Les lecteurs parmi les plus âgés ou les cinéphiles connaissent peut-être le film ”Viva Zapata” (1952) avec Marlon Brando dans le rôle principal. La révolution mexicaine de 1910 a marqué l’histoire du Mexique et du continent tout entier. Elle continue encore à frapper les esprits. Ce dossier en aborde plusieurs leçons centrales, sur base de la brochure écrite par Kim W.
Le Mexique avant 1910
Il y a cent ans, le Mexique était un pays à l’économie essentiellement rurale, dominée par les haciendas, ces grandes fermes créées par les colonisateurs alors que la terre était violemment saisie à la population indigène. Des villages de paysans libres existaient également, mais ils étaient soumis à la pression croissante de la grande propriété terrienne. Les paysans pauvres subissaient le joug des grands propriétaires terriens qui les faisaient travailler sur leurs terres. La résistance de la population indigène était durement réprimée et ses terres récupérées par les grands propriétaires. Un cinquième du pays était alors aux mains de 17 individus seulement, et quelques 3.000 familles possédaient presque la moitié du pays.
Dès la fin du 19e siècle, le Mexique a connu l’industrialisation grâce au métal et au textile, ainsi qu’avec un secteur pétrolier grandissant dès 1901. Cette industrialisation était principalement basée sur du capital extérieur, issu des États-Unis et de Grande-Bretagne. En 1910, à peu près 80% de la population vivait toujours dans les campagnes. Mexico, aujourd’hui gigantesque mégapole de près de 20 millions d’habitants, ne comptait à peine qu’un demi-million d’habitants. La classe ouvrière était numériquement faible, mais commençait à rapidement s’organiser. Ainsi, en 1906, 30.000 travailleurs du textile se sont mis en grève ensemble.
La dictature de Porfirio Diaz, arrivé au pouvoir en 1876, était relativement stable parce qu’elle se basait sur les grands propriétaires terriens aussi bien que sur les capitalistes étrangers. Mais la crise économique de 1907 et quelques mauvaises récoltes ont mis fin à cette stabilité. Les contradictions existantes dans la société se sont alors violemment exprimées avec les révoltes paysannes de 1910.
Les révoltes paysannes entraînent la chute du régime, mais quelle est l’alternative ?
Les problèmes économiques et sociaux minaient la position de Diaz, avec de nombreux mouvements locaux et isolés contre les grands propriétaires terriens ainsi que des actions de grève. Mais ces luttes n’avaient pas de caractère unifié et étaient sans instruments politiques. C’est cela qui a rendu possible l’ascension du démocrate libéral Francisco Madero. Madero plaidait pour une forme ”plus humaine” de grande propriété terrienne. Sa plus grande force résidait dans le rejet qu’inspirait Diaz. Diaz décida d’arrêter Madero, mais celui-ci parvint à s’échapper. Il appela ensuite à une révolte nationale le 20 novembre 1910, sans véritable succès. A son retour des États-Unis au Mexique, le 20 novembre, seuls son oncle et quelques dizaines de partisans armés l’attendaient. Madero s’en alla la tête basse.
Au même moment, différents mouvements d’armées paysannes isolées étaient à l’offensive. Dans l’État fédéré de Chihuahua, au nord, une révolte de paysans pauvres et de bandits armés se développa sous la direction de Pancho Villa. Les autorités perdaient le contrôle d’un grand nombre de villages. Pancho Villa et ses troupes de guérilleros réclamaient de l’aide et des moyens aux grands propriétaires terriens et ne mettaient pas fin au règne de la grande propriété terrienne. Ce manque de direction politique a permis à Madero de récupérer le mouvement en sa faveur.
La pression de la révolte paysanne au nord fut renforcée par des mouvements dans d’autres parties du pays. Dans le sud, le mouvement de Zapata se fit remarquer. Diaz tentait encore d’arriver à un compromis, mais ce fut peine perdue et il dû partir en exil en Europe. Les révoltes paysannes avaient chassé Diaz du pouvoir, mais les dirigeants de ces révoltes n’étaient pas intéressés par la succession. Sans autres candidatures susceptibles de le battre, Madero remporta facilement les élections présidentielles d’automne 1911, en obtenant 98% des votes.
Une fois président, Madero essaya de louvoyer entre l’élite et les paysans pauvres qui s’étaient révoltés, en faisant surtout des concessions à l’élite. Dans une période révolutionnaire avec une forte polarisation de la lutte des classes, les détenteurs du pouvoir doivent clairement choisir leur camp entre classes dirigeantes et opprimées. S’ils ne font pas ce choix eux-mêmes, le choix est fait à leur place. Cela peut prendre un peu de temps si aucune classe n’est capable de dominer l’autre.
