1. Le précédent texte de congrès du MAS-LSP intitulé «la montée de la lutte des classes menace les équilibres fragiles» a été écrit à l’automne de 2006, lorsque l’économie mondiale connaissait encore une croissance de 5%, le chiffre le plus élevé depuis 1980 (1). Bien que ce fût principalement dû aux pays émergents (qui avaient une croissance de +7,8%), la croissance était de 3% dans les pays capitalistes(2) développés (3). Un chiffre qui ne sera plus atteignable d’ici 2011, selon le FMI. Le premier sous-titre de notre document de 2006 s’intitulait donc «Economie mondiale – une croissance dynamique grâce à l’augmentation du taux d’exploitation» (4).
2. Nous y expliquions quelle bénédiction la chute du stalinisme a signifié pour le capital international. Ce doublement de fait de la main-d’œuvre disponible a créé les conditions pour le rétablissement du taux de profit (5) et cela pour la première fois depuis le début de la crise des années ‘70. Nous avons toujours décrit la chute du stalinisme, une caricature monstrueuse du socialisme, comme une défaite pour les travailleurs et leurs familles. Cela a ouvert la voie à la mise en place du capitalisme-gangster dans l’ex-Union Soviétique, à des conflits nationaux, à la guerre et la guerre civile, à l’arrivée au pouvoir de régimes bonapartistes (6) et de régimes ouvertement dictatoriaux, à d’anciens bureaucrates qui se sont transformés en oligarques capitalistes, à l’anéantissement des services sociaux sur les plans de l’éducation, du logement, des transports en communs et de la médecine.
3. Entre 1989 et la crise du rouble en 1998, l’économie russe s’est rétrécie de pas moins de 40% ! En 1998, le prix moyen pour un baril de pétrole était encore de 12 dollars ; le 11 juillet 2008, le prix avait atteint un record – provisoire – de 148 dollars, et aujourd’hui ce prix fluctue autour de 100 dollars. C’est aussi le plus important pour expliquer la croissance moyenne de 6% depuis ‘98. Mais «ce n’est que dans les dernières années que l’output économique s’est rétabli à son niveau de 1989» écrit Stefan Wagstyl dans le Financial Times (7). «Des millions de gens vivent dans la pauvreté. En termes de pouvoir d’achat, le revenu annuel moyen est retombé à 14.700 dollars. À côté de la pauvreté, la Russie fait face à des grands déficits dans le domaine de l’enseignement et des services de santé. Malgré la politique de diversification, la Russie reste dépendante du pétrole et du gaz qui représentent 20% de l’output économique et 60% de l’exportation» (8)
4. La restauration du capitalisme en Europe de l’Est a lancé une «course vers le bas» en matière d’impôt des sociétés (9). La Slovaquie a initié le processus avec un taux de 19%, suivi de la Roumanie avec 16% et récemment de la Bulgarie avec 10%. Ainsi, la Bulgarie rattrape l’Irlande qui, depuis 2003, applique un taux de 12,5%. Pas moins de huit pays de l’UE ont diminué leurs taux d’impôt des sociétés l’année passée (en 2007) et sept pays cette année-ci. En moyenne, l’impôt des sociétés au sein des 27 pays de l’UE est de 23,2%, moins que la moyenne de l’OCDE (26,9%), de l’Amérique latine (26,2%) et de l’Asie-Océan Pacifique (28,4%). Il y a dix ans, la moyenne était encore de 35,3% ! Cela signifie moins de revenus pour les gouvernements et des ‘effets de retour’ incertains, car une fois qu’un autre pays diminue les taux plus encore vers le bas ; l’effet d’aspiration risque de disparaître. La France et l’Allemagne, surtout, reprochent aux nouveaux pays membres de se servir des subsides de la vieille Europe pour diminuer leurs impôts des sociétés afin d’attirer les entreprises venant justement des pays de la vieille Europe (10).
5. Pas de miracle donc quand le journaliste Chris Dusauchoit déclare lui-même ‘avoir été totalement bouleversé sur le plan émotionnel’ après sa visite dans un orphelinat à Mogilino en Bulgarie.(11) Afin de compenser la perte de revenus, de nombreux pays ont augmenté les impôts indirects, les taux de TVA, qui sont de 19,49% en moyenne dans les 27 pays membres de l’UE et déjà beaucoup plus élevés qu’en Amérique Latine (14,2%) et qu’en Asie-Océanie (11,14%). Des pays baltes, l’idée d’une taxe unique, un taux unique indépendant du revenu, est arrivée chez nous. Le premier pays à l’appliquer a été l’Estonie avec un taux de 24% en 1994. Entretemps, elle existe dans presque tous les pays de l’Europe de l’Est. La Lituanie et la Lettonie utilisent un taux de 15% et l’Estonie a dû réviser le sien vers 21% et veut aller vers 18% d’ici 2011.
