence, principalement sous la direction d’André Renard. L’idée sous-jacente était que pour appliquer les réformes structurelles du programme de la FGTB, il était nécessaire d’avoir une majorité politique qui n’existait pas en Belgique alors que, selon Renard, il était possible de l’obtenir en Wallonie au vu du poids dominant du PS.
Développement inégal de la conscience de classe
La Flandre a toujours eu une prépondérance numérique au sein de la Belgique, une réalité avec laquelle la bourgeoisie n’a commencé à tenir compte qu’après avoir concédé le suffrage universel simple. Mais le poids de la Flandre a été renforcé par un développement économique différent après la guerre. En 1964, le produit régional brut par habitant était supérieur en Flandre et cela n’a pas cessé de croître depuis. Aujourd’hui, le PIB flamand est de 26 % supérieur à celui de la Wallonie. Les années ‘50 ont été autant d’années de déclin économique pour la Wallonie. Par exemple, l’emploi dans les mines wallonnes a chuté de 103.000 en 1950 jusqu’à 30.000 neuf années seulement plus tard. Malgré la croissance de l’emploi dans le secteur tertiaire, la population active en Wallonie a diminué de 50.000 entre ‘53 et ‘60.
Au cours des énormes mouvements de lutte des années ‘50 qui ont débouché sur la grève générale de ‘60-’61, les travailleurs wallons se sont retrouvés au fur et à mesure plus isolés. Faute d’une perspective internationaliste et d’un programme révolutionnaire dans sa direction, ce mouvement historique a abouti à une défaite. Sous pression de la base, Renard a bien évolué vers la gauche, mais jamais il n’a été à la hauteur des tâches que lui imposait le mouvement. Il n’a pas compris que le développement économique inégal était à l’origine d’un développement tout aussi inégal de la conscience de classe. En Flandre, les nouvelles places de travail étaient occupées par un prolétariat jeune et encore inexpérimenté à un moment où les grosses luttes pour le droit de grève, le suffrage universel et la sécurité sociale étaient déjà passées. En outre, la plupart de ces travailleurs étaient chapeautés par la CSC flamande (ACV), qui venait d’être mise sur pied en tant que syndicat antisocialiste ayant comme objectif premier de maintenir la conscience et l’unité de classe au niveau le plus bas possible. Ici encore, le mouvement ouvrier a payé le prix d’erreurs passées.
Une des conditions fondamentales pour être capable d’introduire un programme socialiste et la prise du pouvoir par la classe ouvrière en Belgique est justement le soutien de la classe ouvrière belge dans son entièreté, tant en Flandre qu’en Wallonie. Si la majorité de la population wallonne défend un programme socialiste radical, cela doit être considéré comme un moyen pour montrer la direction aux travailleurs moins conscients en Flandre (à l’exclusion de Gand et d’Anvers, où tant durant la Question Royale ou pendant le mouvement de ’60-’61, les travailleurs ont été activement impliqués dans la lutte). Cela n’implique pas que les travailleurs wallons doivent attendre, mais bien qu’ils doivent se servir de chaque action ou de chaque mesure introduite comme facteur un mobilisateur vers le mouvement ouvrier flamand.
Chaque stratégie qui passe à côté de ce principe fondamental qu’est l’unité de classe doit inévitablement dégénérer vers l’aventurisme ou l’opportunisme, ce qui implique des dangers mortels pour le mouvement ouvrier. La stratégie du fédéralisme renardiste n’est qu’un exemple dans ce processus. A l’origine, ce fédéralisme et les réformes de structures anticapitalistes, sous la pression d’un mouvement de masse, ont été comprises comme anticapitalistes. Depuis, ce point de vue a changé complètement: les réformes de structures anticapitalistes sont devenues une recherche réformiste sans principes vers des réformes “réalistes” au sein du capitalisme.
Cela vaut aussi pour le contenu accordé au fédéralisme: il est devenu le point de jonction des forces politiques (sous la direction du sommet du PS, qui n’a repris la défense du fédéralisme qu’au moment où le fédéralisme avait été débarrassé de ses éléments révolutionnaires) en tant que lobby puissant pour acquérir des subventions en faveur d’un appareil industriel totalement négligé par une bourgeoisie de holdings. Quand le social-démocrate J.M. Dehousse, vient dire à Anvers en tant que président du gouvernement wallon qu’il se sent plus proche d’un industriel wallon que des travailleurs flamands, ce n’est que la conclusion logique de ce programme.
Finalement, le contenu réformiste de ce fédéralisme a inévitablement abouti à la scission du mouvement ouvrier. Le développement de ce programme a mené à la scission du parti des travailleurs en SP et PS, tout comme la régionalisation de l’enseignement a mené à la scission des syndicats de l’enseignement. Cela est arrivé à cause de l’utilisation par la direction du mouvement ouvrier des préjugés et du désarroi présents au sein du mouvement ouvrier belge après une défaite d’une façon tout à fait opportuniste et primitive. Cela a lourdement hypothéqué le mouvement ouvrier belge.
