Les conséquences du 11 septembre : Un monde mis sens dessus-dessous

Dix ans ont passé depuis que les tours jumelles du World Trade Center se sont effondrées à New York. Dans la période qui a suivi cette attaque terroriste, l’impérialisme américain a déclenché un massacre de masse en Afghanistan et en Irak, poussant certains à croire que s’était ouverte une ère de domination totale du monde par une seule superpuissance. Mais la crise économique mondiale actuelle et l’impuissance des États-Unis face à la révolution en Afrique du Nord et au Moyen-Orient a au contraire démontré la fausseté de ce point de vue. Dans cet article, Peter Taaffe, secrétaire général de la section du CIO en Angleterre et Pays de Galles (le Socialist Party) analyse les nombreux bouleversements qu’a connu la situation mondiale depuis lors.

Les effroyables attentats terroristes du 11 septembre 2011 à New York, en Pennsylvanie et à Washington ont été un des moments déterminants de l’Histoire récente. La mort de milliers de gens a fourni à la réaction capitaliste – dirigée par le président américain George W Bush et le premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair – l’excuse de déclencher une nouvelle ère de terrible guerre impérialiste et de distiller partout les relents empoisonnés de la division ethnique et du racisme, dirigés en particulier contre les citoyens de confession musulmane. Cela a résulté en une somme colossale de morts et de destruction, qui a infligé une incommensurable misère et souffrance sur des millions de travailleurs et de pauvres, en particulier dans le monde néocolonial.

Dès ce moment, le Socialist Party a condamné sans ambages Al-Qaïda, l’organisation à l’origine de ces attaques, décrivant ses méthodes comme étant celles de ‘‘petits groupes utilisant un terrorisme de masse’’. Au même moment, nous n’avons jamais accordé le moindre soutien à Bush, à Blair, ni à la cacophonie des médias capitalistes qui appelaient alors au déclenchement mondial d’une “guerre contre le terrorisme”. En réalité, ces gens ont utilisé le 11 septembre pour justifier l’emploi de la terreur d’État contre des populations sans défense et innocentes partout dans le monde, symbolisée par les salles de torture de Guantánamo et par la tristement célèbre prison d’Abu Ghraib en Irak.

Toutefois, ce point de vue politique n’a pas été partagé même par certains groupes de gauche, qui préféraient rester équivoques et refusaient de condamner ces attaques. Ce refus était une approche profondément erronée, qui risquait d’aliéner la majorité des travailleurs, dégoutée par le carnage à New York et à Washington. En outre, cela amenait alors la possibilité pour Bush et Blair de rallier ces travailleurs à leur cause pour les préparatifs de l’invasion en Afghanistan puis en Irak.

Tout au long de l’Histoire, le marxisme s’est toujours opposé à l’emploi de méthodes terroristes. En Russie, le marxisme a été dès le départ forcé de s’opposer à ces méthodes dans la lutte contre le régime brutal et dictatorial du tsar. Les marxistes opposaient à ces méthodes la lutte de masse de la classe ouvrière qui, alliée aux paysans (et en particulier les masses rurales pauvres), était pour eux la seule force capable de mener une lutte victorieuse contre le tsarisme.

Léon Trotsky comparait le terrorisme au ‘‘libéralisme capitaliste, mais avec des bombes’’. Cela peut nous sembler étrange aujourd’hui. Il est inconcevable, par exemple, d’imaginer que Nick Clegg, dirigeant des libéraux-démocrates britanniques et vice-premier ministre du Royaume-Uni, associé à des actes terroristes ! Mais les idées de Trotsky demeurent valides de nos jours. Les libéraux croient qu’un changement fondamental peut être obtenu par le simple retrait de tel ou tel ministre, voire gouvernement. Le terroriste partage ce point de vue, mais via des méthodes violentes. Le remplacement d’un ministre ou d’un gouvernement n’est pas une condition suffisante pour accomplir un réel changement social. Pensons-nous que l’élimination du gouvernement britannique actuel, par exemple, et l’arrivée au pouvoir du travailliste Ed Miliband et de son New Labour serait un facteur capable de modifier la situation en profondeur ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Parce qu’un gouvernement Miliband serait toujours fermement ancré dans le cadre du capitalisme, aucun changement substantiel n’en découlerait, en particulier en ce qui concerne les conditions sociales de la masse de la population.

