Grèce : Dictature des marchés ou démocratie des travailleurs

La vie des masses était déjà devenue plus qu’infernale depuis la signature du premier mémorandum en mai 2010 qui conditionnait l’octroi d’un prêt de 110 milliards d’euros à toute une batterie de mesures antisociales (privatisations, baisse des salaires,…). Ce mois de février, le second mémorandum (pour une somme de 130 milliards d’euros) a été voté au Parlement grec, dans un bâtiment littéralement assiégé, protégé par une véritable armée de policiers ayant face à elle une marée humaine de plus de 500.000 manifestants en colère. Ce dimanche-là clôturait une semaine qui avait connu une grève générale de 24 heures le mardi suivie d’une autre de 48 heures les vendredi et samedi.

Une misère généralisée

Les mesures contenues dans ce second mémorandum sont largement dénoncées comme un remède pire que le mal luimême. Selon le syndicat grec GSEE, il y avait 2 millions de Grecs sous le seuil de pauvreté en 2008, il y en a désormais plus de trois millions, sur une population de 11 millions d’habitants à peine. La situation quotidienne des masses grecques est devenue catastrophique sous les coups répétés des précédentes mesures dictées par la Troïka (Union Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds Monétaire International). Le taux de chômage dépasse maintenant les 20% (et approche des 50% pour les jeunes) tandis que les salaires de ceux qui ont un emploi sont au ras du sol. Dans le secteur public, les fonctionnaires ont subi une perte d’environ 30 % de leurs revenus, les retraités, une baisse de 20 % de leur pension et dans le secteur privé, on observe une perte moyenne de 15 % de revenus. Tout cela alors que le coût de la vie est quasiment identique à celui rencontré dans une ville comme Bruxelles !

Dans les pages du Soir, Sonia Mitralia du mouvement ‘‘Contre La Dette’’ a expliqué que : ‘‘80 % de la population grecque est en détresse. La classe moyenne tend à disparaître tout bonnement pour la première fois. Les politiques d’austérité font des attaques sur tous les fronts: hausses d’impôts, coupes de salaires et des retraites, hausse de la TVA à 23%… Ce sont toutes ces attaques réunies qui abaissent le revenu.’’ (Le Soir du 7 février 2012) On parle désormais ouvertement d’une crise humanitaire, avec notamment une explosion du nombre de sans-abris. ‘‘Avant, on faisait des missions humanitaires en Afrique. Désormais, on se concentre sur la Grèce. Et la situation ne va pas s’améliorer. Le temps passe tous les jours, on voit de plus en plus de Grecs dans le besoin. Ils sont de plus en plus nombreux dans la rue’’ a déclaré à La Libre Christina Samartzi, de Médecins du Monde (MdM). Elle explique encore que ‘‘les enfants souffrent de malnutrition. Leurs mères n’ont parfois même plus d’argent pour acheter du lait.’’ (La Libre du 22 février 2012) Certains parents, trop pauvres pour subvenir aux besoins de leurs enfants, préfèrent même les abandonner dans les centres d’action sociale, où ils auront plus de chances d’avoir une alimentation régulière. Dans les écoles, il est devenu banal de voir des enfants s’évanouir faute d’avoir suffisamment reçu de quoi manger chez eux.

Des secteurs vitaux de la société ont subi des coupes budgétaires absolument horribles, à l’instar des soins de santé dont le budget a été coupé de 40% en 2011 comparé à 2010. Le nombre de lits dans les hôpitaux a déjà été diminué de plus de 30% dans le pays. L’Etat compte sur la solidarité familiale, importante dans la société grecque, pour pallier aux manques. ‘‘Ce n’est pas la solidarité familiale qui doit pallier aux vaccinations des enfants, ou trouver des médicaments pour soigner un cancer ou pour les gens qui ont besoin de dialyse pour les reins!’’ s’est, à juste titre, emportée Sonia Mitralia face au journaliste du Soir. Et cet hiver, d’innombrables foyers ont renoncé à se chauffer car le prix du mazout a doublé en moins d’un an. En bref, le quotidien de millions de personnes s’organise sous la contrainte de ce terrible choix : manger, se chauffer, se soigner ou payer ses factures ?

 

S’évader ou riposter

Dans pareille situation de crise, comme face à n’importe quel danger, il n’y a que deux solutions : la lutte ou la fuite. La Grèce est ainsi confrontée à une grande émigration, plus particulièrement de jeunes diplômés. Selon la Banque Mondiale, plus de 10% des Grecs vivaient à l’étranger en 2010 (contre 2,8% des Français par exemple). D’autres s’évadent de leur vie sans perspective de manières bien plus tragiques, par le suicide ou la drogue. Le gouvernement grec a dévoilé en juin de l’an dernier que le taux de suicide avait augmenté de 40 % au premier semestre 2011 comparé aux six premiers mois de 2010. A titre de comparaison, une étude de l’université de Cambridge menée par un sociologue parlait d’une augmentation de 17% du taux de suicide entre 2007 et 2009. Cette étude prenait notamment l’exemple du propriétaire d’un petit magasin récemment retrouvé pendu sous un pont avec une lettre où il avait inscrit: ‘‘ne cherchez pas d’autres raisons. La crise économique m’a conduit à ça.’’ Actuellement, un Grec sur deux pense à se suicider.