Cela ne signifie en aucun cas que nous ne devons automatiquement pas nous intéresser aux discussions sur la question nationale, car cela jouerait en faveur de la bourgeoisie ou des réformistes. En tant que marxistes, nous devons maintenir en vie le contenu révolutionnaire de ce genre de revendications au moment d’un mouvement de masse. Entre-temps, nous devons pouvoir montrer que ces revendications ne vont pas assez loin (en partie sur base des leçons que nous tirons de l’expérience de la dégénération réformiste) et que seule une stratégie d’unité des travailleurs et une transformation totale de la société peut apporter des résultats durables.
La rupture politique avec le PSB et la fondation du MPW a isolé les meilleurs militants du courant principal du mouvement ouvrier. Le développement ultérieur du MPW a d’un côté montré qu’une rupture trop précoce avec les partis traditionnels (même s’il s’agit d’une scission qui comprend des centaines de milliers de personnes) doit mener à un isolement sectaire, mais d’autre part elle montre aussi les perspectives pour l’avenir de notre organisation. Avec le MPW, le mouvement wallon a obtenu pour la première fois une base de masse (200.000 membres sur base individuelles et collectives) mais, après un temps, la direction du parti a été reprise par des petit-bourgeois. Désorienté par le décès de Renard en 1962, limité par sa volonté de n’être qu’un groupe de pression sur le PSB, contré par la direction nationale du PSB et de la FGTB, le MPW a entamé son déclin.
L’influence du renardisme a aussi diminué peu à peu dans la FGTB. Le syndicat socialiste n’a pas réussi, ni par l’action directe syndicale, ni par les liens privilégiés entretenus avec le PSB, à réaliser son programme de 1956. Par contre, il a récolté les bénéfices de la nouvelle stratégie travailliste de la bourgeoisie et de la croissance des Golden Sixties. Le PSB a de son côté exclu son aile gauche fédéraliste, qui est allée former le Parti Wallon des Travailleurs, rapidement désintégré.
La fin de la décennie a été marquée par la montée du Rassemblement Wallon et du Front Démocratique des Francophones – deux partis pluralistes et centristes, qui ont fait du fédéralisme le cœur de leur programme tout en abandonnant la perspective des réformes de structures – ainsi que par le glissement progressif du PSB vers le fédéralisme. Ces mouvements se sont renforcés dans les années ’70 avec la scission des partis traditionnels sur base linguistique, le rapprochement entre la FGTB et la CSC et finalement le développement des positions régionalistes chez les libéraux et même au PSC.
Le vote pour les premières phases de régionalisation a offert dans les années ‘70′ et ‘80 un début de concrétisation institutionnelle du fait wallon. En 1979, le PS (le PSB avait scissionné entre le SP et le PS en 1978) avait récolté un minimum de voix comme jamais encore il n’en avait connu en 60 ans. Jeté dans l’opposition sur les plans national et régional, il a réalisé son renouvellement durant les années ’80 en détruisant les dernières références politiques provenant du renardisme en s’affichant radicalement fédéraliste tout en plaidant pour la nécessité d’une politique d’austérité. Le PS a aussi durant cette période renforcé son contrôle sur la FGTB, absorbé les forces régionalistes sortant d’un RW désorienté et d’un FDF en déclin, rétabli son hégémonie en Wallonie et est devenu la première force politique à Bruxelles. Son rôle a été décisif dans la réalisation d’une régionalisation croissante en 1988 et dans l’établissement d’un consensus politique et syndical quasi-total sur la manière de relancer économiquement la région.
7. De réformes d’Etat en réformes d’Etat
Alors que le nationalisme wallon possédait à ce moment une base massive, 1961 a aussi été l’année de la première Marche sur Bruxelles avec des revendications comme « pouvoir flamand, bien-être flamand », « Bien-être par le fédéralisme », « Emploi dans sa propre région »,… La base croissante du mouvement flamand se voit clairement en observant les suffrages obtenus par la Volksunie (scission née du CVP en 1954): 1 siège en 1958, 5 en 1961, 12 en 1965, 21 en 1971, 22 en 1974, 20 en 1977, 14 en 1978 et de nouveau 20 en 1981.
a) Le développement du mouvement flamand après la Deuxième Guerre Mondiale
Après la guerre, la collaboration a eu un prix. De nombreux dirigeants ont dû s’enfuir, surtout vers l’Autriche (Cyriel Verschave, Robert Verbelen) ou l’Argentine (Leo Poppe), où ils ont poursuivi leurs activités fascistes. En Belgique, les fascistes étaient poussés sur la défensive mais ont toutefois mis sur pied des groupements d’ex-combattants du Front de l’Est (comme le Berkenkruis, prédécesseur du Sint¬Maartensfonds). De nombreuses organisations similaires existaient, malgré la fuite à l’étranger des dirigeants les plus importants. En 1949, une première tentative de construire un parti politique a été ébauchée, sous la forme de la « Concentration flamande », un parti dans lequel entre autres Karel Diller (futur « président à vie » du Vlaams Blok/Belang) et Bob Maes (fondateur du VMO, interdit dans les années ’80 comme milice privée) ont joué un rôle. Au même moment est arrivée l’idée de construire un parti sous le nom de « Volksunie » avec un programme solidariste et anti¬démocratique. La forte opposition à cette proposition a obligé cette initiative à attendre 1954, l’année où, par l’intermédiaire du VMO et du journal Dietsland Europa, l’extrême-droite a rejoint la Volksunie. Dillen est alors devenu président des Jeunes Volksunie d’Anvers, en 1957. Dans les années ‘50 et ‘60, le VMO a été le lieu de rassemblement des fascistes de Flandre.