Al-Qaïda, cependant, était un genre entièrement différent de groupe terroriste. Malgré les tentatives de certains groupes de gauche d’embellir l’image des terroristes islamistes, Al-Qaïda est ancrée dans les doctrines du wahhabisme, une version médiévale de l’islam sunnite et le crédo dominant du régime théocratique d’Arabie saoudite. Dans le passé, les groupes terroristes qui se basaient, au moins en théorie, sur la réalisation des intérêts sociaux des masses, se lançaient dans l’assassinat de figures publiques particulièrement réactionnaires, de membres de gouvernements, etc. Les origines d’Al-Qaïda, avec son opposition messianique non sur une base de classe mais contre les “infidèles” et le “Grand Satan” que sont les États-Unis, signifie que cette organisation utilise une terreur de masse indiscriminée. Non seulement elle a attaqué les États-Unis et ses alliés, mais a également abattu d’innocents travailleurs et pauvres. Cela était évident lors du 11 septembre, mais aussi lors d’autres attentats terroristes auparavant et depuis lors.

Le correspondant du journal The Independent Patrick Cockburn, a souligné ce fait : ‘‘On mentionne toujours trop peu dans les médias occidentaux un aspect particulièrement malsain des activités d’Al-Qaïda : cette organisation a toujours tué plus de musulmans chi’ites que d’Américains. Ce groupe était sectaire avant d’être nationaliste. Les chi’ites étaient considérés comme des hérétiques, aussi dignes de mourir que tout soldat américain ou britannique. Encore et encore, les kamikazes d’Al-Qaïda ont ciblé de simples travailleurs chi’ites sur les places publiques de Bagdad tandis qu’ils se rendaient au travail tôt matin, quand ce n’était pas des bombes massives qui explosaient au moment où les fidèles chi’ites quittaient leurs mosquées’’. C’est le même tableau qui émerge au Pakistan, où les talibans (une filiale d’Al-Qaïda) massacraient les musulmans chi’ites partout où ils les voyaient.

De plus, Al-Qaïda n’est pas réellement parvenue au cours des dix dernières années à engranger le moindre véritable succès contre l’impérialisme américain ou ses régimes vassaux au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le principal groupe autour d’Oussama ben Laden était fort restreint, de sorte que son étendard était “donné en franchise” à d’autres groupes terroristes islamistes partout dans le monde. L’idée selon laquelle on avait affaire à une sorte “Internationale islamiste” n’a jamais été qu’une grossière exagération. Le seul moment où ce groupe est parvenu à rassembler quelque chose qui ressemble à une véritable force était en Afghanistan dans les montagnes de Tora Bora, probablement entre 1996 et 2001.

Lutte de masse

Au cours des magnifiques révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, à commencer par la Tunisie puis par l’Égypte, Al-Qaïda n’a eu que peu voire aucune influence. Comme nous l’avions prédit – à l’encontre de nombreux groupes de gauche, tels que le Socialist Workers Party au Royaume-Uni, qui s’est adapté à des organisations basées sur un islam politique de droite tout en exagérant leur importance – les jeunes et les travailleurs ont rejeté le modèle terroriste erroné, adoptant à la place les méthodes de la lutte de masse. Les occupations massives des places publiques, les grèves et les manifestations – voilà quelles ont été les armes politiques des masses tunisiennes et égyptiennes qui ont mené au renversement de Ben Ali et de Moubarak.

Il est vrai que le déclenchement de la révolution a été l’auto-immolation du vendeur de rue Mohamedd Bouazizi. Mais cet acte individuel n’a rien à voir avec les méthodes de terreur de masse indiscriminée perpétrée par des kamikazes qui caractérise Al-Qaïda. Qui plus est, les conditions pour la révolution avaient été préparées par toute la période précédente, de sorte que le moindre facteur déclenchant aurait pu mettre en branle un mouvement de masse en Tunisie ou en Égypte, ce qui est un trait commun à toutes les véritables révolutions.

Là où la religion garde une certaine base et une attraction pour les masses, en particulier dans le monde néocolonial, cela est dû en partie du fait des conditions de la dictature ou du caractère économiquement sous-développé de certains pays qui ont une large population agraire. Dans la dictature stalinienne en Pologne avant 1989, c’est le catholicisme qui, via les églises, a fourni aux travailleurs polonais les moyens d’organiser la résistance. Par conséquent, leur insurrection a adopté une coloration religieuse fortement prononcée. Cela ne les a cependant pas menés à tirer des conclusions pro-capitalistes de leur opposition au stalinisme, du moins pas dans la première phase. En 1981-81, le mouvement Solidarnosc, avec ses comités de masse et une participation massive, représentait à la base le mouvement pour une révolution politique visant à remplacer les structures d’État stalinistes anti-démocratiques. En même temps, il cherchait à conserver les éléments de l’économie planifiée, de la nationalisation, etc. Lors de la révolution iranienne de 1979, nous avons observé une forme d’“islam radical” qui disposait alors d’un immense pouvoir d’attraction pour les travailleurs et les pauvres de l’époque. Nous ne pouvons exclure le fait que de tels phénomènes se produisent à nouveau dans le monde néocolonial.