Une partie du mouvement paysan ne s’inclinait cependant pas devant le régime de Madero. Ainsi, Zapata continuait à maintenir la revendication de réforme agraire. Pancho Villa, de son côté, est entré en conflit avec la direction de l’armée et s’est retrouvé en prison. Madero a alors perdu le soutien actif de tous les dirigeants paysans locaux qui avaient mis fin au régime de Diaz, mais ils n’étaient pas pour autant prêts à contester le pouvoir central par eux-mêmes, ce qui a ouvert la voie à un coup d’État militaire, soutenu depuis les États-Unis. Voilà comment est arrivé au pouvoir le général Huerta, en février 1913.
Le fouet de la contre-révolution
Le régime de Huerta était brutal. Si le Parlement ne suivait pas les consignes, les parlementaires étaient arrêtés ou exécutés. L’armée avait fortement été renforcée, jusqu’à atteindre les 250.000 soldats en 1914 (bien que le nombre réel était moindre, les officiers gonflant leurs effectifs pour se garder une partie de la solde).
Pendant ce temps, les activités des mouvements paysans s’étendaient. Avec son armée de guérilla, Pancho Villa a obtenu un pouvoir de fait au nord, sur Chihuahua. Dans le sud, le soutien pour Zapata allait croissant et le mouvement paysan se radicalisait. Les partisans de Zapata ne demandaient plus le soutien matériel des grands propriétaires, ils l’exigeaient. Les armées paysannes conquéraient une partie toujours plus grande du pays. Huerta, comprenant que sa position était devenue sans espoir, partit alors pour l’Europe.
L’absence d’alternative était toutefois toujours présente. Des forces libérales bourgeoises ont à nouveau utilisé la faiblesse des mouvements paysans et leur manque de connexion avec le mouvement ouvrier pour se hisser au pouvoir sur base d’une série de promesses de gauche. Carranza et Obregon ont ainsi fait appel aux travailleurs des villes. Mais, dès que l’opportunité s’est présentée, ils ont poignardé le mouvement ouvrier dans le dos. En 1916, une grève générale a complètement paralysé Mexico. Carranza a écrasé cette grève avec une répression sanglante et a imposé la dissolution de la fédération syndicale Casa del Obrero Mundial. Il n’a pas non plus hésité à physiquement liquider Zapata.
En même temps, Carranza devait tenir compte du mouvement ouvrier se radicalisant et il a fait des concessions comme l’introduction de la journée des huit heures, l’interdiction du travail des enfants et l’introduction d’une sécurité sociale partielle. Les détenteurs du pouvoir qui lui ont succédé ont eux aussi dû tenir compte du potentiel du mouvement ouvrier et des traditions de révoltes paysannes.
Les limites de la révolution mexicaine
Les révoltes paysannes de 1910-1920 illustrent le potentiel de la combativité, mais elles avaient d’énormes limites, tant au nord qu’au sud. Les révoltes paysannes se sont toujours limitées au niveau local, avec peu de coordination ou de collaboration. Même des dirigeants paysans centraux comme Emiliano Zapata et Pancho Villa ne se sont que rarement rencontrés. Il n’y avait aucune tradition d’organisation politique.
Le mouvement s’est limité à des révoltes paysannes faute de rôle actif et dirigeant de la part de la classe ouvrière. Les directions paysannes ne cherchaient même pas de rapprochement avec ce mouvement ouvrier. Zapata plaidait pour une fédération de villages libres en fonctionnement démocratique, les villes et les travailleurs n’existaient pas dans sa société idéale.
Là où les dirigeants paysans sont arrivés au pouvoir, ils ont conduit à une politique de réformes limitées : réformes agraires, augmentations salariales, travaux d’infrastructure et investissements dans l’enseignement. Dans le sud, sous l’influence de Zapata, il y a eu plus d’éléments d’implication démocratique. Mais nulle part ne s’est produit de cassure fondamentale avec le capitalisme.
Les mouvements mexicains de 1910-1920 constituent une grande source d’inspiration pour la lutte. Le régime craignait une répétition de ces révoltes, mais cette fois sous la direction du mouvement ouvrier. C’est cela qui a conduit à de nouvelles concessions dans les années ’30, comme la nationalisation du secteur pétrolier ou l’admission de toutes sortes d’exilés politiques (dont Léon Trotsky). La révolution mexicaine de 1910 est devenue symbole de combativité, mais cela ne suffit pas en soi. Il faut aussi tirer la leçon que la réussite n’est possible qu’avec un parti ouvrier révolutionnaire, armé d’un programme socialiste qui mettra totalement fin au capitalisme pour commencer à construire une alternative socialiste.