Abel Aganbéguiane était le principal conseiller économique de Gorbatchev. En 1988, son livre : Le Défi : L’Economie de la Pérestroïka, a été publié en Occident par les éditions Hutchinson. Lynn Walsh l’a commenté dans la Revue Internationale de Militant (n°37, été 1988). Ce commentaire est réédité ici.
Jusqu’il y a peu, les économistes soviétiques officiels niaient tout problème fondamental : il n’était question que de « perfectionner » le socialisme. Une telle complaisance est balayée par Aganbéguiane. Son objectif principal est bien entendu d’expliquer la politique économique maintenant promue par Gorbatchev. Mais en justifiant la nouvelle ligne politique, Aganbéguiane, qui a visiblement accès à toute l’information nécessaire, a produit un diagnostic dévastateur quant au véritable cancer terminal qui afflige l’économie soviétique.
La vérité est que l’économie soviétique a ralenti tout au long de ces 15 dernières années. Au cours des cinq années du 11ème Plan quinquennal, de 1981 à 1985, le revenu national ne s’est accru que de +16,5%. Ceci contraste avec les hausses de +41% obtenue grâce au 8ème Plan quinquennal, de 1966 à 1970, de +28% entre 1971 et 1975, et de +21% entre 1976 et 1980.
Ces taux de croissance, toutefois, sont basés sur des données officielles, qu’Aganbéguiane estime « inadéquates », et qui en réalité surestiment la croissance réelle. Selon ses propres calculs, « au cours de la période allant de 1981 à 1985, il n’a pratiquement eu aucune croissance économique ».
Des détails considérables et quelques exemples forts éclairants des symptômes de la stagnation sont donnés dans ce livre. Aganbéguiane résume ainsi la situation : « Une stagnation et une crise sans précédent se sont produites au cours de la période de 1979 à 1982, avec une chute de la production dans 40% des secteurs industriels. L’agriculture a décliné (au cours de cette période, elle n’est pas parvenue à atteindre les niveaux de 1978). L’utilisation des ressources productives a fortement décru et le taux de croissance de tous les indicateurs d’efficacité dans la production sociale ont ralenti : en fait, la productivité du travail ne s’est pas accrue, et le retour sur investissement des capitaux a chuté, aggravant la chute du rapport capital/production. »
Vers la fin de la période 1981-85, dit-il, la situation ne s’est que peu améliorée. « Mais surtout, il est apparu que le plan de 1981-85 n’avait pas été accompli, et que le pays tombait dans une grave situation économique ».
C’est à ce moment que Gorbatchev est devenu Secrétaire Général. Il représentait l’aile de la bureaucratie qui reconnaissait la menace d’une catastrophe économique et avait conclu que seules des réformes radicales pourraient éviter un désastre.
Aganbéguiane a tenté d’analyser les raisons du malaise économique, mais n’a pas été bien loin. Il ne renie pas les acquis de l’économie planifiée. Dans un chapitre intitulé « Les leçons de l’Histoire », il souligne l’ampleur gigantesque de ses réussites. Le coût, en termes de sang et de sueur humaine, en a été immense. Mais à l’aube de la Première Guerre mondiale, la Russie tsariste ne comptait que pour quelques 4% de la production industrielle mondiale. Aujourd’hui, l’URSS en produit 20%.
Mais l’impulsion venant d’en haut et qui visait à transformer une société arriérée et essentiellement rurale en une puissance industrielle moderne a mené à ce que Gorbatchev décrit comme étant l « ‘impulsion brute de production ». La structure de commandement – ou « bureaucratie », comme l’admet Aganbéguiane à un moment (page 194) – s’est concentrée dans l’édification de l’industrie lourde, tablant sur les vastes ressources naturelles dont bénéficie le pays et mobilisant de massives réserves de main d’œuvre. C’est ce qui est décrit comme étant la phase « extensive » du développement de la production, qui s’est poursuivie même après que les fondations de l’industrie lourde aient été posées. Au cours des dernières 15 années, il y avait toujours une « prédominance des facteurs extensifs comparés aux facteurs intensifs : les deux tiers de la croissance économique qui ont été réalisés l’ont été par l’accroissement des ressources, et seul un tiers a été obtenu par une hausse de l’efficacité ».