En Égypte, au départ, les masses ont été capables de concentrer leurs forces en opposition au régime Moubarak autour des mosquées et, dans une certaine mesure, des syndicats indépendants clandestins. Mais les Frères musulmans étaient la seule organisation autorisée à fonctionner de manière semi-politique, en plus d’être une organisation charitable d’aide sociale. Il est donc tout naturel que certaines sections de la population se soient d’abord tournées vers cette organisation dans la période qui a suivi le renversement de la dictature égyptienne. Alors qu’il existe des groupes et partis islamiques en Tunisie, ceux-ci ne semblent pas disposer du même ancrage dans la société que ce n’est le cas en Égypte à ce stade. La Libye post-Kadhafi, d’un autre côté, pourrait connaitre une fracture du pays et la croissance de groupes islamistes. Mais il est encore trop tôt pour déterminer si cela deviendra ou non la tendance dominante. En Égypte, malgré la récente importante mobilisation des islamistes sur la place Tahrir, ceux-ci ne sont d’aucune manière certains d’obtenir une majorité absolue même en cas d’élections anticipées organisées à la va-vite qui les favoriseraient. En outre, il n’est pas certain que les Frères musulmans resteront une force unifiée et cohérente. Il y a des scissions, qui reflètent en partie des divisions d’un caractère de classe. On parle maintenant de la création éventuelle d’au moins quatre différents partis politiques formés à partir de la Confrérie.

En même temps, les forces opposées à l’islam politique de droite, laïques et socialistes, trouvent un écho parmi les sections nouvellement politisées de la classe ouvrière en Égypte, en Tunisie et partout dans la région. Même au Yémen, qui est ‘‘largement considéré comme participant à la franchise Al-Qaïda’’ (The Guardian), l’insurrection de février a mené à la création de comités révolutionnaires dans lesquels les débats faisaient rage quant à la nécessité d’adopter une stratégie non-sectaire pour parvenir à un réel changement. Partout au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l’élan initial des révolutions a été en faveur d’une approche non-sectaire, avec une direction claire vers des conclusions de classe de la part des masses. Dans les conditions sociales indescriptibles du Yémen (un pays de sept millions d’habitants dont un tiers est jugé comme “alimentairement précaire” et dont 10% sont mal nourris), il faudra plus que de la religion pour satisfaire aux revendications des masses.

Libérées du joug de la dictature, celles-ci se sont déversées sur l’arène politique et, comme le montre l’exemple de l’Égypte, ne seront pas réduites au silence par les édits de l’élite militaire discréditée. Elles vont pousser encore et encore pour mettre en avant leurs propres revendications en faveur de conditions de vie drastiquement améliorées, de droits démocratiques, d’organisation syndicale, etc. L’ingrédient vital qui manque aujourd’hui afin de garantir le succès dans la lutte est l’existence d’organisations de masse, de puissants syndicats et de partis ouvriers indépendants. Mais les mouvements convulsifs qui ont déjà été expérimentés, tout comme les encore plus grands mouvements à venir, seront d’importantes sources d’enseignements pour les masses, qui en tireront la conclusion que ce n’est que sous leur propre bannière qu’elles pourront conquérir une position à partir de laquelle elles pourront commencer à réaliser leurs attentes en termes d’emplois, de logements et de mode de vie.

L’impasse d’Al-Qaïda

Un des principaux facteurs déclencheurs de la révolution – qui a permis au Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) de prévoir comme nous l’avons fait l’an dernier l’apparition imminente d’un mouvement visant à renverser Moubarak – a été l’aggravation des conditions sociales partout à travers la région, et en particulier la hausse spectaculaire du chômage de masse. Cette aggravation découlait elle-même de l’approfondissement de la crise économique mondiale du capitalisme, accompagnée par une détérioration de l’accès à la nourriture et par l’importation massive de céréales dans cette région qui, historiquement, a été un des berceaux de la civilisation et de la fondation de l’agriculture humaine, dans le croissant fertile entre les fleuves Tigre et Euphrate. Rien ne pourrait mieux illustrer le caractère destructeur du latifundiste et du capitalisme modernes, et de leur incapacité à fournir les bases vitales aux travailleurs et paysans de la région.