6. Mais dans le texte de 2006, nous avons avant tout parlé des pays émergents d’Asie du Sud-est. Le danger que ces régimes ne marchent pas au pas, passent à des nationalisations ou encore passent dans le camp ‘communiste’, a largement disparu avec la chute du stalinisme. L’occasion était là de toucher à des réserves de main-d’œuvre bon marché, d’abord prudemment chez les ‘tigres asiatiques’, puis dans les pays émergents et enfin en Inde et en Chine. Pendant dix ans, entre ‘88 et ‘98, les investissements dans les «économies industrialisées asiatiques» ont crû sur base annuelle de 10,5% du PIB. Il semblait que nous en étions revenus au précédent changement de siècle, à la période d’or de l’impérialisme, de l’exportation du capital vers des pays à bas salaires, sans le développement d’un marché intérieur important.
7. Les données qui suivent sur le revenu annuel moyen nous disent peu sur la répartition des richesses, mais nous fournissent néanmoins une indication de l’effet décevant de cette croissance sur le développement du marché intérieur. Même en termes de parité de pouvoir d’achat, le revenu annuel moyen du Vietnam est à peine de 2.575 dollars, de 3.569 dollars pour l’Indonésie, de 7.809 dollars pour la Thaïlande, de 13.210 dollars pour la Malaisie, de 2.784 dollars pour l’Inde et de 5.478 dollars (12) pour la Chine. Malgré 25 ans de chiffres de croissance ininterrompus de 10% par an, la Chine est encore loin du revenu par habitant des USA, lequel est de 45.963 dollars en termes de parité de pouvoir d’achat ! Sans vouloir sous-estimer la croissance spectaculaire de l’économie chinoise, surnommée également la salle de machine de l’économie mondiale, le pays reste le 131e en termes de PIB par habitant sur le plan mondial. Liu Whingzi, directeur des statistiques de la Banque Centrale Chinoise, nuance – un peu trop, il est vrai – l’excédent des recettes commerciales. «C’est une donnée statistique… Nous produisons ici les produits, mais la part du lion des profits retourne en Europe ou aux USA.» (13)
La globalisation militaire rend le monde moins sûr
8. Après la chute du stalinisme, nous avons accentué que la «colle commune» avait disparu. Cette ‘colle’ tenait ensemble les puissances impérialistes depuis des décennies. Le monde bipolaire a cédé place à un monde unipolaire. L’impérialisme américain pouvait enfin surmonter le traumatisme datant de la débâcle au Viêt-Nam (1957-1975). Ce changement de cap avait eu lieu en 1991 déjà, avec la première guerre du Golfe sous Bush-père. La doctrine Monroe de non-ingérence – ou plutôt de non-intervention ouverte – a été échangée pour une politique de ‘containment’ dans un accord de coopération internationale, c’est-à-dire « l’isolement » de potentiels criminels, sous le drapeau de l’ONU. Le président démocrate Clinton y a contribué avec les bombardements de la Serbie par l’OTAN en 1999 et a utilisé pour la première fois le terme de ‘regime change’. Les attentats du 11 septembre ont aidé à préparer l’opinion publique pour une doctrine militaire néoconservatrice de guerres unilatérales et préventives sous Georges W Bush.
9. La boucle est bouclée : si la globalisation est entre autres un régime qui enlève chaque obstacle entravant la liberté de mouvement du capital, alors la doctrine militaire de guerres préventives et unilatérales n’est rien d’autre que la globalisation sur le plan militaire. C’est-à-dire ôter chaque restriction de la liberté de mouvement pour la machine militaire qui doit protéger ce capital… La réduction des factures d’énergie des entreprises américaines a été la raison principale, bien mal cachée, de l’intervention en Irak. Mais au lieu de fournir du nouvel oxygène pour les entreprises américaines sous la forme de pétrole bon marché, le prix d’un baril de pétrole a augmenté de 24,4 dollars en 2001 pour un nouveau record temporaire de 147,27 dollars le 11 juillet 2008. (14) Pour l’autre objectif de la guerre, notamment une vague de démocratisation dans le Moyen-Orient, où les dictatures cèderaient la place à des régimes élus mais avant tout pro-occidentaux, la réalité n’est pas non plus allée dans ce sens. Il existe l’effet inhibiteur du progrès, le phénomène dialectique où le fait d’avoir un avantage mène à trop de témérité et mine la stimulation pour s’améliorer avec en conséquence le fait d’être finalement rattrapé. L’impérialisme américain n’a pas été le premier dans l’histoire à surestimer ses propres forces.