L’épreuve de la productivité
Les réformateurs dans la direction autour de Gorbatchev ont reconnu que ce mode d’accroissement avait maintenant atteint ses limites. Les réserves facilement exploitables de charbon, de pétrole et d’autres minerais ont été épuisées, et le coût de l’extraction, en particulier celui de l’énergie, est maintenant bien plus grand. L’Union Soviétique produit plus d’acier que les Etats-Unis, mais ne peut plus se permettre de dilapider ses ressources dans l’utilisation extravagante de produits métallurgiques.
L’approvisionnement en main d’œuvre est encore plus critique. Dans la période de croissance d’après-guerre, la main d’œuvre s’est accrue d’environ 10 millions de personnes par an. Dans la prochaine période, à cause de l’effet démographique de la guerre (au cours de laquelle 20 millions de personnes sont décédées), l’accroissement de la main d’œuvre ne sera plus que de 2,5 millions de personnes par an. En même temps, l’amélioration du niveau de vie va requérir plus de travailleurs dans la santé, dans l’éducation, et dans les services. On pourrait sans doute attirer encore plus de main d’œuvre de la campagne, mais seulement si on améliore l’efficience dans l’agriculture.
Désormais, la croissance économique ne peut provenir que de l’accroissement de la productivité du travail, par des facteurs intensifs plutôt qu’extensifs, par la qualité plutôt que la quantité.
L’ancien système de gestion économique est incapable de diriger un tel changement radical. Les critiques d’Aganbéguiane à l’encontre de ce qu’il nomme le « style de gestion d’administration de commandement » sont très acerbes. Les plans étaient basés sur des objectifs, les objectifs étaient exprimés en termes de volumes ou d’agrégats physiques de produits. Tout a été ajusté afin d’accomplir, voire de dépasser le plan en termes quantitatifs. Cela fait longtemps que les prix de l’équipement en capital ou des biens de consommation ont cessé d’être un étalon permettant de mesurer l’efficience. Une large gamme de prix n’a que peu ou pas du tout de lien avec le coût réel de la production. Ils ne reflètent pas l’offre et la demande, mais ne sont pas non plus un outil fiable pour la planification.
Loin d’encourager l’innovation et l’efficience, le système de commandement tend à pénaliser les gérants (et par conséquent les travailleurs) qui « perturberaient » le plan en introduisant de nouvelles technologies ou en réorganisant les procédés de production. Aganbéguiane donne plusieurs exemples de machines ou de procédés techniquement avancés qui ont été développés en URSS, mais qui ont été mis en pratique bien plus rapidement aux Etats-Unis et au Japon, et à une bien plus grande échelle.
Il donne aussi des exemples dévastateurs des bourdes économiques (coûtant dans de nombreux cas l’équivalent d’années entières de production) qui ont été faites par la structure de gestion hautement centralisée, laquelle n’a forcément aucune vision concrète des nombreux membres de l’économie continentale de l’URSS. Aganbéguiane fait aussi référence au gaspillage et à la corruption, mais seulement en passant. Il ne va pas jusqu’à révéler sa véritable ampleur. C’est véritablement une maladie organique, qui constitue un facteur important dans la stagnation économique du pays. Il se limite (page 194) à dire que « le réseau administratif lui-même s’est de plus en plus détérioré pour devenir un système auto-agrandissant ». Ceci sonne de la même manière que les vagues références de Gorbatchev à un « système de frein » qui retient en arrière le développement du pays. Aganbéguiane dit : « Un corollaire inévitable de ce système administratif de gestion était la bureaucratie – au pôle opposé de la démocratie ».
