Un mois plus tôt, si quelqu’un avait émis l’idée que près de 100 000 personnes allaient envahir une place de Moscou en s’exclamant “Poutine – vor!” (“Poutine – voleur!”), cela aurait été accueilli avec un certain scepticisme (c’est le moins que l’on puisse dire) par la plupart des gens. Et cependant, la colère de la part d’une couche de plus en plus grande de la population face à la fraude électorale perpétrée par le régime lors des récentes élections parlementaires commence menace maintenant à menacer l’existence même du régime Poutine.
Le régime a fait tout ce qu’il pouvait pour empêcher les gens de venir à la manifestation de samedi. Un peu plus tôt dans la semaine, les manifestations contre la fraude électorale à Moscou et à Saint-Pétersbourg avaient été brutalement réprimées. Plus d’un millier de gens ont été arrêtés et condamnés à jusqu’à 15 jours de prison. Les médias contrôlés par l’État – ce qui inclut presque l’ensemble des stations radios et des chaines de télévision – ont complètement ignoré les actions de protestation. Au fur et à mesure que se rapprochait la manifestation de samedi, le régime a commencé à utiliser des menaces et des tactiques d’intimidation contre les manifestants.
Le ministre de l’Intérieur à expliqué que, en ce qui le concernait, la seule différence entre une manifestation de 5000 personnes et une manifestation de 50 000 personnes était la quantité de flics et d’équipement à mobiliser. Tout au long de la semaine, on a entendu des rapports de troupes étant acheminées vers Moscou. Ceci était utilisé pour tenter d’effrayer les gens et de les empêcher de venir manifester. Vendredi passé, lorsqu’il était déjà clair que les actions allaient être massives, il a été tout à coup annoncé que les lycéens allaient devoir aller à l’école samedi – et jusqu’à huit heures du soir ! Le même jour, le docteur à la tête du département national de lutte contre les maladies infectieuses a déclaré que les gens ne devraient pas aller manifester parce que cela risquerait de déclencher une épidémie de grippe !
Mais rien de tout cela n’a fonctionné. Le processus qui s’est enclenché il y a un mois, lorsque le premier ministre Poutine s’est fait huer par la masse des spectateurs dans un stade sportif, a maintenant fait boule de neige et s’est transformé en un mouvement d’opposition de masse. Samedi passé, la place du Marais (Bolotnaïa ploschad) débordait de manifestants. Cette place se trouve juste en bas du Kremlin, entre la rivière Moskova et le canal de dérivation. Les gens se pressaient même dans les rues avoisinantes. Il y avait tellement de gens sur le pont Loujkov (ou “pont des amoureux”, où la tradition veut que les jeunes couples aillent accrocher un cadenas pour célébrer leur mariage) qu’à un moment, la police a averti d’un risque d’effondrement si la foule ne le quittait pas. Il a été annoncé du haut de la tribune que même la police estimait à un moment que se trouvaient plus de 100 000 manifestants sur la place. Ce chiffre est probablement proche de la réalité. Une fois sur la place, les manifestants ont été obligés d’y rester pendant 4 heures, puisqu’il était quasi impossible de bouger.
Partout à travers la Russie des actions similaires ont vu le jour. Jusqu’à 10 000 personnes ont manifesté à Saint-Pétersbourg, et d’importantes manifestations de centaines et bien souvent de milliers de gens se sont produites dans plus de 100 villes. Malgré la température de -15°C, 4000 personnes étaient présentes à l’action à Novossibirsk, la capitale de la Sibérie. Des centaines de personnes ont également participé à des manifestations devant les ambassades de Russie un peu partout dans le monde.
“Poutine et Medvedev – dégagez!”
Les manifestants étaient surtout là pour protester contre la fraude éhontée des élections parlementaires. Lorsque les foules criaient “Poutine – voleur!” c’était en référence aux voix qu’il a volées. Les partisans des petits partis qui se sont vus empêchés de participer aux élections brandissaient les drapeaux de leur parti devant la foule, mais aucune des banderoles ne présentait la moindre revendication. Les revendications sont en général venues de la base. Lorsque le premier orateur sur la tribune a appelé à un recompte des voix, la foule a commencé à crier “Nouvelles élections !” Il faut également souligner que les trois partis d’“opposition” officielle étaient fort peu présents ; ils ont d’ailleurs tous exprimé depuis leur satisfaction quant au nombre de voix qu’ils ont reçues.
Quelques membres du Parti “communiste” étaient présents avec une bannière qui disait “Comité des secrétaires locaux du Parti communiste”. Les manifestants quant à eux criaient “Poutine doljen ouïti!”, “Medvedev doljen ouïti!”, “Tchourov doljen ouïti!” (Poutine, Medvedev, Tchourov, dégagez ! ; Tchourov étant le chef de la Commission électorale).