10. Les marxistes appellent cette fameuse loi la loi du développement inégal et combiné. Cette approche est plus complète. Ici, le phénomène n’est pas seulement regardé du point de vue de celui qui a un avantage, mais aussi de ceux qui essayent de rattraper l’avantage. Les aventures impérialistes ont transformé le monde en une poudrière de conflits potentiels. Une série de nouveaux acteurs, en particulier la Chine et la Russie, mais aussi quelques superpuissances régionales, surtout là où l’impérialisme voulait rétablir l’ordre, à savoir l’axe Palestine-Irak-Iran-Afghanistan, revendiquent leur place. Nous pensons en particulier à l’intervention de la Turquie en Irak du Nord, d’Israël au Liban, de la Russie en Géorgie, mais aussi au renforcement de la position sur le plan régional ou continental de l’Iran et du Brésil, aux intérêts commerciaux croissants en Afrique et aux dépenses militaires croissantes de la Chine ou encore au conflit sous-jacent entre l’Inde et le Pakistan. Nous ne pouvons pas nous laisser piéger par la propagande occidentale ou par la ‘neutralité’. Nous ne pouvons pas non plus nous laisser piéger par ceux qui reconnaissent dans l’ennemi de leur ennemi un ami potentiel, indépendamment du caractère réactionnaire de cet ami. Notre position, en revanche, prend comme point de départ l’unité de la classe ouvrière comme condition dans la lutte contre l’impérialisme.
11. Bien que les USA demeurent la puissance impérialiste dominante, l’évolution d’un monde unipolaire vers un monde multipolaire est une tendance incontestable. Cela semble contradictoire avec l’évolution récente en Irak, où le nombre d’attentats semble diminuer. Cela n’est nullement dû au ‘surge’, à l’envoi des 25 mille soldats supplémentaires depuis le début de 2007, mais plutôt au succès de la milice ‘awakening’ sunnite, financée, armée et entraînée par les USA. Ces milices sont souvent constituées de révoltés qui avaient combattu les troupes américaines mais qui, à cause des brutalités d’Al Quaida, sont devenus des alliés temporaires des USA. Le gouvernement irakien et les observateurs internationaux ne sont pas du tout certains de ce que vont faire ces milices lorsqu’elles auront rétabli l’ordre dans leurs communautés. Il y a évidemment des énormes différences entre la milice awakening et d’autres en Irak, le Hezbollah au Liban et les Talibans en Afghanistan. En tout cas, ce développement, ainsi que l’offensive des Talibans en Afghanistan, sept ans après leur défaite ‘définitive’, confirment en premier lieu que le modèle du Hezbollah, basé sur le soutien parmi les masses ou d’au moins une partie d’entre elles, l’emporte de plus en plus sur le modèle Al Qaeda, basé sur le volontarisme de petits groupes issus de l’extérieur.
12. L’annonce qu’en février 2009, 8.000 soldats américains seront retirés d’Irak, devrait sans doute illustrer que la politique en Irak commence à porter ses fruits. Mais cette annonce n’advient sûrement pas de bon cœur car l’opération est planifiée après et non pendant de la présidence de Bush. Celui-ci considérerait un retrait comme une atteinte à son prestige. Malgré toutes les déclarations, l’Irak est en ruines. La puissance centrale est particulièrement affaiblie, les régions disposent chacune d’au minimum une armée et, sans les USA, le pays tomberait sans doute en pièces et déstabiliserait à son tour la région entière. Au sein de l’establishment, des voix s’élèvent pour laisser tomber l’aventure irakienne au plus vite, pour chercher une issue à tout prix et se concentrer sur un seul conflit. Pour le candidat présidentiel Obama, cela doit être l’Afghanistan, une opération visant en bref à limiter les dégâts. McCain, le candidat républicain, vit encore dans l’illusion qu’il pourra remporter des victoires dans les deux guerres en même temps.
13. Indépendamment de quel candidat présidentiel l’emporte, les conditions objectives mettront inévitablement des conflits militaires à l’agenda. L’effet de dissuasion des USA est ébranlé, sa domination militaire sera de plus en plus contestée. Il sera toujours plus difficile de se présenter comme le policier du monde, au contraire, l’opposition croîtra de jour en jour, y compris au sein des USA. Les conflits militaires se feront encore dans un premier temps par substitution, mais le danger de confrontations directes, également entre superpuissances, augmente tout de même. Avec d’abord la reconnaissance du Kosovo puis sa réaction face à l’invasion russe en Géorgie ainsi qu’à la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, l’UE a montré sa difficulté à arriver à une position commune. Cela deviendra encore plus difficile avec la multiplication des conflits. La menace d’une guerre nucléaire à échelle régionale, bien qu’elle ne soit encore qu’une perspective lointaine, gonfle à vue d’œil. Les mouvements massifs dans le monde entier contre l’invasion de l’Irak en 2003 ont, d’autre part, fait apercevoir quelles réactions massives un tel scénario engendrerait.