L’analyse d’Aganbéguiane, toutefois, est purement « économique ». A partir de sa critique de l’ancien système, il conclut qu’il est nécessaire de tout transformer afin d’obtenir « un système de gestion fondamentalement différent, basé sur l’utilisation de leviers et d’incitants économiques ». Mais pour les marxistes, l’économie ne suffit pas. Marx lui-même ne considérait pas sa théorie comme étant une théorie politico-économique. L’économie est inséparable des relations sociales. Les développements économiques sont toujours liés aux relations de classe et aux développements politiques. C’est cette analyse qui doit être appliquée à l’Union Soviétique et aux pays d’Europe de l’Est, autant qu’aux sociétés capitalistes.
Un frein absolu
Mais Aganbéguiane ne fait aucune tentative d’examiner la base sociale du « système de gestion économique » qu’il condamne. Apparemment, elle ne serait que le produit des différentes politiques économiques implémentées dans le passé. De nouvelles conditions économiques requièrent de nouvelles mesures politiques. Il reconnaît que les vieux gérants ont un point de vue conservateur, mais semble croire que ceci peut être surmonté par une nouvelle campagne vigoureuse en faveur de la nouvelle politique, couplée au « développement de la démocratie ». En fait, le vieux « système de gestion économique » a une base sociale distincte, qui est maintenant un puissant élément dans la société. L’isolation de la révolution dans un pays relativement sous développé n’a pas seulement mené à une « tendance à la production brute ».
Sous la direction des bolchéviks, la classe ouvrière, qui n’était alors qu’une minorité de la population, a été capable de prendre le pouvoir. Mais coupée du prolétariat des pays avancés du capitalisme, dont la base économique était bien plus développée, la classe ouvrière de l’Union Soviétique n’était pas assez forte que pour maintenir le contrôle politique de la société. Son pouvoir a été usurpé par celui de la bureaucratie, qui était une couche sociale privilégiée qui, via les sanglantes purges staliniennes, a établi un monopole du pouvoir politique et de l’administration économique. La bureaucratie a préservé les principaux acquis sociaux de la Révolution, tels que l’économie nationalisée et la production planifiée, mais les considérait comme étant la base de ses propres privilèges, puissance et prestige.
Dans des conditions arriérées, la bureaucratie, en développant la base industrielle de la société, a joué un rôle relativement progressiste. Mais son caractère social a déterminé les méthodes de gestion qu’elle a employées : la coercition, la direction d’en haut, la centralisation rigide, des objectifs rigides exprimé en tant qu’agrégats physiques, et un système de primes lié au volume produit. La bureaucratie a inévitablement reposé sur des méthodes totalitaires. La seule chose que la caste dirigeante ne pouvait tolérer, était l’implication de la classe ouvrière dans la gestion de l’économie et de l’Etat.
Lorsque la tâche primordiale était de poser la fondation de l’industrie lourde, la bureaucratie, étant donné l’abondance de ressources à la disposition de l’URSS, a pu accomplir des succès retentissants. Mais sa force, comme l’a lui-même montré Aganbéguiane, s’est transformée en sa faiblesse fatale. Les méthodes bureaucratiques, qui sont toujours grossières et maladroites, sont totalement obsolètes dans le cadre d’une économie moderne sophistiquée.
Pour Aganbéguiane, il faut chercher la responsabilité de la crise du côté des méthodes de gestion dépassées. Il ne se confronte jamais à la raison fondamentale : le fait que le règne de la bureaucratie se poursuive au-delà du rôle relativement progressiste qu’elle a joué durant la phase d’industrialisation de base. Maintenant, la caste dirigeante est devenue un frein absolu au développement.
La crise actuelle qui vit en URSS – et dans les autres pays staliniens d’Europe de l’Est – n’est plus due à son arriération historique. Les bases de l’industrie moderne ont été établies. Il n’y a pas de réelle pénurie de ressources. La classe ouvrière est maintenant la classe dominante au sein de la société soviétique, et elle forme le prolétariat le plus éduqué et le mieux formé du monde. La crise économique actuelle est le produit de la distorsion bureaucratique de la société soviétique.