Une chose est absolument claire : Al-Qaïda et l’islam politique de droite n’ont rien à offrir en termes concrets, ni pour la lutte, ni pour l’accomplissement des objectifs des masses dans cette région. Pas seulement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, mais également au Pakistan et en Afghanistan, les méthodes d’Al-Qaïda représentent une complète impasse politique. L’assassinat de Ben Laden en juillet a été un non-événement pour la masse des Pakistanais. Lorsqu’il a été lui-même assassiné sur ordre de l’impérialisme américain, son organisation était dans les faits déjà morte politiquement.

Toutefois, le danger du terrorisme et de l’attraction des idées terroristes pour les sections aliénées de la société, y compris la jeunesse en général et même quelques jeunes travailleurs, n’est pas restreint au monde néocolonial. Comme l’a montré l’exemple des Brigades rouges en Italie dans les années ’70 et ’80, si la classe ouvrière et ses organisations ne parviennent pas à prendre l’initiative du changement, alors quelques personnes désespérées peuvent se mettre à chercher un raccourci imaginaire vers le socialisme – le terrorisme. Les conditions auxquelles la classe ouvrière est confrontée aujourd’hui, et en particulier la jeunesse, sont incommensurablement pires qu’à l’époque. Il est par conséquent nécessaire d’examiner de contrer les méthodes terroristes d’un point de vue marxiste, afin d’empêcher que de nombreux éléments qui autrement feraient de très bons socialistes, n’aillent se perdre dans cette impasse.

L’attaque sur les tours jumelles et sur le Pentagone d’il y a dix ans a été l’acte terroriste le plus spectaculaire de l’Histoire. Il a également été, du point de vue d’Al-Qaïda, le plus “efficient en termes de couts”, coutant un peu moins de 500 000 $ à organiser (soit 167$/personne tuée, NDT), une simple bagatelle pour l’héritier de la riche famille saoudite des Ben Laden. Au même moment, cela a permis à l’impérialisme de se mobiliser via son fameux appel à “la guerre contre la terreur”, avec toutes les implications réactionnaires qui en découlent.

Cela a aussi permis à l’impérialisme, surtout américain, de renforcer sa prouesse militaire, qui a alors mobilisé pour l’intervention militaire en Afghanistan et en Irak, avec toutes les conséquences sanglantes pour les masses, là et ailleurs. Selon Robert Harris : ‘‘Le nuage de fumée des tours jumelles s’étend toujours par-dessus la planète. Il semble que nous vivons à présent dans une ère plus sombre, plus paranoïaque, moins optimiste que celle dans laquelle nous vivions dans les années ’90 lorsque la guerre froide venait de se terminer, et que le “choc des civilisations” ne faisait en réalité que commencer. L’Amérique ne s’en est jamais pleinement remise : ni l’Occident de manière générale’’. (Sunday Times, 14 aout 2011).

L’arrogance de l’impérialisme

Mais l’équilibre des forces sur le plan mondial qui penchait de manière si décisive en faveur de l’impérialisme américain a subi un profond changement. L’impérialisme américain a été au départ renforcé par le 11 septembre, tandis que ses représentants proclamaient sa dominance. En 2001, les États-Unis étaient toujours la principale puissance économique et militaire de la planète. Leur ambition d’accomplir la “pleine dominance militaire sur tous les plans” a été mise en œuvre dans la période qui a suivi le 11 septembre. Dans cette période, les États-Unis ont dépensé à eux seuls en termes d’armement autant que le reste du monde pris tout ensemble, y compris en termes d’armes de destruction massive.

Cette nouvelle donne a été accompagnée par la doctrine facile de la “guerre contre la terreur”. Selon le secrétaire à la Défense américain de l’époque, Donald Rumsfeld, celle-ci devrait se prolonger pour les 50 prochaines années ! Mais comme nous l’avions prédit, elle n’a en réalité pas duré dix ans, complètement discréditée même parmi les bourgeois. Néanmoins, sous cette couverture, une offensive massive a pu être lancée contre les droits démocratiques de la population américaine et d’ailleurs.