Les collaborateurs du mouvement flamand n’ont pas été les seuls à payer, dans les partis bourgeois traditionnels, les flamingants ont également été poussés sur la défensive. Des tentatives avaient été faites pour regrouper les forces nationalistes flamandes, mais toutes ont échoué. La Volksunie chrétienne, fondée pour la campagne électorale de 1954 a dû attendre jusqu’en 1961 pour obtenir 5 sièges à la Chambre. La confrontation avec l’attitude agressive des forces francophones a permis de raviver faiblement la conscience flamande. Le recensement linguistique de 1947, qui selon les Flamands ne c’est pas déroulé objectivement et a été la base qui a fait passer un certain nombre de communes autour de la frontière linguistique et à Bruxelles du côté francophone, a conduit à la résistance, surtout organisée par les associations culturelles flamingantes. Le Willemsfonds libéral, le Davidsfonds catholique et le Vermeylenfonds, orienté vers les socialistes, ont étroitement coopéré dans les actions menées contre le recensement linguistique.
Entre-temps, l’économie flamande s’est développée, créant de nouvelles couches de dirigeants d’entreprises flamingants, quoique très souvent liés aux multinationales. Cette « bourgeoisie » était prise en sandwich entre les multinationales d’une part et la vielle bourgeoisie unitaire et francophone d’autre part, mais elle revendiquait quand même sa place dans le système politique. La petite-bourgeoisie intellectuelle grandissait également tandis que les premières générations d’étudiants sortaient de l’enseignement néerlandophone. Les organisations culturelles servaient de liens entre les partis traditionnels et ses couches.
C’est dans ce cadre que s’est placé la montée de la Volksunie nationaliste-flamande et fédéraliste. Sa base était essentiellement composée de flamands croyants, de la petite bourgeoisie et des classes moyennes intellectuelles. A côté d’une aile droite, chargée de son passé d’ « Ordre Nouveau », à la fin des années ‘60 s’est aussi développé une minorité socialement progressiste qui constituait une force d’attraction pour beaucoup de jeunes radicalisés. Dès 1965, le succès de la Volksunie s’est rapidement amplifié, surtout au détriment du CVP, qui a commencé à lui servir de « parti de pression ». Il est assez logique que le CVP¬/PSC ait été le premier parti confronté à la création d’une aile autonome flamande en 1969. A partir de ce moment, ses structures nationales n’ont plus été que des organes purement coordinateurs. Ce flamingantisme a toujours plus poussé les partis sur ce chemin, même au PSB où cependant la crainte de devenir une minorité dans une Flandre catholique a permis à l’idée d’un Etat unique (avec donc la protection d’une forte aile wallonne) de rester longtemps dominante. D’ailleurs, quand la scission du PSB s’est faite en 1978, c’était suite à la volonté de l’aile wallonne. Quant aux libéraux, ils sont restés unitaristes jusqu’à la moitié des années ’70 malgré l’existence du VEV dans leurs rangs.
Cette élite politique flamande a conjointement développé la nécessité d’en finir avec la position de soumission de la Flandre sur le plan économique, social et politique et s’est unie autour du principe de territorialité dont le bilinguisme des services d’état et la délimitation définitive de la frontière linguistique étaient le point central. Il subsistait toutefois de fortes divergences concernant les mesures d’autonomie nécessaire. A la Volksunie, l’idée d’un système de dotation de la part du gouvernement fédéral n’était absolument pas acceptée, on lui préférait un système de fiscalité régionale propre. De fait, le soutien à l’idée de l’indépendance économique se développait dans le cadre d’une croissance de l’économie flamande en contraste avec l’économie wallonne emprisonnée dans une spirale descendante. Les institutions et partis fédéraux ont aussi eu besoin de se légitimer devant un électorat uniquement flamand et, au cours des années ‘80 et ’90, la suffisance des politiciens flamands a énormément enflé. Les différents plans d’austérité ont conduit à un affaiblissement des sentiments de solidarité avec la Wallonie qui était de plus en plus vue par les partis flamands comme un frein au développement économique. La percée du Vlaams Blok sur base d’un programme populiste et raciste au début des années ‘90 a été un facteur supplémentaire important.