C’est dans cette lumière que doit être évaluée la politique proposée par Aganbéguiane. Tout en se référant constamment à la nécessité de plus de démocratie, au besoin de consulter les travailleurs, et à l’implication accrue de la classe ouvrière, il rejette néanmoins implicitement la seule véritable solution face à la crise : la restauration de la démocratie ouvrière. C’est pourtant là l’oxygène requis par ce système atrophié. Une planification réussie requiert l’implication consciente de la classe ouvrière à tous les niveaux de contrôle politique et de la planification économique. Ceci signifierait l’établissement du contrôle et de la gestion ouvriers, avec la mise en œuvre des conditions définies par Lénine au moment de la Révolution. Tous les cadres doivent être élus et révocables, avec des limitations strictes sur la différenciation sociale et des garanties contre les privilèges.
Sur la base économique maintenant établie en Union Soviétique, il serait aisément possible de drastiquement réduire la durée de la journée de travail et de l’année de travail, ce qui accorderait aux travailleurs le temps de participer à la gestion de la société. Les technologies de communication basées sur les ordinateurs et les systèmes de contrôle basés sur les microprocesseurs offrent tous les moyens nécessaires à la mise en place du contrôle conscient sur une économie moderne complexe. Une priorité serait l’intégration planifiée de l’URSS, de l’Europe de l’Est et de la Chine.
Ceci, bien entendu, impliquerait la mise à bas de la bureaucratie. Il n’est donc alors que peu surprenant qu’Aganbéguiane se maintienne bien à l’écart d’un tel écueil. Gorbatchev peut soutenir les mesures politiques proposées dans Le Défi ou non, et il reste à voir s’il pourra faire passer ses propositions contre l’opposition de la bureaucratie. Mais Aganbéguiane ne fait sans aucun doute que définir le point de vue de la bureaucratie, qui ne considère la nécessité de réformes par en haut que pour éviter une révolution par en bas. Par conséquent, dans les propositions d’Aganbéguiane, rien, absolument rien, ne menace l’existence de la bureaucratie. Au contraire, en attaquant la politique dépassée de l’aile conservatrice, il espère assurer l’adaptation victorieuse de la bureaucratie et sa survie elle-même.
Les mécanismes de marché et la planification bureaucratique
Quelles sont les mesures politiques préconisées par Aganbéguiane, et quelles sont leurs chances de succès dans la prochaine période ? Ces mesures se basent sur une transition, de méthodes « administratives » à des méthodes « économiques » de planification. On entend par là que les entreprises de certains secteurs deviendraient autonomes sur le plan financier, et auraient le droit de faire leur propre plan. Il y aurait un marché pour les équipements de production, pour les matériaux et pour les biens de consommation. Ceci serait censé forcer les entreprises à faire des économies sur les matériaux et sur la main d’œuvre et à donner plus de choix aux consommateurs. Un système de primes serait introduit afin de récompenser l’efficience et d’encourager l’application des nouvelles technologies. En d’autres termes, un bien plus grand élément de mécanisme de marché serait introduit dans l’économie.
Bien qu’Aganbéguiane défend le fait que les méthodes « économiques » doivent être appliquées à l’ensemble du système – la « péréstroïka » totale – il semble plutôt prudent quant à l’ampleur et à l’étendue à accorder aux relations de marché. Que cela soit une prudence toute diplomatique face à l’opposition bureaucratique, ou qu’il ait tiré les leçons des expériences désastreuses de marché libre en Europe de l’Est (et en particulier en Yougoslavie), cela n’est pas très clair. Les sommets dirigeants de l’économie resteraient sous un contrôle d’Etat centralisé, et les entreprises collectives « autonomes » devraient donner la priorité à l’obtention de contrats avec des industries et organisations d’Etat. Malgré les propositions et arguments détaillés mis en avant par Aganbéguiane, le type de relation qu’il envisage entre le marché et le plan reste flou. Ceci souligne la faille dans ses propositions.