Les médias capitalistes aux États-Unis et ailleurs se sont avilis plus encore que de coutume par leur alignement sur le régime Bush. Cela a jeté la base pour l’intervention impérialiste en Afghanistan et en Iraq, sous l’appellation hypocrite d’“intervention militaire libérale”. La droite américaine avait rêvé de pouvoir se débarrasser du “syndrome Vietnam”, et en a reçu l’opportunité avec le 11 septembre. Voilà encore un aspect des implications réactionnaires du terrorisme : il renforce la marge de l’État en termes de répression et d’attaques sur les droits démocratiques, y compris ceux de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier. Même les émeutes largement spontanées qui sont récemment survenues au Royaume-Uni ont été utilisées par le gouvernement pour tirer le balancier politique plus à droite, avec des menaces de répression accrues.

Bien avant les guerres qui ont éclaté, le CIO avait prédit que l’Afghanistan et l’Irak avaient de grandes chances de se faire envahir. Toutefois, nous avons contré les inévitables peurs et déception, voire de noir pessimisme, qui s’étaient emparées du mouvement ouvrier en particulier. Peu après les attaques du 11 septembre, nous écrivions ceci : ‘‘Le 11 septembre, comme nous l’avons vu, a clairement ouvert la voie a une nouvelle phase pour le monde et pour le capitalisme. Malgré les clairons de Bush et de ses laquais comme Blair, cela ne veut pas dire que nous sommes arrivés dans une période victorieuse et triomphale pour l’impérialisme. Les “victoires” qui ont été obtenues sont bourrées de contradictions. Il est certain que le colosse américain parcourt en ce moment le monde comme jamais auparavant dans l’Histoire. Mais en même temps, il a rempli ses fondations de tout le matériel explosif du capitalisme mondial’’ (Après le 11 septembre, peut-on vaincre l’impérialisme américain ? – septembre 2002).

L’impérialisme américain a de fait connu de profonds changements, qui ont fait tomber en poussière toutes les doctrines de Bush et de ses partisans néoconservateurs. Qui parle encore aujourd’hui d’un président américain jouant le rôle d’un “César” moderne, comme c’était le cas après le 11 septembre ? Barack Obama n’a été qu’un simple observateur, incapable d’intervenir dans les premières étapes des révolutions tunisienne et égyptienne. Ce n’est qu’avec l’assistance des régimes théocratiques contre-révolutionnaires d’Arabie saoudite, du Bahreïn et autres, en plus de l’intervention de l’OTAN en Libye, que l’impérialisme américain est parvenu à garder une très fragile main dans la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

En Syrie, ce n’est qu’après une période prolongée de troubles qu’Obama s’est senti capable d’intervenir contre Bashar al-Assad avec la menace de sanctions économiques au cas où il ne quitterait pas la scène politique. Comme c’était le cas avec toutes les forces pro-capitalistes de la région, toutefois, Obama est terrifié à l’idée de ce qui surviendrait au cas où Assad serait renversé. Ce problème ne semble pas se poser dans l’immédiat, puisque le régime d’Assad conserve toujours une base de soutien dans les régions cruciales que sont Damas et Alep.

Mais la chute d’Assad pourrait mener à une désintégration “désordonnée” du pays et à sa fracturation selon des lignes ethniques et religieuses. Cela pourrait avoir des répercussions immédiates, avec par exemple l’intervention d’Israël au cas où les événements en Syrie venaient à affecter les territoires qu’il contrôle, tels que les collines de Golan. La Turquie menace même d’intervenir militairement afin de préserver la “stabilité”. Cela signifie qu’elle agira si elle juge probable un renforcement de l’opposition de la part de la population kurde en Syrie, libre du contrôle d’Assad, qui renforcerait à son tour l’opposition des Kurdes de Turquie au gouvernement Erdogan. Dans une telle situation, l’intervention de l’impérialisme américain ne se fait en gros plus qu’en paroles. C’est ce qui a conduit Robert Fisk du journal The Independent à écrire : ‘‘Obama rugit. Le monde tremble. Ou pas.’’

Le terrible legs de l’impérialisme

Ceci souligne le fait que l’impérialisme américain, tout en restant un géant économique et militaire, ne possède plus la puissance nécessaire pour imposer sa volonté aux quatre coins de la planète, comme cela semblait être le cas dans la période de l’après 11 septembre. Il est pris au piège de ses propres faiblesses économiques, symbolisées par l’immense déficit budgétaire, qui est en partie une conséquence des saccages impérialistes en Afghanistan et en Irak. La somme colossale de 3 trillions de dollars a été dilapidée dans la catastrophe de l’intervention américaine en Irak et en Afghanistan. Cela est l’équivalent d’environ un cinquième du PIB annuel des États-Unis. Pire encore est le bilan : au moins 600 000 civils irakiens innocents ont péri, en plus des troupes de la “coalition des braves” mortes dans les guerres ingagnables en cours dans ces pays.