Les dirigeants ouvriers capitulent – la droite populiste avance
14. La chute du stalinisme a conduit au désespoir idéologique parmi un tas de militants ouvriers et à la capitulation ouverte des dirigeants syndicaux et politiques du mouvement ouvrier face au marché « libre ». Cela a permis aux attaques systématiques de la bourgeoisie d’être réalisées sans réponse pendant tout une période. Cela explique pourquoi chaque débat politique, chaque prise de vue dans la presse était une attaque à sens unique contre les acquis des travailleurs et de leurs familles. Cela explique le phénomène de croissance électorale des formations d’extrême-droite ou de la droite populiste. L’emprise des dirigeants sur les appareils syndicaux explique pourquoi la confiance dans la lutte collective et la discussion démocratique a cédé la place à la recherche de dirigeants forts, de boucs-émissaires et de solutions illusoires passives. C’est pourquoi les campagnes antiraciste sous forme de manifestations pour la tolérance qui évitaient la problématique sociale afin de pas nuire à l’unité du mouvement n’ont eu aucun ou presque aucun effet.
15. Le danger de l’extrême-droite n’a certainement pas disparu. L’élection de Gianni Alemanno, dirigeant de l’Alleanza Nazionale (AN) et ancien dirigeant de l’organisation de jeunesse du parti néofasciste Movimento Sociale Italiano (MSI), en avril de cette année-ci comme bourgmestre de Rome, est un des nombreux exemples qui nous le rappellent. Le rétablissement du FPÖ renouvelé et les victoires électorales du BNP en sont d’autres. Les succès électoraux de l’extrême-droite ces vingt dernières années n’ont jamais été une expression de soutien actif à un programme fasciste. Le fascisme n’était pas devant nous, et la société n’était pas non plus en train de se ‘fasciser’, quoi que cela puisse bien vouloir dire. C’était bien l’expression de la perte d’autorité des instruments politiques bourgeois classiques comme la conséquence de l’embourgeoisification totale des anciens ‘partis ouvriers bourgeois’, le nom que Lénine donnait à la social-démocratie.
16. La base du succès de l’extrême-droite était le populisme. La crise économique et l’appauvrissement qui l’accompagne élargiront encore cette base. Le racisme et le nationalisme seront utilisés davantage encore par les populistes d’extrême-droite et de droite. Malgré cela, la situation n’est plus identique aux années ‘90. L’extrême-droite connaissait alors également des succès électoraux. Pensons au FN en France et, dans une nettement moindre mesure, en Belgique, aux Republikaner et au DVU en Allemagne, au MSI en Italie et puis à l’Alleanza Nazionale et la Lega Nord, au parti de Blocher en Suisse, au FPÖ en Autriche, au Parti populaire danois, au Parti du Progrès Norvégien, à la Liste Pim Fortuyn aux Pays-Bas et, bien-sûr, au Vlaams Blok, devenu Vlaams Belang. Aujourd’hui, tout cela n’a pas disparu, mais il y a depuis lors face à eux aussi une gauche beaucoup plus développée dans certains pays.
17. Au début des années ‘90, il y a eu la formation du PRC en Italie et de l’IU en Espagne, puis du Bloc de Gauche au Portugal. Le SP néerlandais était déjà en train de progresser et, au Danemark, l’Alliance Rouge-Verte initiait son redressement. En France, LO puis la LCR ont connu également leurs premiers succès tandis qu’en Ecosse, le SSP réalisait une percée. Mais l’ordre du jour d’alors, même en Italie, était dominé par la percée électorale de la droite populiste et de l’extrême-droite. Aujourd’hui, surtout en Allemagne, mais aussi aux Pays-Bas et en France, c’est avant tout les percées électorales de la gauche qui attirent l’attention. Cela est dû en partie à une certaine accoutumance en ce qui concerne les résultats de la droite populiste, mais cela reflète principalement une renaissance de la lutte des classes, un phénomène qui deviendra plus fort encore dans les années à venir.
Les dirigeants ouvriers capitulent – les illusions augmentent
18. La trahison des dirigeants ouvriers est la raison fondamentale qui explique pourquoi la bourgeoisie a réussi son processus de mondialisation dans une telle mesure. Il s’agit principalement d’un régime politique fait de libéralisations, de privatisations et de flexibilité pour rayer les limitations pour les mouvements de capitaux. Le monde a été changé en un gigantesque casino. Les progrès scientifiques et techniques, internet entre autres, ont sans nul doute contribué à ce processus de globalisation. Les progrès techniques et scientifiques exigent une division internationale du travail sans cesse plus forte. Pendant l’époque de globalisation, cela s’est concrétisé par la formation de blocs commerciaux et même par la création d’une monnaie européenne, ce que nous avons longtemps jugé impossible sur base capitaliste.
