La première partie de notre dossier sur la Révolution russe se terminait par la révolution spontanée et inattendue (sauf pour les révolutionnaires) de Février 1917 et la chute du Tsarisme.
Lors des événements de Février 1917, la base du parti bolchevik s’était instinctivement orientée vers l’organisation de comités de grève, en persuadant les soldats de se rallier aux travailleurs et en participant activement aux combats de rues contre les quelques troupes restées fidèles au tsarisme.
Pour les dirigeants du parti qui croupissaient en prison ou qui avaient été déportés en Sibérie, la révolution de Février tonna comme la foudre dans un ciel serein.
Ce fut la combativité de la jeunesse et l’expérience des ouvriers bolcheviks, cadres moyens du parti, — et non l’impulsion de sa direction nationale — qui portèrent immédiatement le parti bolchevik aux avant-postes de la lutte contre le tsarisme vermoulu. Lénine lui-même, avait en janvier 1917, à l’occasion d’un rapport sur la révolution de 1905, écrit: «Nous, les vieux, ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente.»(1).
Une fois le tsarisme renversé, les dirigeants bolcheviks de l’intérieur — Staline et Kamenev — revinrent de leur exil de Sibérie pour prendre la direction du journal bolchevik La Pravda. Il furent immédiatement mis à l’épreuve du feu car il fallait développer une orientation politique correcte.
La révolution de Février était encore — par son programme politique — une révolution bourgeoise dirigée contre l’appareil d’État féodal vermoulu de l’absolutisme. Staline et Kamenev crurent qu’il fallait apporter un «soutien critique loyal» au gouvernement provisoire qui était constitué de vieux libéraux hypocrites, pseudo oppositionnels issus de la Douma, l’ancien parlement sans pouvoir.
De son exil de Suisse, Lénine comprit immédiatement que le gouvernement provisoire ne pouvait apporter aucune solution aux maux du peuple russe: la question agraire, la guerre, la situation dans les usines, la question nationale.
Dans ses Lettres de Loin (2), il s’efforça de convaincre les bolcheviks de Russie de se tourner contre le gouvernement provisoire. Staline, Kamenev et Molotov cachèrent ces lettres.
Martov, dirigeant menchevik, eut l’idée de passer un accord avec l’État-major de l’armée allemande afin de permettre aux révolutionnaires exilés en Suisse de pouvoir traverser l’Allemagne en train, et pouvoir ainsi regagner la Russie. De son côté, l’État-major allemand espérait que cela permettrait de soulager leur front à l’Est pour concentrer toutes les opérations militaires en France contre les armées alliées. C’est ainsi que les révolutionnaires exilés traversèrent l’Allemagne dans un wagon plombé(3) pour regagner Petrograd, la capitale de la révolution.
L’arrivée de Lénine à Petrograd
Lorsque Lénine débarqua du train le 3 avril 1917 à la gare de Finlande à Petrograd, il fut accueilli par des milliers de travailleurs enthousiastes. Les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires étaient présents, avec à leur tête Tchkheidzé.
Lénine leur tourna le dos car ils avaient capitulé devant le gouvernement libéral et soutenaient l’effort de guerre. Il s’adressa alors à la foule d’ouvriers et de soldats qui l’acclamaient: la Russie n’a pas besoin d’une démocratie parlementaire si elle dispose déjà d’une démocratie ouvrière. «Tout le pouvoir aux soviets!» Ces paroles jetèrent la consternation chez les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires, mais aussi chez les dirigeants bolcheviks locaux: Kamenev, Zinoviev et Staline.
Pour renverser la vapeur au sein de son propre parti, Lénine écrivit les Thèses d’Avril dont il avait déjà tracé les grandes lignes dans le train qui le ramenait vers la Russie (voir encadré).
En parcourant ces thèses, on constate que la méthode de Lénine pour aborder la question de la propriété collective de la terre n’a rien à voir avec les méthodes brutales qu’utilisera Staline à la fin des années 20 pour collectiviser la terre. Il faut une période transition, de façon à permettre aux éléments les plus conservateurs de la paysannerie de comparer leur façon de travailler avec les avantages du travail collectif de la terre.
Mais les thèses de Lénine semblèrent trop radicales aux dirigeants bolcheviks de l’intérieur qui restaient accrochés à la vieille tactique de «la dictature démocratique des ouvriers et des paysans». Le 8 avril, 13 des 15 membres de la direction bolchevik de Petrograd rejetèrent les thèses de Lénine.
Alors que les militants de base du parti expliquaient patiemment le point de vue de Lénine aux ouvriers, aux soldats, aux paysans, Lénine parvint à reprendre en main le parti au cours des mois suivants. De février à juillet, la taille du parti bolchevik passa de 24.000 à 240.000 membres.
En Février 1917, les bolcheviks ne représentaient qu’une minorité des ouvriers politiquement organisés. Mais cette minorité parvint à conquérir une autorité politique parmi les ouvriers les plus conscients.
On considérait les bolcheviks comme les plus ardents défenseurs des intérêts des travailleurs. La direction bolchevik retrouva la confiance de sa base car cette direction sut mener les débats internes de façon démocratique.
Cependant, sans l’intervention énergique de Lénine en avril, le parti bolchevik se serait engagé sur une voie confuse. La personnalité de Lénine forgée par la meilleure tradition marxiste du mouvement ouvrier, ses capacités d’analyse et de conviction constituèrent la question clé de la Révolution russe.