Le Parti communiste est officiellement arrivé second aux élections, doublant son nombre de voix précédentes. Mais le PC n’est pas un parti de gauche qui remet sérieusement en question le règne des oligarques. Il devient de plus en plus un parti nationaliste de droite qui utilise quelques revendications populistes pour gagner un soutien.
Les participants sont venus à la manifestation de samedi avec leurs pancartes maison, aux slogans souvent cyniques et humoristiques. Une pancarte disait : « Selon un sondage, 146% des Moscovites pensent que l’élection était truquée » (en référence aux résultats officiels obtenus à Rostov-sur-le-Don, qui additionnés tous ensemble donnaient un résultat de 146% !). Une autre pancarte disait : « Je ne crois pas en Russie unie – je crois en Gauss » (du nom du célèbre statisticien dont la méthode, appliquée aux résultats des élections, démontre clairement la fraude massive). Le slogan le plus populaire restait cependant “Doloï joulikov i vorov!” – “À bas les escrocs et les bandits!” comme est désormais surnommé “Russie unie”, le parti de Poutine.
Les orateurs à la tribune ce samedi étaient censés être des représentants de toute l’opposition politique. Cependant, sur 20 orateurs, 15 provenaient de partis de l’opposition néolibérale, qui, si l’élection avait été organisée correctement, n’auraient tous ensemble probablement pas remporté plus de 10% des voix. Les deux représentants de la “Gauche” qui ont eu droit à la parole (dont est député à la Douma pour le parti pro-Kremlin “Juste Russie”), n’ont fait que répéter des abstractions d’ordre général.
L’ironie a voulu que ce soit la néolibérale Ella Panfilova, une ancienne ministre et militante des droits de l’Homme, qui a été la seule personne à traiter Poutine de voleur pas seulement pour le vol des voix, mais également pour ses attaques sur les salaires et sur le budget de la santé et de l’éducation. Elle a reçu une réponse très chaleureuse de la part de la foule. À chaque fois qu’un des députés néolibéraux de la Douma venait prendre la parole – y compris un des députés du PC –, la foule s’exclamait : « Remets ton mandat ! », noyant souvent l’orateur sous cet appel. Cela indique la défiance et le cynisme qui existe envers l’ensemble des partis. Cela se reflétait d’ailleurs sur une des banderoles qui disait : « Je n’ai pas voté pour ces fripouilles-ci – j’ai voté pour les autres fripouilles ! J’exige qu’on recompte les voix ! »
L’humeur générale au cours de la manifestation de Moscou était un scepticisme affiché envers tous les politiciens, bien qu’il n’y avait pas une tendance politique claire exprimée par les manifestants à part le soutien aux droits démocratiques de base. Lorsque Kassianov, un ancien premier ministre de Poutine (2000–2004), est venu parler, cela a provoqué une vague de mécontentement parmi la foule. La tribune a non seulement justifié le fait qu’il fallait bien collaborer avec l’extrême-droite, mais a même invité un des organisateurs de la “Marche des Russes”, la manifestation de l’extrême-droite du 4 novembre, à venir parler à la tribune. Celui-ci a appelé à une “révolution des Russes”, et à des élections “pour les Russes”. Il ne reçut qu’une réponse plutôt froide de la part de la foule, qui a commencé à scander “Pas de révolution ! Pas de révolution!” en réponse à sa démagogie d’extrême-droite. Cela a mené le président de la tribune à, une fois de plus, expliquer “la nécessité de travailler main dans la main avec la Marche des Russes”, dont il a fait remarquer que “de nombreux participants étaient présents avec nous aujourd’hui”.
L’extrême-droite
Les membres de l’extrême-droite présents lors de la manifestation ne se sont pas montrés aussi tolérants. Considérant la nature homophobe d’une grande partie de la société russe, un groupe de militants LGBT ont courageusement déployé leurs propres pancartes et drapeaux arc-en-ciel. Ils se tenaient non loin du bloc du KRI (Komitiet za rabotchi internatsional, section russe du CIO), vu que le KRI est la seule organisation en Russie qui défend ouvertement la cause LGBT.
À plusieurs reprises au cours de la manifestation, des voyous d’extrême-droite ont attaqué le contingent LGBT, tentant d’arracher leurs pancartes et de s’emparer de leur drapeau. Les membres du KRI et les militants LGBT ont dû former un cordon de sécurité autour des militants afin de faire cesser ces attaques. Lorsqu’un autre de ces voyous, tentant une nouvelle provocation, a été repoussé par notre cordon, il a été saisi par la foule qui l’a retenu et emporté plus loin.
