Du faste, oui, mais de l’enthousiasme, les commémorations autour de la chute du Mur de Berlin en ont fort peu suscité. Il pleuvait certes, mais ce n’est pas le temps qui a refroidi l’exaltation et la ferveur que les commentateurs capitalistes avaient autrefois témoignées – au point même de parler de la «fin de l’Histoire» – c’est l’épreuve des faits. En 2009 on est effectivement 20 ans après l’effondrement du stalinisme. Mais on est aussi un an après l’entrée du système capitaliste mondial dans sa pire crise depuis huit décennies.
Un monde marqué par l’incertitude du lendemain
Même le journal du monde des affaires De Tijd, l’équivalent néerlandophone de L’Echo, a dû reconnaître que l’euphorie connue il y a vingt ans au sujet de la prétendue «victoire du capitalisme» a fait long feu. Dans un des articles consacrés à ce sujet, un journaliste déclare notamment: «Pour beaucoup d’idéologues, la chute du Mur a signifié la victoire définitive du marché libre sur les économies étatisées. Avec le Mur, le communisme en Europe de l’Est avait en effet également disparu. Mais 20 ans plus tard, cette position est remise en doute. Le capitalisme peut bien être la forme économique dominante dans le monde, les résultats sont fort divers.» (1)
Difficile effectivement de parler de suprématie du capitalisme dans un contexte où 350 emplois disparaissent par jour en Belgique, un pays où une personne sur sept vit sous le seuil de pauvreté. Et encore sommes-nous loin d’être le pays le plus touché par la pauvreté, le chômage et la crise ! Au niveau international, la fin de la guerre froide devait assurer une paix générale. Mais même la pire des mauvaises fois ne saurait cacher que des Balkans à l’Afghanistan, en passant par l’Irak (à deux reprises !), l’Afrique des Grands Lacs, le Sri Lanka,… les conflits se sont hélas multipliés au point que c’est le chaos qui semble aux yeux de beaucoup de gens être devenu l’avenir de l’humanité.
Quant à la crise, si on entend ici et là parler de reprise, l’unique terrain où celle-ci s’épanouit est celui de la spéculation. Assez ouvertement d’ailleurs. La banque américaine Goldman Sachs avait dû être renflouée en 2008 de quelques 13 milliards d’euros. Pendant que la population paie la note de l’aide de l’Etat, cette banque a réalisé durant le seul 3e trimestre de 2009 un bénéfice net de plus de 3 milliards d’euros. Mais pour Lloyd Blankfein, son PDG, «si le système financier nous a conduit à la crise, il nous en sortira». Quant aux bonus des cadres financiers, «Pas question de restreindre leurs ambitions !». Cette institution est experte en conseils avisés, elle avait encore qualifié la société Enron de «best of the best» une semaine avant sa faillite. Il ne faut pourtant pas être devin pour voir que les mêmes recettes conduisent aux mêmes plats.
Dans ce cadre, pour les dirigeants européens, les commémorations de la chute du Mur ont surtout servi de dérivatif. Chacun a, à sa manière, tenté d’instrumentaliser l’événement, le summum du ridicule ayant très certainement été atteint par le président français Nicolas Sarkozy. Comme l’écrit le journaliste Jack Dion dans le magazine français Marianne, «Mieux vaut se repasser les soirs de novembre 1989 en boucle plutôt que de s’intéresser aux soubresauts de la crise qui frappe partout, notamment dans les pays passés de la glaciation communiste au néolibéralisme sauvage.»(2)
Et c’est un peu ce «mot d’ordre» que la presse a suivi, d’une seule voix, à la limite même de la caricature tant on se serait parfois cru de retour dans la presse contrôlée des dictatures staliniennes. Malgré les faits, certains plumitifs s’obstinent, comme Jurek Kuckiewicz dans un édito du Soir, qui clame: «La chute du Mur n’aurait-elle pas tenu ses promesses? Les 136 millions de nouveaux citoyens qui ont connu le joug communiste ne partagent pas cet avis»(3).