b) De Pacte en Pacte
La bourgeoisie belge était entre-temps en défensive sur tous les fronts. En 1958, The Economist avait qualifié l’économie belge de « marginale ». En d’autres termes, elle ne pouvait fleurir que si tout se passait bien partout à travers le monde. Cette faillite de la bourgeoisie belge sur le plan économique se voyait également dans la faillite de la bourgeoisie comme « dirigeant de la nation ». Politiquement, cela se remarque au fait que le PVV-PRL (rebaptisé VLD-MR durant les années ’90) n’a participé au gouvernement que deux années. La loi sur le maintien de l’ordre en 1963 (condition posée par l’aile droite du CVP pour une participation du PSB au gouvernement) était une réaction de la bourgeoisie désirant mettre son appareil d’Etat en ordre. Sur le plan national, l’unité du pays a été préservée en allant d’un compromis à l’autre, mais chacun d’eux a provoqué de nouveaux problèmes et de nouvelles contradictions. La seule manière pour la bourgeoisie de traiter la question nationale a été de diviser le pouvoir, institutionnalisant d’autant la question nationale et permettant ainsi aux communautés de s’éloigner toujours plus l’une de l’autre.
Le moteur de la reprise économique des années ‘60 n’était pas la bourgeoisie belge, mais plutôt les multinationales (surtout) américaines qui contournaient les mesures protectionnistes de l’Europe en investissant ici. La position idéale de la Flandre et la politique des technocrates à la direction du CVP et du SP (attirer les multinationales grâce aux subsides d’Etat) ont posé les bases d’une énorme croissance économique. En Wallonie, le PS a fait tout son possible pour sauver coûte que coûte les vieilles industries de la faillite, démontrant de ce fait à nouveau son opportunisme à courte vue et son absence de perspectives.
Cette croissance économique a permis de mener une politique de pactes onéreuse. A côté du pacte scolaire, le pacte culturel et les pactes sociaux, ont été conclus sur le plan communautaire. La frontière linguistique en 1963, Louvain devenue flamande, la VUB, la réforme d’Etat de 1970, le Pacte d’Egmont, la réforme d’Etat de 1980,… ont démontré l’acuité de la question nationale. Entre 1968 et 1981, 10 des 12 gouvernements sont tombés sur cette question, ce qui est une expression de son insolubilité, même dans la plus grande période de croissance économique jamais connue.
Le maintien de cet équilibre instable était d’autant plus difficile pour la bourgeoisie que la social¬démocratie avait la majorité en Wallonie. Au lieu d’utiliser cette majorité pour mobiliser la classe ouvrière wallonne autour d’un programme clairement socialiste, la direction a abusé de sa position de manière opportuniste, entre autres pour imposer des subsides aux entreprises non rentables ou des travaux d’infrastructure inutiles. Cette politique réformiste a irréfutablement mené à court terme à différents avantages pour la classe ouvrière wallonne, mais a entraîné la scission du PSB. La lutte pour le maintien des acquis des travailleurs était donc plus fortement mise en difficulté dès ce moment.
Depuis le début de la dépression à la mi-‘70, cette politique de pactes est devenue de moins en moins abordable. La faillite de l’Etat belge n’est en fait rien d’autre que l’expression chiffrée du caractère parasitaire de la bourgeoisie depuis 1872. Preuve de cette faiblesse, Martens s’est dirigé sur le chemin du bonapartisme parlementaire. Depuis 1981, la bourgeoisie est passée d’une stratégie de pacification à une stratégie de confrontation ouverte. Le pacte scolaire a été rompu (pour la première fois en 1981, avec un ministre CVP à l’enseignement), la sécurité sociale a toujours plus fortement été démantelée, le secteur culturel n’a connu que des assainissements,… Après une énième tentative de réforme d’Etat en 1980, la question nationale s’est retrouvée au frigo. La majorité chrétienne/libérale avait un accord pour ne pas laisser tomber le gouvernement et pour reporter le problème communautaire indéfiniment. Entre-temps, Happart continuait à être présent dans les médias. Si, de 1977 à 1981, le gouvernement est 10 fois tombé sur cette affaire, entre 1982 et 1987, il est obstinément resté en place. Il s’agissait d’une période de guerre ouverte de la part de la bourgeoisie, mais la base de la CSC devenait toujours moins contrôlable. Quand, en 1987, la social-démocratie a été reprise dans le gouvernement après 100 jours de négociations gouvernementales, le facteur décisif pour cela était la radicalisation de la base de la CSC, notamment avec la grève massive de 24 heures du 19 juin 1987.
En Belgique, trois lignes de fractures déterminent les conflits massifs: travail/capital, laïque/catholique et flamand/francophone. Quand la contradiction travail/capital devient trop dangereuse du point de vue de la bourgeoisie, celle-ci joue sur l’un des deux autres points de fracture pour dévier l’attention des vrais problèmes et pour monter les travailleurs les uns contre les autres. La social-démocratie ne peut ainsi être dans un gouvernement qu’à condition d’avaler son programme et de se préparer à imposer à sa base une politique d’austérité.