19. Il n’y a aucun doute que la chute du stalinisme a constitué une défaite pour le mouvement ouvrier et une occasion pour la bourgeoisie de pouvoir augmenter le taux d’exploitation. Pourtant, nous étions en désaccord avec ceux qui voulaient faire pencher la balance trop loin dans l’autre sens. Cela n’a certainement pas été la fin de l’histoire comme Fukuyama, un philosophe américain qui a eu son heure de gloire, le prétendait. Cela n’a pas davantage été un revers comparable à ceux encouru avant et pendant la seconde guerre mondiale. Cette position a conduit à une polémique avec le PTB stalinien (15). A cette défaite n’a pas non plus succédé une période de croissance comparable à celle des années dorées ’50 – ’73, comme certains l’ont prétendu. Dans la période ’60 – ’73, la croissance annuelle de la productivité en Europe était de plus de 5%, de plus de 6% au Japon et d’un peu plus de 2,5% aux USA (16). Entre 1995 et 2007, elle n’a été que de 1,4% dans la « vieille Europe » (des 15), de 1,8% au Japon et de 2,1% aux Etats-Unis (17). Ce ralentissement de la croissance de la productivité a été principalement à l’origine de la diminution des investissements. Dans la période ’73 – 90′, ils ont en Europe et au Japon chuté d’un tiers par rapport au niveau de ‘60-‘73. (18)
20. La chute du stalinisme a offert à la bourgeoisie la chance de transférer, au moyen de cadeaux fiscaux et de privatisations mais aussi par le biais de l’augmentation du taux d’exploitation, les ressources collectives vers les entreprises, ce qui avait déjà été utilisé lors du début de la politique néolibérale en 1980. Ainsi, la part des salaires dans la composition du PIB a été fortement rabotée : de 69,9% en 1975 jusqu’à 57,8% en 2006 dans la zone euro (19) et beaucoup plus fortement dans les nouveaux États membres. Aux USA, c’est moins spectaculaire mais c’est tout de même une diminution de 65,9% en 1970 à 60,9% en 2005. Au Japon, de 76% en 1975 à 60% en 2006.
21. Alors que les salaires réels en « unités efficientes » (20) – ce qui signifie le salaire par unité produite – dans la période ‘60 – ’80 ont encore augmenté dans les plupart des pays européens, ils ont diminués partout dans la période ’81 – ’06. Là où ils avaient déjà diminué dans la première période, ils ont diminué encore plus rapidement dans la seconde période. Pourtant, la partie des forces de travail hautement qualifiées, dont on s’attendrait à ce que les salaires soient plus élevés, a partout augmenté. En outre, dans tous pays capitalistes développés, la part des salaires des travailleurs peu qualifiés dans la part totale des salaires du PIB n’a cessé de diminuer et ce dès 1980. La part des salaires des travailleurs hautement qualifiés a augmenté partout. Le groupe situé entre les deux dans la zone euro et au Japon représente à chaque fois presque 60% de la part des salaires dans le PIB. Aux Etats-Unis, la part de ce groupe a diminué jusqu’à atteindre seulement 48% pendant que les travailleurs hautement qualifiés ont empoché une grande partie de la somme totale des salaires. Ceci explique pourquoi la part du salaire dans le PIB aux Etats Unis a diminué beaucoup moins qu’au Japon et dans la zone euro. (21)
Estimer les développements dans leurs relations exactes – la globalisation et l’Etat national
22. C’est toujours un exercice d’équilibre que d’estimer les nouveaux développements dans de justes proportions, de reconnaitre à temps une tendance et l’importance de celle-ci, sans se laisser endormir par un phénomène conjoncturel que l’on surestime systématiquement. Marx a un jour affirmé que l’esclavage a libéré l’homme. Cela ne fait pas de lui un défenseur de l’esclavage, et certainement pas au cours du 19e siècle, à ce moment-là l’esclavage avait déjà cessé de « libérer l’homme ». Avec cette déclaration, il voulait juste mettre en lumière le rôle historique de l’esclavage dans le développement de l’homme au niveau du savoir. Marx et Engels ont accordé – de manière très critique – leur « soutien » à Bismarck (22), mais uniquement pour l’unification de l’Allemagne. Ils ont été aussi en désaccord avec Lasalle (23) qui pensait dans son enthousiasme pouvoir obtenir le suffrage universel avec des négociations avec Bismarck et son gouvernement.