PRIVATISATIONS, MISERE ET CORRUPTION
Pourtant – au-delà de la volonté idéologique de marteler contre vents et marées que le marché libre a représenté autre chose que la liberté du renard dans le poulailler – certaines études sont venues illustrer le malaise qui existe face à la restauration du capitalisme. Ainsi, près de trois ans après avoir rejoint l’Union Européenne, le salaire mensuel moyen bulgare est de 300 euros et la pension de 80 euros. En Pologne, en République Tchèque ou ailleurs, la situation ne diffère guère.
A travers les anciens pays du bloc de l’Est, l’enthousiasme d’accéder enfin à la liberté et de sortir de la chape de plomb du stalinisme a cédé place à la déception et à la colère. En termes de liberté, l’avis de la population est toujours autant bafoué, de manière juste moins ostensiblement répressive. Quant à la corruption des apparatchiks du parti communiste et de l’Etat, elle a été échangée pour celles des nouvelles élites politiques et économiques. Par contre, dans tout le bloc de l’Est, les privatisations et les libéralisations ont eu des effets extrêmement néfastes. Le système nationalisé et planifié – garant malgré tout de certains acquis non négligeables en matière d’emplois, de pensions, de soins de santé ou encore d’enseignement – a été sauvagement et brutalement plumé, décharné jusqu’à l’os et puis dépecé. En janvier 2009, le Financial Times avait d’ailleurs publié un article sous le titre «“La thérapie de choc” responsable d’un million de décès» qui abordait une étude consacrée à la mort de trois millions d’hommes en âge de travailler dans les anciens pays staliniens au début des années ’90. On pouvait lire dans cette étude qu’«au moins un tiers de ces décès sont dus à la privatisation massive qui a conduit à un chômage généralisé et à une profonde désorganisation sociale». Même l’évêque de Berlin, à l’occasion des commémorations de novembre, a dû reconnaître que le chômage ne diminue pas malgré tous les efforts de ces dernières années et que, dans les faits, il faut continuer à se battre pour la liberté.
Loin de nous l’idée de justifier la dictature bureaucratique des régimes staliniens. Mais derrière le parasitisme de la caste bureaucratique, le système de l’économie planifiée permettait encore de nombreux acquis sociaux. Ne mentionner, lourdement, que la répression, la Stasi, le KGB, les goulags, etc., c’est un peu comme si on ne parlait d’un défunt qu’en évoquant son cancer. Même si la guerre froide est terminée, la lutte idéologique, elle, ne l’est pas. La nature répressive du stalinisme – qu’il ne faut en aucun cas minimiser ou excuser – est opportunément instrumentalisée par les tenants du système actuel pour éluder les critiques contre le capitalisme et la recherche d’une alternative.
20 ans après la chute du Mur : Quelques chiffres
Dans un article de l’agence Reuters (In Eastern Europe, Peoples Pine for Socialism), une Bulgare de 31 ans expliquait qu’à l’époque du régime stalinien “On partait en vacances à la mer et à la montagne, nous avions accès à plein de vêtements, de chaussures, de nourriture. Maintenant, la plus grande part de nos revenus passe dans la nourriture. Les universitaires sont sans emploi ou s’en vont à l’étranger.” Dans ce pays, le long règne du dictateur Todor Zhivkov est maintenant de plus en plus considéré comme une période dorée en comparaison des ravages actuels de la corruption, du crime et de la misère. Pour de très nombreuses personnes des pays de l’Est, les désavantages de l’actuelle situation sont plus importants que les queues interminables de l’ancien régime et la répression. Et pourtant, le challenge n’était pas aisé…
En Allemagne, on parle «d’Ostalgie» pour qualifier les nostalgiques de la RDA; un phénomène d’ampleur puisqu’un sondage de l’Institut Emnid, publié en juin 2009 dans le journal Berliner Zeitung a mis en lumière que pour la majorité des sondés, la RDA avait «plus de côtés positifs que négatifs». Plutôt que de nostalgie, on parlera plutôt de colère suite à l’instauration du capitalisme, qui a entraîné un taux de chômage officiel de 13,2%, parmi les plus élevés d’Europe.
En Hongrie, selon un sondage de mai 2008, 62% des gens estiment que la période du dirigeant stalinien Janos Kadar (1957-1989) a été l’époque la plus heureuse de leur pays (contre 53% en 2001). Mais ces deux dernières décennies, par contre, sont considérées comme les pires années du 20e siècle par 60% des personnes interrogées!