Et quel est le résultat de ces interventions ? Les talibans sont toujours là. Pire encore, leur influence néfaste, en conséquence de la guerre en Afghanistan, s’est étendue aux masses pakistanaises, déjà plongées dans une misère croissante et dans le pur désespoir qui prévaut dans les principales régions et villes du pays. Le pantin afghan du Royaume-Uni et des États-Unis, Hamid Karzai (dit le “maire de Kaboul”) est de plus en plus assiégé et pourrait se voir renversé si le soutien impérialiste et ses baïonnettes venaient à disparaitre, comme cela sera sans doute le cas prochainement. Le récent assassinat de son frère et d’autres piliers du régime indique à quel point les talibans sont capables de pénétrer au cœur même de la capitale et à quel point est fragile l’État afghan actuel. Plus encore, l’impérialisme est engagé dans des pourparlers avec les talibans – comparées par David Cameron, le premier ministre britannique, au “processus de paix” en cours en Irlande du Nord. Ceci démontre bien ce que nous avons dit dès le départ : cette guerre est ingagnable.

En réalité, l’impérialisme est sur le point de “déclarer victoire puis battre en retraite”, en utilisant sans doute l’écran d’un gouvernement de “coalition” impliquant les talibans, ou du moins quelques sections d’entre eux, et certains reliquats du régime actuel. Au même moment, il pourrait également continuer à déverser des ressources dans la construction de la pseudo “armée afghane” tout en maintenant des bases dans la zone. Un tel scénario existe pour l’Irak. Encore une fois comme nous l’avions prédit, c’est un terrible legs qui est laissé au peuple irakien par l’intervention impérialiste américano-britannique. Les forces américaines préparent leur “retrait”, après avoir complètement ruiné l’Iraq sans avoir résolu – mais bien au contraire après avoir renforcé – tous les problèmes de pauvreté, de manque de services et infrastructures de base et, par-dessus tout, des divisions ethniques et sectaires.

Néanmoins, lors du splendide mouvement – essentiellement ouvrier – cette année de tous les groupes ethniques, la classe ouvrière irakienne commence à réémerger de la catastrophe. Ce développement renforce aussi notre argument contre l’intervention impérialiste en tant que moyen de renversement de Saddam Hussein. Il y avait certaines personnes soi-disant de gauche – en particulier parmi les exilés irakiens – qui affirmaient que seule une intervention militaire extérieure pourrait renverser Saddam. Nous soulignons au contraire le potentiel de la classe ouvrière irakienne, mais nos arguments étaient systématiquement écartés sous prétexte que ‘‘Les Irakiens sont un peule enchainé, incapable d’entrer en action par lui-même’’ et que ‘‘L’impact pour dégager Saddam doit venir de l’extérieur’’. De nombreuses personnes se sont alors tournées vers les pires ennemis de la classe ouvrière, les capitalistes et les impérialistes, pour accomplir l’œuvre que seul un mouvement indépendant de la classe ouvrière était en réalité capable de réaliser.

Nos arguments ont été confirmés lors des magnifiques mouvements indépendants des masses qui se sont dressées et ont fracturé l’armée en Égypte et en Tunisie. De plus, les développements de la classe ouvrière et de ses organisations indépendantes, même dans des sociétés frappées par la misère comme l’Afghanistan et l’Iraq, va se poursuivre tout au long de la prochaine période. La tendance vers des mouvements non-sectaires qui était présente dans tous ces événements peut se développer à une échelle régionale. Aucun pays, pas même le plus puissant, n’est viable de par lui-même, et certainement pas du point de vue économique. Ce n’est qu’en combinant les ressources des différents peuples en une confédération socialiste, garantissant la pleine autonomie et les pleins droits démocratiques pour toutes les nationalités et groupes ethniques, y compris la reconnaissance des droits à la langue et des minorités religieuses, que les peuples de cette région pourront émerger du cauchemar qu’ils connaissent aujourd’hui sur base du capitalisme.

La fin du monde unipolaire

Dans la période qui a immédiatement suivi les attentats du 11 septembre, l’impérialisme américain a été capable d’imposer sa volonté, bien que dans certaines limites, parce qu’il ne se trouvait plus aucune puissance rivale directement face à lui. Pendant la guerre froide, le seul rival de l’impérialisme américain était la Russie stalinienne. Le spectaculaire effondrement de celle-ci, peu après le décès de l’“Union soviétique” et des restes de l’économie planifiée stalinienne, a fortement affaibli cet ancien géant économique et politique.