23. Lénine a reconnu la domination du capital financier à l’époque du précédent changement de siècle et a décrit l’impérialisme comme le stade ultime du capitalisme. Il a aussi entretenu une forte polémique contre Kautsky (24) qui a cru que les Etats nationaux allaient être naturellement dépassés en donnant naissance à un hyper impérialisme. Nous avons reconnu le processus de globalisation, mais avons été totalement en désaccord avec ceux qui ont prétendu que les Etats nationaux étaient devenus étrangers à cette question ou avaient au moins perdu tellement qu’on ne pouvait rien faire au niveau des Etats pris individuellement, mais uniquement dans le cadre de grands blocs commerciaux. Les politiciens bourgeois ont abusé de cette opinion erronée pour faire porter la responsabilité de leur politique de casse sociale néolibérale à de « plus hautes instances ».
24. Cette idée a toutefois atteint ses limites en mai et juin 2005 en France puis aux Pays-Bas quand une large majorité de la population s’est prononcée contre la proposition de Constitution Européenne. La bourgeoisie est depuis devenue plus prudente pour utiliser l’Europe comme argument afin de faire accepter les mesures de démolition sociale. Cela n’a toutefois pas pu empêcher que la version simplifiée de la Constitution, le traité de Lisbonne, soit refusée le 12 juin 2008 par une majorité d’Irlandais, les seuls en Europe à avoir pu se prononcer par référendum. Dans la presse bourgeoise, on a expliqué la chose comme si 4 millions d’Irlandais avaient pris en otage 500 millions d’Européens. La prudence avec laquelle les politiciens européens ont parlé du référendum fait toutefois supposer qu’eux aussi se rendent compte que les Irlandais qui ont voté « non » ont exprimé l’avis des 500 millions d’européens qui n’ont pas pu se prononcer.
25. Les politiciens bourgeois ne sont pas les seuls qui ont régulièrement fait appel au parapluie des blocs commerciaux. Au sein des syndicats européens, l’argument selon lequel on ne peut réaliser quelque chose que si cela arrive au niveau européen a été utilisé plusieurs fois pour arrêter la lutte et/ou avoir de faibles revendications. La confédération européenne des syndicats organise chaque année une manifestation, la dernière datant du 5 avril 2008 à Ljubljana, pour plus de salaire, plus de pouvoir d’achat et plus d’égalité. Cette même CES a toutefois appelé en 2004, là où la population pouvait se prononcer par référendum, à voter oui pour le projet néolibéral de la Constitution européenne, «ce serait un tremplin pour une Europe plus sociale». Depuis lors, la CES est elle aussi devenue plus prudente, mais aucun appel n’est venu contre le traité de Lisbonne, au contraire. Les conseils d’entreprises européens, là où ils existent, sont le plus souvent un prolongement du management européen. Dans le meilleur des cas, on décide de partager les effets des restructurations entre différentes implantations (comme avec la déclaration de solidarité européenne pour General Motors en décembre 2005), dans le plus mauvais, on passe la patate chaude aux fédérations d’autres pays (comme avec les attaques des syndicats de VW-Forest contre IG-Metall en 2006 (25)). 26. Avec des dirigeants politiques et syndicaux pareils, la lutte est devenue une entreprise risquée à l’époque actuelle de globalisation, surtout dans les filiales et/ou sociétés dépendantes de multinationales. De plus, les intellectuels de gauche ont affirmé, peut être sincèrement mais en le surestimant, le dogme selon lequel l’Etat individuel était devenu hors de propos, que des revendications telles que la «nationalisation sous contrôle d’ouvrier» ou «l’ouverture des livres de compte» étaient devenues futiles et qu’il fallait les troquer contre «la reconversion» et/ou le contrôle par la création d’une Europe «sociale». En général, cette perspective sans issue a conduit la gauche, y compris la gauche radicale, à la capitulation en matière de programme.
27. Pas seulement la gauche, mais aussi les nationalistes bourgeois se sont laissé entraîner par la perspective d’un capitalisme sans cesse globalisant. Ceci s’est exprimé par l’illusion entretenue dans l’évaporation des Etats nationaux et leur remplacement par une imaginaire Europe des régions. Nous avons au contraire défendu que le processus de globalisation se heurterait inévitablement à un certain moment à ses limites. En d’autres termes, nous avons dit que le processus objectif du besoin croissant d’une division internationale du travail entrerait en conflit avec les entraves archaïques du capitalisme, à savoir l’existence de l’Etat national et de la propriété privée des moyens de production, et que le capitalisme serait incapable de les surpasser à moyen ou long terme. Cela ne signifie pas que le processus entier se dirige dans la direction contraire, mais bien que la tendance vers la globalisation va laisser place à un protectionnisme grandissant et à la décomposition des alliances existantes. L’échec des négociations de Doha de l’Organisation Mondiale du Commerce et la réunion de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni afin de former une réponse commune à la crise financière tout en excluant les autres Etats-membres européens en sont des illustrations.