L’institut de sondage américain Pew Research Center a réalisé une étude en septembre qui montre que le soutien pour «la démocratie et le capitalisme» a atteint les niveaux les plus bas en Ukraine, en Bulgarie, en Lituanie et en Hongrie. Comparés à 1991, où 72% de la population avaient approuvé la chute du régime, seuls 30% des Ukrainiens pensent maintenant de même. En Bulgarie et en Lituanie, de 75% en 1991, on est maintenant arrivé aux alentours des 50%. Pour l’ONG de défense des droits de l’homme Freedom House, ces chiffres dans les nouveaux Etats européens s’expliquent par le manque d’indépendance des médias et par l’augmentation de la corruption, en plus de la crise économique qui a durablement sapé les bases idéologiques de soutien au capitalisme. Un grand sentiment d’injustice se développe dans ces sociétés, au fur et à mesure que s’accroît le fossé entre riches et pauvres. 70% des Hongrois qui étaient adultes en 1989 se disent ainsi mécontents du changement de système.
Après deux décennies de privatisations, de vente des biens de l’Etat et de propagation de la misère, la majorité de la population refuse de faire d’autres sacrifices. Un sentiment partagé aussi bien d’un côté de l’ancien Rideau de Fer que de l’autre.
«Le monde mécontent du capitalisme» – pour une alternative socialiste
Sous le titre «Le monde mécontent du capitalisme», le quotiden flamand De Tijd s’est intéressé à une enquête de la BBC qui a interrogé 29.000 personnes de 27 pays à propos du « marché libre». Le résultat est édifiant: seuls 11% des sondés pensent que c’est un système qui fonctionne bien, 51% veulent le réformer et – donnée la plus frappante – 23% affirment qu’il est nécessaire de passer à un autre système économique. Ce dernier chiffre, au Mexique, atteint les 38% et la France est en tête du peloton avec 43%!
Même aux USA, dans «l’antre de la bête», si 25% des sondés pensent que le marché «libre» fonctionne bien (on peut supposer que ce ne sont pas des personnes qui n’ont pas perdu leur logement à cause des subprimes…), 13% affirment là aussi que nous devons changer de système économique. En Russie, il n’y a que 12% des sondés pour dire que le marché «libre» est un bon système, tout comme 11% des sondés chinois et 9% des philipins ou des panaméens, 8% des brésiliens et des japonais et 7% des turcs. En Europe également, le marché libre ne convainct pas: seulement 6% en France et en Ukraine, 5% en Espagne ou en Italie. L’enthousiasme le plus proche du plancher est au Mexique, où uniquement 2% des sondés sont favorables au marché «libre».
20 ans après la chute du Mur, l’euphorie n’est pas de mise pour les capitalistes et leurs partisans. Le bilan de la restauration du capitalisme dans les pays de l’Est, la crise économique, la crise écologique, le fait qu’aujourd’hui encore plus d’un milliard de personnes souffrent de la faim, etc. sont autant de doigts accusateurs pointés vers le système. Ce qui amène le philosophe Daniel Bensaïd a écrire : «Le capitalisme comme système d’organisation des rapports de production et d’échanges entre être humains, n’a jamais, comme système dominant, que moins de cinq siècles. (…) Il y aura autre chose. Le problème, c’est de savoir quoi, en meilleur ou en pire.»(4)
CAPITALISM: A LOVE STORY
Cette question, de plus en plus de gens vont se la poser, du fait de leur propre situation, mais aussi parce que ces critiques du système ne sont pas sans conséquences pour, par exemple, des cinéastes. A ce titre, le dernier film de Michael Moore, Capitalism a love story, qu’il qualifie de sommet de son œuvre, popularisera encore cette idée qu’il nous faut un autre système. Lors des premières projections, le film était affiché avec le simple slogan: «Le capitalisme, c’est le mal», slogan repris à la fin du film quand Michael Moore conclut : «Le capitalisme, c’est le mal et on ne peut le réguler. On doit l’éliminer et le remplacer par quelque chose de bien pour le peuple». Il appelle aussi les gens à être actifs dans la construction de mouvements contre la domination des grandes entreprises mais, hélas, n’aborde pas l’alternative à mettre en place contre le capitalisme. Il parle, assez vaguement, de ‘démocratie’, en critiquant à très juste titre le caractère anti-démocratique du capitalisme: «Le 1% le plus riche [des Américains] est plus riche que les 95% les plus pauvres de la société ensemble. Alors que… ce pourcent ne contrôle pas que la richesse, mais aussi notre Congrès. Disons-nous vraiment la vérité quand nous appellons cela la démocratie? Vous et moi n’avons rien à dire sur la manière dont l’économie fonctionne.»