Le fait que la bourgeoisie a pu abuser de la question nationale ne signifie pas pour autant que le problème n’existe pas pour elle. Une résolution des problèmes communautaires serait meilleur marché pour la bourgeoisie et lui rendrait plus facile la gestion de l’Etat. De plus, le danger reste réel que la question nationale lui explose à la figure – comme en Irlande du Nord où l’Etat britannique aimerait se retirer d’une région qui lui coûte de l’argent, mais ne peut pas le faire. Une scission de la Belgique n’est pas à exclure à terme.
Cela ne signifie pas non plus que l’on refuse de s’exprimer sur ce problème avec l’excuse que cela jouerait le jeu de la bourgeoisie. Dans aucun cas, le MAS/LSP ne s’orientera sur cette question de la même manière que le PS ou le SP.a, qui déterminent leur point de vue « constructif » en fonction de l’acceptabilité par la bourgeoisie, en d’autres termes, en droite ligne de la logique capitaliste. Cela ne peut que finalement mener à un patriotisme nationaliste. De plus, la bureaucratie du PS/SP.a et des syndicats abuse du développement inégal de la conscience de classe en Flandre et en Wallonie pour casser l’élan d’un mouvement quand il risque d’échapper à leur contrôle. De cette manière, bourgeoisie et bureaucratie sont devenus des alliés objectifs.
Depuis 1987, la volonté de la direction social-démocrate de participer aux gouvernements est on ne peut plus claire. Elle n’a aucune perspective, son seul but est de participer au gouvernement en se mettant pour cela en avant comme « partenaire loyal » pour appliquer la réforme d’Etat et en faisant des « propositions constructives ». C’est de cette manière que le SP s’est laissé goupillé sur le principe de la territorialité (qui fixe éternellement la frontière linguistique, accepté par tous les partis en 2005) du CVP et de la VU. Marc Galle a même déclaré: « nous avons lutté pendant 150 ans pour la défense de notre territoire ». Ce processus de bourgeoisification a été renforcé, affirmé et rendu irréversible par la chute du stalinisme. Les deux partis sociaux-démocrates défendent maintenant un nationalisme purement bourgeois, malgré les grandes différences qui existent entre eux deux.
La discussion autour de la réforme d’Etat a entre-temps été torpillée par l’idée de la « Belgique à deux vitesses ». La stagnation de la Wallonie était selon Geens « la conséquence de 100 années de mauvaise gestion », alors que la force de travail du flamand entrepreneur serait à la base de la croissance économique du nord du pays. Suivant cette réflexion, la Belgique n’aurait pas connu de crise sans la Wallonie. En fait, une des raisons principales de l’amélioration de l’économie flamande est la haute productivité de la force de travail combinée à une perte du pouvoir d’achat de 12 à 15%. En conséquence, la Flandre était première sur la liste des investissements des multinationales du secteur de l’automobile. Les années ‘90 ont néanmoins été marquées par de constants licenciements, des restructurations,… dans ce secteur qui est au niveau mondial confronté à une gigantesque surproduction. Le succès de l’économie flamande a donc été bâti sur du sable car les multinationales revoient l’orientation de leurs investissements toutes les 2 à 3 années. Les crises et années de croissance sans emploi ont déjà coûté des dizaines de milliers d’emplois, l’arrivée d’une nouvelle crise peut avoir des conséquences catastrophiques, et peut-être même surtout pour la Flandre.
Avec leurs génuflexions opportunistes devant le nationalisme, les dirigeants sociaux-démocrates ont divisé le mouvement ouvrier et l’ont donc affaibli pour la lutte. À la veille de la crise de 1979-1982, ils ont offert à la bourgeoisie le cadeau du siècle en scissionnant le PSB. Dans la lignée de la régionalisation de l’enseignement, les syndicats de l’enseignement ont eux aussi scissionné. Depuis lors, aucun mouvement dans l’enseignement n’a encore mené à une victoire. Mais malgré des discussions à la fin des années ‘80, il n’y a toujours pas, grâce à la pression de la base, une scission de la FGTB. Dans la lutte, les travailleurs aspirent intuitivement à une unité aussi grande que possible. C’est ce processus qui peut contrecarrer le plus efficacement possible le courant de désillusion et de scission qui sévi à la base.
La bourgeoisie a exécuté et utilisé la fédéralisation pour diviser plus facilement la lutte et donc imposer sa politique. Le financement par enveloppe garanti par exemple que les gouvernements régionaux doivent privatiser et assainir. Même la sécurité sociale est maintenant remise en cause. Quelques politiciens flamands revendiquent, sous le terme de « compétences cohérentes », la scission des secteurs non-lié au travail de la sécurité sociale, notamment les soins de santé et les allocations familiales. Mais la sécurité sociale est surtout financée par les contributions sociales et en moindre mesure par les impôts. Le budget de la sécurité sociale est séparé de celui de l’Etat. Le gouvernement ne peut pas y puiser comme il le veut, les syndicats ont un mot à dire là-dessus. La scission de quelques parties de la sécurité sociale demande donc que les impôts deviennent la base de son financement. Le CSG pourrait y aider. Les rapports de forces entre d’un côté les travailleurs et de l’autre la bourgeoisie et le gouvernement seront décisifs.