Au départ, les méthodes de marché peuvent sans aucun doute améliorer l’efficience et augmenter la production dans certains secteurs. Si on les applique largement, comme l’a proposé Gorbatchev, elles pourraient avoir un important effet sur l’économie pendant toute une période. Mais la leçon claire qu’il faut tirer des tentatives qui ont été faites dans ce sens en Europe de l’Est et dans l’Union Soviétique elle-même, est que les pressions du marché, qui sont par nature non planifiées, mènent à de nouveaux déséquilibres. ceci est particulièrement le cas en ce qui concerne la production de biens, où la demande et les spécifications dépendent de manière décisive sur le développement global de l’industrie.
Des avancées dans certains secteurs mènent à des pénuries dans d’autres. Les autorités de planification centrale doivent alors de nouveau intervenir avec des mesures « administratives » afin de tenter de surmonter la dislocation et la crise. Ceci est encore plus le cas lorsque les fonctionnaires des organes de planification centrale ont un intérêt particulier dans la préservation de la base bureaucratique de leur pouvoir et de leurs privilèges.
Le recours à des méthodes de marché représente un pas en arrière du point de vue du développement social. Les problèmes de l’utilisation efficiente des ressources, de l’application de la science et de la technologie, de l’évaluation des besoins sociaux, et des véritables préférences des consommateurs, pourraient tous être résolus par le développement d’une planification démocratique. Les méthodes de marché, d’un autre côté, vont inévitablement mêler les problèmes du gaspillage et de l’inefficience bureaucratique à ceux de l’anarchie des relations économiques.
Mais les mesures politiques d’Aganbéguiane vont-elles améliorer les conditions des travailleurs soviétiques? Afin de surmonter la résistance au sein de la bureaucratie, Gorbatchev est passé par-dessus la tête des bureaucrates, appelant les travailleurs à exercer une pression sur ses adversaires. Mais les travailleurs sont clairement sceptiques quant aux avantages de la « pérestroïka », qui jusqu’ici ne sont pas vraiment évidents. Qui plus est, tous les indices montrent que ce seront aux travailleurs de payer le véritable coût du « développement socio-économique accéléré ».
L’introduction de prix économiques réalistes, par exemple, signifiera une grosse augmentation du coût de la vie. En particulier, les prix de l’alimentation vont fortement monter si ces mesures sont mises en œuvre. La nourriture est subsidiée à hauteur de 40% du coût de production, donc les prix économiques signifieront des hausses énormes. La réponse explosive des travailleurs face à de telles hausses en Pologne et ailleurs pourrait amener Gorbatchev à hésiter.
Selon Aganbéguiane, la hausse des prix serait compensée par une hausse des salaires. Mais les hausses salariales devront être compensées par une hausse de la productivité et de la production. Ceci prendra du temps. Au cours de la dernière période, la paye des travailleurs a dans certains cas été réduite via les bonus relatifs à la qualité de la production – avant que les travailleurs ne soient équipés des installations et des machines nécessaires à ces améliorations. Les entreprises seront aussi censées utiliser la main d’œuvre de manière bien plus efficace. Ceci reviendrait à licencier des centaines de milliers de travailleurs. Mais encore une fois, la création de nouveaux emplois prendra très certainement du temps, même si les choses se développent en suivant les plans d’Aganbéguiane. Il dit lui-même que dans les quelques années à venir (lorsque la plupart des investissements consisteront en le remplacement de l’équipement obsolète), la croissance supplémentaire devra être accomplie principalement par la compression des réserves inutilisées ou sous-utilisées de l’économie. Ce ne sera qu’au cours de la période suivante que de nouveaux investissements massifs dans la sécurité sociale et dans l’industrie des services seront possibles.