Là, Michael Moore touche un point essentiel, crucial même: le point central d’une véritable démocratie, c’est le contrôle de l’économie. Cette critique est d’ailleurs tout aussi valable pour le stalinisme. Une économie planifiée a besoin de démocratie comme un corps a besoin d’oxygène, pour reprendre les termes de Léon Trotsky, un révolutionnaire russe, compagnon de Lénine, qui a été parmi les premiers à critiquer le stalinisme, et a payé de sa vie son combat en faveur du véritable socialisme. Cette discussion a beau être considérée par les staliniens comme dénuée d’intérêt et trop enfouie dans le passé – attitude qu’adoptera probablement Bush à un moment ou à un autre à propos de sa guerre en Irak – elle reste toujours de première importance.
L’intérêt pour les idées socialistes augmente chaque jour un peu plus. Aux USA, parmi les jeunes de moins de 30 ans, un sondage a montré que 37% d’entre eux «préfèrent» le capitalisme au socialisme, mais 33% disent préférer le socialisme (les trente derniers pourcents sont sans avis). Bien entendu, ce que ces 30% entendent par ‘socialisme’ est fort confus. Mais nous voulons engager cette discussion avec les jeunes et les travailleurs, car nous l’estimons cruciale, non seulement pour l’avenir de l’humanité, mais aussi pour orienter les luttes d’aujourd’hui.
Globalement, à l’heure actuelle, les différentes entreprises produisent chacune dans leur coin, en concurrence les unes avec les autres et sans vision claire de ce qui va être produit dans la société. Ce mode de production anarchique est source d’un gaspillage proprement énorme de ressources tant naturelles qu’humaines. Pourtant, des éléments de planification à grande échelle existent déjà, dans l’organisation des multinationales par exemple. Cependant, si patrons et actionnaires reconnaissent que cette méthode est incontestablement très efficace au niveau de l’organisation des entreprises, ils refusent obstinément qu’elle soit transposée à la société entière parce que cela signifierait la fin du système de «libre concurrence».
Et pourtant cela permettrait de résoudre bien des problèmes. Toute la technologie actuellement disponible pourrait être perfectionnée et orientée vers une organisation rationnelle de la production. C’est le seul moyen de pouvoir à la fois juguler la production de gaz à effet de serre et de permettre une répartition équitable des richesses, par exemple. Les domaines qui ont tout à gagner d’une planification démocratique de l’économie sont en fait innombrables. Le travail pourrait ainsi être réparti en fonction des forces disponibles, ce plein emploi provoquant une diminution du temps de travail que chacun pourrait mettre à profit pour développer ses capacités personnelles ainsi que pour s’engager pleinement dans l’organisation et la gestion collective de la société. Ce dernier élément est véritablement crucial, l’implication active de ceux qui sont au centre de la production étant fondamentale tant pour pouvoir orienter cette production à leur bénéfice que pour qu’elle soit efficace (ce que la bureaucratisation de l’Union Soviétique a démontré par la négative). Il est ainsi vital qu’une véritable démocratie des travailleurs soit basée à la fois sur l’élection fréquente des représentants, la possibilité pour les assemblées qui les ont élus de pouvoir aussi les révoquer (en permanence et à tous les niveaux) et la suppression de tous les privilèges liés à ces postes de responsabilité. Voilà les grandes lignes de ce que nous entendons par socialisme, une société harmonieuse qui pourrait accorder à l’humanité la possibilité de totalement concentrer son énergie vers son épanouissement global et non vers celui d’une infime élite capitaliste.
Article par NICOLAS CROES
- De Tijd, 10-11 novembre 2009
- Marianne, n°656, 14 novembre 2009
- Le Soir, 10-11 novembre 2009
- Le Soir, 10-11 novembre 2009