Idéologie, contenu et forme
28. Nous avons précisé plus tôt que la chute du stalinisme est allée de paire avec la capitulation ouverte des dirigeants politiques et syndicaux du mouvement ouvrier envers le néo-libéralisme. C’est ce qui a assuré que les attaques de la bourgeoisie soient restées pendant un temps sans réponse. La bourgeoisie a proclamé la fin des idéologies, c’est-à-dire la pensée unique néolibérale. Désormais, il était sensé ne plus y avoir de capitaliste ou de travailleur, uniquement des citoyens pour lesquels Guy Verhofstadt a d’ailleurs écrit trois manifestes. Les médias ne venaient plus qu’avec un seul type d’histoire, une attaque à sens unique contre les acquis du mouvement ouvrier. Le contenu a peu à peu laissé place à la forme, à la présentation. La presse a fait ou défait des politiciens sans plus aucune formation idéologique, mais avec une attention aiguë pour la communication avec laquelle le contenu a été de plus en plus subordonné « à la perception » et les spin-doctors, les faiseurs d’opinion, sont devenus plus importants que le programme.
29. Certains en ont déduit que la presse était devenue un quatrième pouvoir, à côté de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. D’autres voient dans les fonctionnaires et les lobbyistes respectivement les 5ème et 6ème pouvoirs. Nous ne nions bien entendu pas l’impact des mass media, ni l’influence conservatrice de la fonction ou des lobbys influents. Ils font partie de l’arsenal d’instruments dont dispose la bourgeoisie pour soutenir ses intérêts dans la lutte des classes. Ils reflètent indirectement les relations de force entre les classes et donc, bien entendu, également l’absence d’un instrument politique du mouvement ouvrier. Au fur et à mesure que la lutte des classes augmente, la recherche de réponses, le besoin de contenu et l’aspiration à des organes de presse propres aux travailleurs sera plus forte. La naissance des médias « indépendants » en a été dans un certain sens une première expression, bien qu’encore pénétrée d’illusions. Les médias bourgeois ne peuvent faire autrement que de refléter ce développement. La demande de clarification idéologique fera encore augmenter l’intérêt pour une presse révolutionnaire au contenu étayé.
(1) Depuis, le chiffre de croissance de 2004, 5,2% dans notre texte de 2006, a été révisé vers 4,9%.
(2) L’Australie, la Belgique, le Canada, Chypre, le Danemark, l’Allemagne, la Finlande, la France, la Grèce, Hong-Kong, l’Irlande, l’Islande, Israël, l’Italie, le Japon, la Corée, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, l’Autriche, le Portugal, Singapour, la Slovénie, l’Espagne, Taïwan, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Suède et la Suisse.
(3) Tous les chiffres de croissance de World Economic outlook d’avril 2008, le produit réel brut : http://www.imf.org/external/datamapper/index.php
(4) Par taux d’exploitation, les marxistes entendent le rapport entre la plus-value ou le travail non-rémunéré (les résultats de l’entreprise moins le capital fixe utilisé pendant la production pour louer les bâtiments, acheter les matières premières et l’amortissement des machines) et le capital variable ; les salaires bruts y compris les charges patronales et le travail rémunéré que produit le travailleur.
(5) C’est-à-dire le montant de profit par montant de capital investi.
(6) Le bonapartisme se réfère au régime de Napoléon Bonaparte Ier, après son coup d’Etat de novembre 1799. Ce sont des régimes basés sur la répression qui se maintiennent eux-mêmes en dressant les différentes couches de la population l’une contre l’autre.
(7) En 1989, le PIB en parité de pouvoir d’achat Geary Khamis – standard de comparaison international basé sur le dollar américain de 1990 – en Russie était de 1.186 milliards $-GK (160 milliards $-GK en Belgique cette même année). En 1998, cela avait reculé à 661 milliards $-GK (pour 197 milliards $-GK en Belgique). En 2007, le PIB en Russie a obtenu de nouveau pour la première fois uhn résultat net supérieur à celui de 1989, 1208 milliards $-GK (242 milliards $-GK en Belgique). Voir : The Conference Board & Groningen Growth and Development Center – total economy database.
(8) De Tijd, le 16 août 2008, Le talon d’Achille de la Russie forte;
(9)Voir aussi paragraphe 16 dans ‘la montée de la lutte des classes menace les équilibres fragiles’
(10) Tous les chiffres sur la fiscalité – De Tijd, vendredi 4 juillet et mardi 9 septembre 2008.