Cette situation mondiale et la position unipolaire dont jouissaient les USA après le 11 septembre sont à présent révolues, surtout étant donné la montée de la Chine qui, on l’estime, dépassera les États-Unis au cours de la prochaine décennie en termes de PIB et de production – bien que sans doute pas en termes de niveau de vie. La Chine, forte de sa nouvelle puissance économique, défie de plus en plus directement l’impérialisme américain, et même sur les plans militaire, diplomatique et géopolitique. Cela a été récemment démontré avec le lancement du tout premier porte-avion chinois, clairement destiné à être employé dans le Pacifique afin d’y contrer la dominance de la flotte américaine. La Chine a également lancé son propre modèle de bombardier furtif, et ses avions de guerre ont déjà chassé les engins de reconnaissance américains de l’espace aérien chinois entre la Chine et Taïwan.

Contrairement à la situation d’il y a dix ans, les stratèges du capitalisme américain ont été bien forcés de se rendre compte qu’ils ne peuvent plus continuer leur politique précédente. Dans les années ’90, la part des dépenses militaires américaines dans le total mondial semblait stable et supportable. Cette impression découlait largement du fait que la part du PIB américain dans le PIB mondial était elle aussi relativement stable pendant une décennie. Cependant, au cours de la première décennie de ce siècle, la part du PIB américain dans le PIB mondial a décliné, et son immense dépense militaire devient de plus en plus insupportable. Mais, à cause des interventions aussi couteuses qu’inutiles en Afghanistan, en Irak et ailleurs, la part américaine dans les dépenses militaires mondiales s’est en réalité accrue de 36% à 42%. C’est ce qui pousse maintenant l’administration Obama à envisager des coupes dans le budget de la Défense pour une valeur d’environ 800 milliards de dollars.

Il fallait bien évidemment s’attendre à ce que cela provoque la colère du complexe militaro-industriel et de ses représentants au Congrès, qui sont prêts à effectuer des coupes dans les budgets sociaux afin de pouvoir maintenir leurs illusions dans la grandeur impériale des États-Unis. Mais, étant donné l’affaiblissement des fondations économiques du capitalisme américain, il ne peut plus se permettre cela sans effectuer des attaques encore plus grandes sur le niveau de vie des classes ouvrière et moyennes. Cela signifie que les États-Unis, en plus de se voir frustrés sur la scène internationale, vont aussi connaitre au sein de leurs propres frontières la même explosion de féroce lutte de classe – bien qu’avec des caractéristiques spécifiquement américaines quant à la vitesse et à la détermination de la classe ouvrière – qu’a récemment connu l’Europe.

Par conséquent, au lieu de la nouvelle ère triomphaliste de renforcement et d’épanouissement du capitalisme à laquelle s’attendaient entièrement ses stratèges après le 11 septembre, c’est exactement l’inverse qui s’est produit dix ans plus tard. Déchiré par ses propres contradictions, confronté à sa plus grande crise depuis les années ’30, le capitalisme américain et mondial se retrouve dans une impasse. Le capitalisme est un système déchu. Le récent “Rapport sur le développement” de la Banque mondiale estime qu’un quart de la population mondiale vit aujourd’hui dans des pays grièvement endommagés par des cycles de violence politique et criminelle. Martin Wolf affirmait calmement dans le Financial Times que : ‘‘Le politique et le criminel sont étroitement connectés’’. Le Mexique et ses dérives à la “Mad Max” dont il est le symbole sont un indicateur de cette tendance.

La confiance en berne des capitalistes

Une des pires conséquences du 11 septembre a été le fait qu’il a permis au capitalisme, en particulier de la part de son extrême-droite, de stigmatiser l’ensemble des musulmans comme étant des partisans déclarés, sinon tacites, du terrorisme d’Al-Qaïda, ce qui n’est pas le cas et ne l’a jamais été. Tout comme dans le cadre du conflit en Irlande du Nord, où de parfaits innocents ont été arrêtés et emprisonnés, les musulmans eux aussi ont été arrêtés et emprisonnés. Les divisions et suspicions qui existaient déjà entre les travailleurs d’origine immigrée et les autres travailleurs se sont agrandies. Cela a été renforcé par Cameron et son criticisme du “multiculturalisme”, une attaque à peine voilée à l’encontre des immigrés. Les politiciens partout en Europe – y compris Angela Merkel en Allemagne et Nicolas Sarkozy en France – jouent tous le même air.