Un obstacle insurmontable
Entretemps, le renforcement des primes proposé ira de manière prédominante aux gérants, aux ingénieurs, aux employés techniques de l’industrie. Les travailleurs manuels ne recevront que très peu au cours des prochaines années – à part la promesse d’une vie meilleure plus tard, une histoire qu’ils ont déjà entendue à maintes et maintes reprises. La grève d’octobre dernier dans l’immense usine de bus Likino de Moscou, et d’autres grèves, indiquent la nature de la réponse qui sera donnée par les travailleurs si Gorbatchev tente d’accomplir ses réformes à leurs dépens.
A travers tout son livre, Aganbéguiane a constamment affirmé la nécessité de la démocratie, et un chapitre tout entier est dévolu à « Glasnost, Démocratie, Autogestion en tant que Dynamique de la Péréstroïka ». Malgré ses critiques sévères de la bureaucratie, toutefois, ses propositions quant à l’autogestion des travailleurs sont extrêmement limitées. Les travailleurs dans les entreprises devraient être capables d’élire leurs gérants, dit-il. L’expérience de la Yougoslavie, cependant, où des mesures plutôt larges d’autogestion ont été introduites à un certain moment, a démontré les limitations de telles réformes. A moins que la classe ouvrière, par ses syndicats et par d’authentiques organisations de décision tels que de vrais soviets, ne contrôle les organes de planification centrale de l’État, des droits de participation limités dans des entreprises individuelles ne reviennent qu’à peu de choses. En fait, lorsque l’entreprise est restreinte par la combinaison du plan étatique et des lois du marché qui échappent à son contrôle, une telle participation peut piéger les travailleurs dans des processus décisionnels desquels ils ne tirent aucun bénéfice. Une précondition pour une véritable autogestion serait des syndicats indépendants, démocratiques, à travers lesquels les travailleurs pourraient défendre leurs intérêts. Aganbéguiane ne parle que de consulter les syndicats officiels, qui ne sont qu’un autre instrument de la bureaucratie.
Même avec l’élection des gérants, ce sera toujours la bureaucratie qui, via ses strates dirigeantes privilégiées et son appareil politique, le Parti Communiste, détiendra le contrôle décisif. Le fait d’avoir le choix entre les différents candidats du parti, promu par Gorbatchev et par Aganbéguiane, ne sapera pas le pouvoir de la direction du Parti.
En même temps, la politique économique avancée par Aganbéguiane, si elle est accomplie, produira une différenciation accrue entre les travailleurs et l’élite dirigeante. Les groupes de bureaucrates dans des branches obsolètes de l’appareil pourraient être menacés. Mais les fonctionnaires, gérants, experts techniques, et les éléments marchands naissants gagneront d’encore plus grands privilèges matériels, une croissance qui sera inévitablement accompagnée par de nouvelles formes de corruption.
Si la politique définie par Aganbéguiane est mise en œuvre de manière énergique, comme Gorbatchev tente clairement de le faire, elle pourrait bien donner un nouvel élan à l’économie soviétique pendant toute une période. Mais, malgré les déclarations forcées d’Aganbéguiane, elle ne fera pas progresser la socialisation des relations économiques et ne fournira aucune issue à la crise. De même, la pérestroïka ne mènera pas non plus à une démocratisation progressive de la société soviétique. La bureaucratie au pouvoir, avec sa base matérielle dans les privilèges et son intérêt particulier dans le pouvoir, reste un obstacle insurmontable. Pour faire progresser l’Union Soviétique et lui faire réaliser l’énorme potentiel économique, scientifique et culturel de l’économie planifiée, les successeurs de Staline doivent être renversés par les véritables héritiers d’Octobre rouge, les travailleurs. Toutes les conditions pour cette révolution politique sont maintenant en train de se préparer. Au mieux, Gorbatchev, qui est assurément un dirigeant astucieux, ne pourra que faire gagner du temps à la bureaucratie.