Malheureusement, les manifestants qui ont pris part à la formidable démonstration de colère contre le régime de ce samedi ont fini par être renvoyés chez eux sans qu’aucune proposition ne soit donné quant à la manière de développer le mouvement.
La tribune a annoncé qu’il y aurait une autre manifestation (encore plus grande) dans deux semaines, le 24 décembre. Bien que le Noël orthodoxe soit décalé de deux semaines par rapport au Noël catholique/protestant, le 24 décembre reste tout de même quelques jours avant le début des congés de Nouvel An. D’ici là, la tribune a annoncé qu’il y aurait d’autres actions – organisées essentiellement par les divers petits partis néolibéraux – et une fois de plus, de la manière la plus scandaleuse qui soit, les orateurs ont mentionné une manifestation d’extrême-droite le lendemain dans le centre de Moscou comme faisant partie du “mouvement global”.
Il est clair que les orateurs de la tribune espéraient qu’avant d’organiser une nouvelle manifestation générale, ils pourraient capitaliser sur l’humeur qui existe en ce moment dans la société pour faire venir des gens à leurs propres événements de parti. Il semble également qu’ils espèrent pouvoir forcer quelques concessions de la part du régime d’ici les élections présidentielles de mars 2012, que Poutine compte bien gagner. Mais lorsque les orateurs ont tenté de formuler cette position, la foule des manifestants s’est écriée : « Nouvel An sans Poutine ! »
Plusieurs dizaines de militants du KRI ont participé aux manifestations à Moscou. Nous portions des bannières avec des slogans appelant à de nouvelles élections démocratiques, à la démission de la Commission électorale, et à ce que les prochaines élections se déroulent sous le contrôle de comités élus de travailleurs et de résidents de chaque arrondissement. Nos slogans comprenaient aussi un appel à la mise sur pied d’un parti ouvrier afin de représenter les intérêts de la vaste majorité dans la société, offrant une alternative socialiste.
Presque aucun parti ni organisation présente à la démonstration ne distribuait de tracts (à l’exception de l’extrême-droite) ni ne vendait de journaux, sauf le KRI, qui a distribué des milliers de tracts et vendu tous ses journaux. Au cours des actions, nous avons aussi organisé une retransmission en direct des événements dans toute la Russie sur notre site internet. Ces rapports ont été lus par des dizaines de milliers de personnes.
L’élite au pouvoir panse ses blessures
Après les actions de masse du week-end dernier, l’élite dirigeante en Russie est en train de panser ses blessures. Malgré sa rhétorique enflammée et les menaces proférées à l’encontre des manifestants, la police a été remarquablement paisible ce week-end, surtout étant donné les habitudes de l’État russe. Officiellement, à peine 100 personnes ont été arrêtées samedi passé dans toute la Russie, essentiellement en Extrême-Orient. Aucune arrestation n’a eu lieu à Moscou.
Le régime a sans doute estimé qu’au cas où il ferait recours à une répression brutale et généralisée, cela ne ferait que faire exploser le mouvement des rues, qui aurait ainsi risqué d’échapper à tout contrôle. Il semble à présent qu’il ait décidé de se baser sur les dirigeants de l’opposition néolibérale pour dégonfler le mouvement et semer la confusion parmi les masses. Tentant lui aussi de calmer la colère populaire croissante par rapport au trucage des élections, le président Medvedev a annoncé le 11 décembre qu’une “enquête” allait être menée autour des accusations de fraude électorale. Seuls les événements des quelques prochains jours et semaines montreront si les manœuvres du régime s’avéreront efficaces ou pas.
Pour que les manifestations puissent se développer, il faut que les manifestants (principalement jeunes, urbains, et de classe moyenne) s’associent à la classe ouvrière large et aux pauvres sur les lieux de travail, dans les quartiers et partout ailleurs. Les travailleurs sont dégoutés de la fraude électorale éhontée, et sont de plus confrontés à la hausse du cout de la vie et à la baisse du cadre de vie global. La classe ouvrière organisée est cruciale pour susciter l’avènement d’une véritable politique et d’une transformation sociale. Elle est la force potentiellement la plus puissante pour le changement, utilisant ses méthodes de lutte de masse telles que l’action industrielle et la grève générale.
La construction d’un mouvement de masse afin de véritablement remettre en question le régime Poutine requiert une lutte pour une alternative politique aux partis des oligarques, ainsi qu’aux partis nationalistes et populistes, et aux “dirigeants de l’opposition” auto-proclamés des partis pro-marché (néo)libéraux. Le KRI se bat pour la création d’un parti ouvrier de masse capable de lutter pour le renversement des oligarques et du capitalisme, et pour la réorganisation socialiste et démocratique de la société afin de mettre un terme à la crise actuelle et de transformer les conditions de vie de la majorité.
Article par ROB JONES