La fédéralisation continuelle a forcé les politiciens à ne voir que la défense de leur propre groupe linguistique et a de cette façon renforcé les tendances régionalistes. Dans cette mesure, chaque dossier est aujourd’hui devenu un dossier communautaire. Mais la bourgeoisie a aussi temporairement pu coupé le chemin vers l’autonomie radicale et le séparatisme, la fédéralisation a plutôt été pour la bourgeoisie un moyen de renforcer la cohérence belge au lieu de l’affaiblir. Tant dans le mouvement wallon que dans le mouvement flamand, la grande majorité de la population est attachée au système belge dans lequel elle aspire à des changements sur base de compromis entre les différentes communautés. La politique belge nationale est un jeu de pouvoir dynamique dans lequel on joue l’un contre l’autre pour justement appliquer la politique de la bourgeoisie au mieux.
Selon nous, il y a donc encore réellement une bourgeoisie belge, avec bien entendu des couches et des accents différents en Flandre et Wallonie. Ce n’est pas simple aujourd’hui de donner une vue claire sur la structure du capital en Belgique, notamment parce qu’une certaine internationalisation s’est opérée et que la Belgique, en étant une économie très ouverte et orientée vers l’exportation, en est fortement influencée. Mais le fait reste que la bourgeoisie continue à utiliser l’Etat belge et tient à l’unité du pays. Cela a été démontré par l’intervention de la FEB dans le conflit autour de BHV, dans les remarques du prince Philippe autour du Vlaams Belang et de l’unité nationale ainsi que dans la réaction du capital belge face à la faillite de la Sabena, avant toute chose opportunité de construire une nouvelle entreprise aérienne belge nationale avec du personnel meilleur marché, mais cette fois-ci dans les mains du privé. Il faut aussi ajouter les critiques de la FEB sur le Manifeste de Warande qui appelait à l’indépendance flamande. Pour le moment, la bourgeoisie dans sa grande majorité tient à l’Etat belge, son propre Etat.
Notre opinion est que la Belgique ne sait pas se scinder pacifiquement. Si nécessaire, la bourgeoisie défendra son Etat et l’unité du pays de façon armée. C’est d’ailleurs un élément de notre appel à l’unité des travailleurs, également dans les périodes où la question nationale est fortement ravivée, parce que cette unité sera aussi nécessaire pour rendre possible un scénario de scission sans guerre civile sanglante pour Bruxelles.
8. La question nationale au 21ème siècle
Un bon nombre de processus ont changé les divers facteurs qui ont une influence sur le mouvement national. Ainsi, les partis nationalistes des deux côtés de la frontière linguistique, à l’exception du Vlaams Belang, ont plus ou moins été absorbés par les partis traditionnels (le FDF par le MR tandis que les restes de la VU décomposée se trouvent à la fois en cartel avec le SP.a sous le nom de Spirit et avec le CD&V sous le nom de N-VA). C’est que le processus de division du pouvoir a forcé tous les partis dans une position de plus en plus communautaire. En même temps, la question nationale ne peut plus mobiliser les masses de la même manière. L’oppression nationale de la Flandre n’est plus une donnée réelle et cela depuis les années ‘60. On trouve un reflet de ce changement dans des organisations de jeunes, comme les scouts, jadis flamingantes mais qui aujourd’hui prêtent peu d’attention à la question nationale. Le vaudeville autour de BHV n’a mené à aucun moment à des situations de mobilisations réelles comme à l’époque des Fourons. Tous les sondages ont d’ailleurs témoigné du peu d’intérêt porté à l’affaire des deux côtés de la frontière linguistique.
Le Vlaams Belang ne se base donc pas principalement sur la question nationale pour obtenir son soutien électoral. Les sondages montrent que seule une petite minorité des électeurs du VB le soutient sur base du programme nationaliste-flamand. De l’autre côté, le nationalisme flamand est certainement un élément dans la position qu’elle a pu acquérir, notamment celle de deuxième parti de Flandre. Sa construction lente et ses racines historiques dans le mouvement flamand lui ont offert un cadre qui manque à l’extrême-droite en Wallonie. Son caractère populaire est le prix des traditions nationalistes flamandes. Aujourd’hui, on peut néanmoins dire que son soutien électoral vient principalement de sa rhétorique populiste et raciste. Le racisme, les thème issus de « la loi et l’ordre » comme le sécuritaire et l’anti-corruption, le fait que tous les partis appliquent aujourd’hui la même politique néolibérale,… sont autant de raisons qui mettent de côté le nationalisme flamand dans les raisons qui poussent à voter pour le Vlaams Belang. Ce sont ces thèmes qui ont accompagné la percée du Vlaams Blok et avec lesquels il a obtenu des électeurs surtout parmi les couches petites¬-bourgeoises. Mais le VB a également parmi du soutien en provenance de travailleurs et familles de travailleurs déçus de la bourgeoisification de la social-démocratie accélérée par la chute du Mur. Ces électeurs ne reçoivent plus de réponse pour leurs problèmes qui leur semblent toujours plus sans issue, et sont donc des proies faciles pour les fausses solutions de l’extrême-droite.