Qu’est-ce que la dualité de pouvoirs?
Entre-temps, une situation de double pouvoir existait en Russie. D’une part, les ouvriers et les soldats révolutionnaires exerçaient, à travers les soviets (conseils ouvriers, conseils de soldats composés de délégués élus), des tâches normalement réservées à l’appareil d’État. Et pas uniquement dans l’organisation de la vie publique, mais aussi dans les questions militaires. Ainsi par exemple, les ordres des officiers devaient être contresignés pas les délégués des conseils de soldats. D’autre part, le gouvernement officiel continuait à exister. Deux pouvoirs dans un seul pays, c’est évidemment une situation qui ne peut durer. Mais en fait, c’est le passage obligé de toute révolution. Il en a été ainsi lors de la guerre civile en Angleterre de 1642 à 1649, de la Révolution française de 1789 à 1793, de la vague révolutionnaire en Europe en 1848, de la Commune de Paris en 1871, de la Révolution russe de 1905. Après la révolution d’Octobre 1917, une situation de double pouvoir exista aussi en Allemagne à partir de novembre 1918. En Allemagne, la situation ne déboucha pas sur la victoire de la révolution prolétarienne, mais sur sa défaite par le gouvernement provisoire dirigé par les sociaux-démocrates. Une situation de double pouvoir exista aussi en Espagne de juillet 1936 à mai 1937. Là aussi la révolution fut écrasée par le gouvernement républicain. En période révolutionnaire, on assiste souvent à l’auto-organisation des masses — parfois de façon spontanée, parfois parce qu’elles en ont déjà fait précédemment l’expérience — sans percevoir immédiatement qu’elles ont ainsi entre leurs mains un contre-pouvoir redoutable face au pouvoir officiel temporairement paralysé. Dans la société capitaliste, toute grève générale paralyse le système au bout d’un certain temps. Les comités de grève qui naissent souvent des nécessités immédiates de la lutte peuvent prendre en charge des tâches qui en période “normale” sont du ressort de l’appareil d’État officiel: le ravitaillement, le transport, le maintien de l’ordre, la distribution d’électricité, les télécommunications. La révolution de russe a montré qu’une situation de double pouvoir ne peut perdurer car les deux pouvoirs ennemis se combattent. Tôt ou tard, l’un des deux doit disparaître. La fraternisation entre le gouvernement provisoire et les soviets était une escroquerie. La confrontation était inévitable. Staline et Kamenev n’avait manifestement rien compris à cette dialectique quand ils écrivaient dans la Pravda qu’il fallait “une division du travail entre le soviet et le gouvernement provisoire.” Les soviets étaient l’exemple même de la démocratie ouvrière basée sur les principes suivants: Voilà quatre conditions pour que puisse s’exercer la démocratie ouvrière. Cela n’a rien évidemment rien de comparable avec ce que nous connaissons de la démocratie bourgeoise moderne (ni avec la dictature bureaucratique qui existait dans l’Europe de l’Est): carriérisme, corruption, intrigues militaires, bureaucratie.” |
Les Thèses d’Avril
1. Parce que le gouvernement Milioukov est un gouvernement capitaliste, il mène la guerre qui est exclusivement dans l’intérêt des capitalistes. Les bolcheviks ne peuvent faire aucune concession aux slogans mensongers de “défense de la patrie révolutionnaire”.
2. Dans la mesure où la conscience politique des travailleurs n’est pas encore suffisamment développée, la bourgeoisie s’est rendue provisoirement maître de l’appareil d’État. Mais ce n’est que le premier stade de la révolution. Rapidement surviendra une épreuve de force où le pouvoir tombera entre les mains des ouvriers et des paysans pauvres.
3. Par conséquent, aucun soutien au gouvernement provisoire.
4. Nous devons dire aux masses que les soviets sont le seul pouvoir révolutionnaire viable. La tâche des bolcheviks consiste à expliquer cela patiemment et prudemment aux masses.
5. Pas de république parlementaire, mais une démocratie ouvrière sous la direction des soviets. Abrogation de la police, de l’armée de métier et de la bureaucratie privilégiée. Aucun fonctionnaire ne peut gagner un salaire supérieur à celui d’un ouvrier qualifié.
6. Confiscation de toute grande propriété foncière afin de la partager entre les paysans pauvres. Organisation des paysans en soviets. Mise sous contrôle des travailleurs des grands exploitations agricoles. Constitution d’exploitations modèles (donc pas de collectivisation forcée et brutale, mais volontaire) détenues collectivement par les travailleurs.
7. Nationalisation de toutes les banques et mise en commun de leur patrimoine pour fonder une grande banque nationale sous le contrôle de la démocratie ouvrière.
8. Pas d’introduction précipitée du socialisme (abolition du marché, de l’économie marchande et de la propriété privée des moyens de production) mais production et répartition des richesses et des services sous le contrôle des travailleurs.
(1) Rapport sur la Révolution de 1905, Lénine, OEuvres, t. 23, p. 277, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1959.
(2) OEuvres, t. 23, p. 323, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1959.
(3) Afin d’éviter que Lénine et les siens ne puissent avoir de contacts avec les internationalistes d’Allemagne.