(11) De Standaard, 19 janvier 2008, Reportage over Bulgaars wezen onthutst
(12) Toutes les données: http://www.economist.com/countries/ Le revenu exprimé en termes de parité du pouvoir d’achat ou ‘purchasing power parity’ (PPP) ; Jusqu’il y a vingt ans, seuls les chiffres du revenu par rapport aux changes officiels. Le taux de change est largement déterminé par les prix des marchandises et des services échangés sur le marché mondial. La population dans les pays pauvres ne peut souvent même pas se permettre ces marchandises et ces services et consomment des biens et des services qui sont produits à bas coûts sur place. Selon les économistes bourgeois, les couts de la vie ici sont inférieurs à ceux des pays développés. En bref : le revenu exprimé face aux changes officiels surestime selon eux la richesse dans les pays riches et la sous-estime dans les pays pauvres. Afin de rectifier cette ‘injustice’, on se sert de nos jours de plus en plus des chiffres s’exprimant en termes de parité de pouvoir d’achat. Cette méthode alternative pour comparer le pouvoir d’achat de deux pays est inutile s’il s’agit d’une comparaison de l’influence sur le marché mondial. En termes de taux d’échange, le revenu annuel moyen au Viêt-Nam est de 823 $, en Indonésie 1.845 $, en Thaïlande 3.697 $, en Malaisie 6.872 $, en Inde 1.030 $, en Chine 2.453 $ et aux USA 45.963 dollars. En Azerbaïdjan, ce taux s’élève à 3.407 dollars.
(13) De Tijd, le 10 mai 2008, Nous ne sommes pas des bouilleurs de dispute. Nous stabilisons le système financier.
(14) Pour un sommaire du développement des prix du pétrole: http://en.wikipedia.org/wiki/Oil_price
(15) Voir http://www.lsp-mas.be/marxisme/indypvda.html – paragraphe 4
(16) Andrew Glyn, 2006, Capitalism Unleashed, fig. 1.7 p.14
(17) The Conference Board & Groningen Growth and Development Centre, Total Economy Database, summary statistics www.ggdc.net
(18) Andrew Glyn, 2006, Capitalism Unleashed – p. 13
(19) European Commission, Employment in Europe report, 2007, chapter 5 p 240
(20) Lors du calcul des salaires réels, contrairement aux salaires nominaux, il est tenu compte de la perte d’argent due à l’inflation. En « les unités efficientes», cela signifie qu’il a été tenu compte de la productivité, c’est-à-dire de la valeur (d’échange) produite par travailleur par heure. Il s’agit simplement du salaire réel par unité de production.
(21) En Belgique, aux Pays-Bas et en France, le salaire réel par unité de production dans la période ‘60 – ‘80 a augmenté annuellement respectivement de 0,11%, de 0,82% et de 0,39%. Dans la période ‘81 – ‘06 il a toutefois diminué annuellement de respectivement -0,40%, -1,39% et -0,66%. Aux Etats-Unis et au Japon, les salaires réels par unité de production ont diminué de -0,38% et -0,04% dans la première période et de -0,51% et -0,47% dans la seconde. Voir le même document qu’à la note de bas de page 18, p. 244 – 246.
(22) En référence à Otto von Bismarck qui, en 18971, après la guerre franco-allemande, a unifié les Etats allemands dans l’empire allemand. Comme chancelier, il a pris l’initiative de la loi anti-socialiste qui interdisait les réunions et les publications du Parti Socialiste Ouvrier (SAP).
(23) Ferdinant Lasalle était le fondateur du Allgemeiner Deutscher Arbeitervereim – ADAV – en 1863 qui a fusionné lors du Congrès de Goth avec les Eisenachers, les partisans de Marx. Dans Critique sur le programme de Gotha, Marx se prononce fortement contre cette fusion sans principe.
(24) Karl Kautsky, ancien secrétaire d’Engels, utilisait le marxisme comme un dogme. Il a reproché à Lénine, Trotsky et aux Bolchevicks d’avoir appliqué une révolution dans un pays qui n’était pas encore assez mûr. Il a défendu en 1914 la politique du SPD quand ce dernier a voté les crédits de guerre au Reichstag. Il a été à la base de la création du USPD (le SPD indépendant), mais a rejoint ensuite à nouveau le SPD quand la base du USPD a décidé contre sa direction de rejoindre l’Internationale Communiste. Il a été répondu tant par Lénine dans Le renégat Kautsky, que par Trotsky dans Terrorisme et communisme et par Rosa Luxembourg dans La révolution russe.
(25) En décembre 2005, les responsables syndicaux de GM Anvers, Bochum, St-Ellesmereport, Gliwice, Trolhättan, les soi-disant usines-delta où l’astra a été construite, ont fait une déclaration de solidarité européenne. « Nous ne nous laissons pas monter les uns contre les autres par le président d’Opel. Nous n’accepterons pas les fermetures d’usine ou une distribution inégale de la production entre les sites. Qui menace une usine obtiendra une réponse commune de tous les pays… » Le programme de restructuration entre-temps négocié a été le plus lourd depuis la seconde guerre mondiale. « Nous n’accepterons pas de diminution future d’emploi ou de fermetures d’usines où que ce soit en Europe », selon leur déclaration de presse.