Tout cela ne signifie évidemment pas qu’il faut négliger que la seule force nationaliste flamande qui aspire au séparatisme possède aujourd’hui un soutien électoral important et a construit un parti présent partout. Si, dans la période à venir, la classe ouvrière se met en mouvement, cela peut avoir pour effet dans un premier temps de faire stagner le soutien au VB, voir même de le faire baisser – un mouvement de la classe ouvrière est la seule force qui peut le permettre. Mais si une défaite suit ce mouvement, le danger du VB populiste et nationaliste flamand peut encore bien grandir.
De plus, quand on parle de la recomposition du paysage de droite en Flandre, cela va nécessairement se passer avec des parties du VB au vu de l’énorme quantité de suffrages qu’il monopolise et du fait que le nationalisme flamand sera plus que probablement le lien pour cette « Forza Flandria ». La force que le VB peut obtenir dépend surtout du développement de la conscience de la classe ouvrière. On peut remarquer aujourd’hui qu’une nouvelle formation en Allemagne, le WASG, a pu obtenir des scores importants lors de sa première participation électorale. Un tel développement en Belgique attirerait sans doute une couche d’électeurs actuels du VB et aurait un effet sur la force d’attraction du populisme de droite sur certains couches de la classe ouvrière.
Toutefois, l’approfondissement de la crise et les défaites qu’attend le mouvement ouvrier avec sa direction actuelle peuvent rapidement changer cette situation d’indifférence relative envers la question nationale. La lutte pour des moyens alors qu’il n’y a que des déficits dans un pays aux partis et institutions entièrement communautarisés – les syndicats, la FEB et la maison royale sont presque les derniers bastions “nationaux” – aura certainement une trame communautaire. C’est d’ores et déjà le cas pour chaque dossier important et chaque question de financement est l’objet de mois de négociations entre les gouvernements régional et fédéral, le plus souvent avec de nouveaux organes de concertation (ils poussent comme des champignons).
Les syndicats refusent toute scission de la sécurité sociale, mais il ne s’agit pas d’un acquis éternel. Le CD&V argumente pour une sécurité sociale divisée (uniquement pour les secteurs qui ne sont pas liés au travail) avec des propositions comme, par exemple, la croissance graduelle des allocations familiales jusqu’au coût réel d’un enfant, ce qui est présenté comme une chose uniquement faisable au cas où « la Flandre doit seulement le réaliser pour la Flandre ».
En Wallonie et à Bruxelles, la crainte d’une Flandre revancharde est renforcée et confirmée ces derniers temps par la politique de chantage menée par la Flandre. Dans la question de BHV, toute une discussion s’est développée dans les médias au sujet du fait que la Wallonie doit se préparer « à se débrouiller seule » alors qu’au même moment venaient sur table tout un tas de propositions néo-libérales et anti-sociales, avec comme résultat provisoire le très néo-libéral « plan Marshall » pour la Wallonie. Différents politiciens et académiciens envisagent entre autres de faire encore plus baisser les salaires en Flandre tant pour la rendre plus attractive pour le capital étranger que pour permettre le développement des petites et moyennes entreprises. Aucune aide ne peut venir de la social-démocratie, sa bourgeoisification est un phénomène irréversible. C’est pour cette raison que notre slogan principal pose déjà depuis les années ’90 la nécessité d’un nouveau parti ouvrier. Toutefois, il faut remarquer qu’en Flandre, la bourgeoisification du SP.a est plus claire et plus ouverte: le SP.a a été le pionnier de la politique néo-libérale de la coalition violette. Si la délégation de la FGTB flamande a pu, lors du conseil des ministres de Raversijde en 2004, remobiliser ses troupes pour un soutien irrésolu aux « partenaires sociaux-démocrates », c’est-à-dire au SP.a, reproduire une telle action sera toujours plus difficile à l’avenir. Le 1er mai 2005 déjà, la FGTB flamande et le SP.a ont défendu des avis opposés sur le financement alternatif de la sécurité sociale et lors des luttes contre le Pacte des Générations, la FGTB et le SP.a se sont frontalement opposés.
Néanmoins, la bureaucratie a de nouveau réussi – avec un soutien non négligeable de la direction de la CSC – à « recoller les morceaux ». De l’autre côté, aujourd’hui se déroule pour la première fois une large discussion dans le syndicat socialiste sur les liens entretenus avec la social-démocratie (surtout en Flandre) et sur la nécessité de mettre sur pied un nouveau parti. Les attaques ne vont pas cesser : on parle déjà ouvertement d’un « pacte de compétitivité » qui doit surtout prendre des mesures contre « les salaires trop élevés », mais aussi sur un deuxième Pacte des Générations.