Pourtant, dans la période qui a suivi les récentes émeutes au Royaume-Uni et le meurtre de trois jeunes Asiatiques à Birmingham, c’est bel et bien une approche “multiculturelle” qui a été adoptée par les Asiatiques, les noirs et les blancs. Cette adoption a été essentiellement du fait de la magnifique initiative prise par le père d’un des jeunes décédés. Cela aurait alors fourni au mouvement ouvrier une opportunité d’intervenir et de donner une expression à ce rassemblement instinctif de la classe ouvrière. C’est aussi cela qui s’est produit en Irlande du Nord en 1969 après que les délégués syndicaux de Belfast aient pris l’initiative de former des “comités pour la paix” entre travailleurs protestants et catholiques. Malheureusement, le mouvement ouvrier n’a pas fait de même à Birmingham, laissant la porte grande ouverte aux organisations religieuses. Seule une approche de classe mettant en avant les intérêts de l’ensemble des travailleurs pourrait permettre au mouvement de garder sa colère et son humeur combative.

À moins que ne s’ouvre une nouvelle voie ouvrière et socialiste, l’influence néfaste de l’extrême-droite peut croitre, avec parfois pour résultat que des maniaques du style d’Anders Breivik en Norvège se mettent en tête d’assassiner des innocents au nom de la soi-disant “guerre contre l’Islam”. Cette créature n’était qu’un reflet de l’islam politique de droite, utilisant les mêmes méthodes fascisantes qu’Al-Qaïda.

L’Humanité est en ce moment en train de plonger dans des conditions qui deviennent de pire en pire, avec des catastrophes environnementales et la destruction de tous les espoirs pour l’avenir en brisant les perspectives de la jeunesse. La situation a été résumée par Max Hastings (de la Royal Society of Literature britannique) lorsque celui-ci racontait une discussion qu’il avait eue avec un banquier, au sujet de la projection du gouverneur de la Bank of England, lequel avait évoqué le fait que le Royaume-Uni devait s’attendre à “sept années de vaches maigres”. Hastings et ce banquier étaient toutefois arrivés à la conclusion que c’était là une perspective fort modeste : parlons plutôt de “70 années” ! Bien sûr, personne ne peut donner une estimation précise de combien de temps cette crise va durer. Mais une chose est sûre : les porte-paroles du capitalisme eux-mêmes n’ont pas confiance dans leur propre système. Les capitalistes démontrent cela par leur refus de réinvestir dans la production le surplus extrait du travail de la classe ouvrière. Voilà pourquoi 2 000 milliards de dollars qui ne profitent à personne attendent maintenant des jours meilleurs bien à l’abri dans les coffres-forts des grandes entreprises américaines, et pourquoi de même 60 milliards de livres sterling sont en ce moment inutilisés, stockés par les entreprises britanniques. Il n’y a aucun “débouché profitable” dans lequel investir, du coup le chômage monte, la misère s’accroit, et la classe ouvrière peut bien aller au diable.

Bien que pas encore de manière consciente, aujourd’hui la masse de la classe ouvrière et des pauvres rejette instinctivement le système de par ses actions. Elle n’est pas encore parvenue à se défaire de l’héritage des 20 à 30 dernières années de campagne idéologique du capitalisme néolibéral afin de gagner un soutien à son système. Mais sur le plan social, les masses du monde entier sont en train de virer à gauche. Cette humeur finira inévitablement par se refléter également sur le plan politique, à moins que le capitalisme ne finisse avant cela par trouver une issue à la présente impasse. Même les Héraults de ce système, qu’ils se trouvent dans les gouvernements, dans les parlements, ou dans les think-tanks – ces monastères modernes du capitalisme – ne gardent que très peu d’espoir dans le fait que leur système puisse être sauvé sur le court terme. Tout cela fournit la base pour de terribles événements convulsifs révolutionnaires, qui élargiront énormément l’audience en faveur des idées socialistes et marxistes, et pour les partis de masse qui seront bâtis sur ces fondations.

La véritable leçon du 11 septembre est que ni l’impérialisme, ni son reflet direct qu’est le terrorisme islamiste – ni aucune forme de terrorisme – n’offrent une voie en avant pour la classe ouvrière et pour l’Humanité. Seules les idées libératrices et démocratiques du socialisme tracent un chemin vers l’avenir.

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