En Flandre, une partie de la pression croissante sur l’ABVV/FGTB pour rompre ses liens avec la social-démocratie néo-libérale est la radicalisation grandissante de la base de l’ACW/CSC, comme nous avons pu le voir dans la radicalisation de la lutte de longue durée du secteur du non-marchand. Les derniers congrès de l’ACW/CSC ont été marqués par des discussions sur la représentation politique, où l’opportunité d’un nouveau parti ouvrier est toujours plus expressément discutée. Les liens avec le CD&V sont devenus beaucoup plus lâches, surtout suite au tournant à droite du CD&V et du cartel formé avec la NV-A.
Le CD&V ne va toutefois pas laisser facilement rompre ses liens avec l’ACV/CSC. De même que la position favorable de la social-démocratie aux yeux de la bourgeoisie est uniquement due au fait qu’elle est supposée contrôler le mouvement ouvrier socialiste, la position du CD&V dépend de son contrôle du mouvement ouvrier chrétien. La direction de la CSC a peut-être bien un peu plus desserré ses liens, mais dans le mouvement contre le Pacte des Générations, la CSC est de nouveau apparue comme un instrument dans les mains d’un gouvernement bourgeois dans lequel son parti n’était même pas représenté. Tous les rapport de nos membres travailleurs et militants syndicaux nous permettent néanmoins d’affirmer que l’énorme mécontentement parmi la base – qui a notamment été illustré par la participation de la base de la CSC lors de la première journée de grève générale contre le Pacte des générations – est toujours présent. De nouveau cependant, la direction de la CSC a pu profiter de l’absence du manque de perspectives pour la lutte. Elle a en fait pu profiter de l’absence d’un parti ouvrier.
Il n’est pas à exclure qu’une initiative pour un nouveau parti des travailleurs provienne à l’avenir des rangs de la CSC. Maintenant que la discussion s’est mise en route aussi au sein de la FGTB, la question est de savoir d’où va émerger en premier cette question dans une phase d’accélération. Il sera en tout cas crucial pour le mouvement ouvrier que, même s’il s’agit dans un premier temps d’une initiative régionale, ce processus prenne le plus vite possible une dimension nationale. Si cela n’est pas le cas, le danger est très grand que ce parti réagisse d’une façon nationaliste et réformiste au premier dossier communautaire sérieux qui sera mis sur la table.
La bourgeoisification du PS est également un fait irréversible, mais la conscience de la classe ouvrière francophone n’en est pas pénétrée au même degré qu’en Flandre. Le PS opère dans une situation objective totalement différente qu’en Flandre. Sa politique ne diffère toutefois qu’uniquement dans la forme, dans l’emballage, de celle du SP.a. Le PS utilise la question nationale pour se cacher derrière les partis néo-libéraux flamands. Les mesures antisociales sont systématiquement présentées comme des mesures « obligatoires », soit imposées par l’Europe, soit par la Flandre. A de telles histoires tôt ou tard il y a un fin.
Un autre important élément nouveau dans la discussion sur la question nationale est la dimension européenne. La Belgique a toujours été aux premières lignes pour la construction de l’UE. Quasiment tous les mouvements nationalistes européens ont basé de nouveaux objectifs et perspectives sur le développement de l’UE. Pendant toutes les années ‘90, ils ont rêvé d’une « Europe des régions ». Mais bien que les régions aient dans beaucoup de cas plusieurs représentants dans diverses institutions et conseils européens, très peu de choses ont pu être réalisées.
Alors que la thématique européenne a encore pu être utilisée dans les années ’90 pour justifier l’effritement systématique des droits et des acquis des ouvriers européens, ce potentiel semble aujourd’hui usé jusqu’à la corde. En Belgique, cette excuse n’a pas seulement servi de base pour des économies selon la tactique du saucissonnage, qui permet au gouvernement de diviser une démolition ferme sur différents niveaux, mais aussi pour appliquer les contre-réformes structurelles du plan Global.
L’Europe est aujourd’hui en crise et ses règles semblent être moins irréversibles. Des pays européens importants comme l’Allemagne, l’Italie et la France brisent depuis déjà des années les réglementations européennes en ce qui concerne les déficits maximaux pour les gouvernements fixés par le pacte de stabilité, ou « normes de Maastricht », sans pour cela être réprimandés de façon conséquente. De même, l’enthousiasme initial dans les Etats de l’Europe de l’Est paraissait déjà sérieusement ébranlé après quelques semaines seulement. L’Europe n’a pas non plus réussi – et ne réussira d’ailleurs pas à l’avenir – à développer une politique étrangère européenne unifiée. La faillite du projet européen a été mise à jour de façon magnifique par le rejet massif de la constitution européenne par les travailleurs français et hollandais et leurs familles. En Belgique aussi différents syndicats ont pris position – au moins dans les mots – contre la Constitution Européenne et contre des parties spécifiques de ce texte (la directive Bolkestein déguisée par exemple). L’UE ne se décomposera pas tout de suite, les bourgeoisies européennes ont investi beaucoup trop dans ce projet et ils ont besoin d’un marché uni face à la concurrence internationale, mais « l’Europe » ne pourra plus imposer ses lois comme par le passé à la classe ouvrière européenne après les référendums en France et au Pays-Bas.