La consommation de drogues est, elle aussi, en pleine expansion, du fait de l’impact de la crise et de l’absence de perspectives sur les mentalités de chacun, mais aussi en conséquence de la quasi-disparition du budget de prévention à la toxicomanie (un tiers des centres de prévention et de désintoxication a été fermé) et des réductions du budget des soins de santé. Face à ce problème de plus en plus important, la Grèce a dépénalisé fin de l’année dernière la consommation et la possession ‘‘en petites quantités’’ de toutes les drogues. Suite à cela, les prix ont augmenté (la dose d’héro passant de 3 à 20 euros) et des drogues bon marché ont inondé les rues, à l’image de la ‘‘sisa’’, essentiellement composée de liquide de batterie et de détergent. Apparue il y a 18 mois, on connait déjà suffisamment ses effets dévastateurs pour dire qu’on y survit pas plus d’un an. Tanos Panopoulos, chef de mission à l’Organisation anti-drogue affirme que ‘‘dans les rues, 99% des héroïnomanes consomment la sisa.’’

 

Canaliser l’énergie et la combativité des masses

Mais la résistance se développe aussi. En 2 ans, le pays a connu une quinzaine de journées de grèves générales, y compris 3 grèves générales de 48 heures. La colère est immense dans tout le pays, les grèves, piquets de grève et manifestations sont innombrables. Les mobilisations du dimanche 12 février étaient les plus massives depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Tous les jours, il y a de nouvelles manifestations, de nouveaux piquets de grève. Petit à petit, la compréhension de l’importance de l’organisation s’est imposée.

Hélas, dans ce processus, il a manqué au mouvement une direction combative et audacieuse. Les directions syndicales n’ont par exemple pas pleinement joué le rôle qui aurait dû être le leur dans l’organisation de la résistance des masses. Les syndicats n’ont pour la plupart pas osé s’en prendre de front au PASOK (le parti social-démocrate) tout d’abord seul au pouvoir sous Papandréou puis, depuis le mois de novembre, en coalition avec la Nouvelle-démocratie (droite) et le Laos (extrême-droite, qui a quitté le gouvernement en février) sous Papadémos. Il n’y a pas qu’en Belgique que les liens entretenus entre les sommets syndicaux et les partis de l’establishment soi-disant ‘‘de gauche’’ constituent un grand problème…

Quant au PAME, le syndicat lié au Parti Communiste grec (KKE), sa rhétorique radicale masquait une absence de plan de lutte clair et offensif et dans les faits, il s’est limité à un appel à voter pour le KKE. Tout au long de ces deux dernières années, les directions syndicales n’ont en définitive appelé à des actions que parce qu’elles y étaient contraintes sous la pression des masses, mais elles se sont succédées sans que la prochaine étape de la lutte ne soit bien claire et sans qu’un plan d’action et une stratégie ne soient élaborés pour mieux canaliser la colère et la combativité des masses vers la réalisation d’un programme politique alternatif.

D’autre part, les deux grands partis de la gauche radicale (le KKE et Syriza, une coalition de la gauche radicale) ont eux aussi manqué de mots d’ordres clairs tant sur le plan syndical, en ne voulant pas se confronter aux dirigeants syndicaux qu’au niveau politique, en refusant durant longtemps de mener campagne pour le refus du paiement de la dette ou encore la nationalisation du secteur financier. Pourtant, la radicalisation à l’oeuvre dans la société grecque est telle que ces deux revendications disposent d’un soutien majoritaire dans la population !

Les travailleurs de la base et la population au sens plus large se sont donc retrouvés désemparés. La colère s’est donc également exprimée par d’autres canaux, comme avec le mouvement des Indignés grecs, qui a eu une base réellement massive dans la jeunesse grecque (mouvement que le KKE qualifiait de ‘‘petitbourgeois’’ en refusant de s’y impliquer), ou avec le mouvement pour le non-paiement (des péages autoroutiers, des transports publics,…). Mais la colère est aussi devenue frustration, ce qui a ouvert la voie à la violence dont ont tant parlé les médias grecs et internationaux. Faute de savoir comment poursuivre et accentuer la lutte, de nombreuses personnes, beaucoup de jeunes mais pas seulement, ont perdu patience. Cela a offert un terreau fertile aux théories basées sur la casse et l’action directe violente défendues notamment par une partie du courant anarchiste et favorisées par l’activité d’agents provocateurs. Mais en première instance, la responsabilité de cette violence est à trouver dans l’absence d’un plan de combat audacieux pour le mouvement. Il semble que tant les directions syndicales que celles des grands partis de gauche ne savent pas que faire des possibilités ouvertes par cette situation.

 

Les élections d’avril et la question du pouvoir

Car les possibilités sont nombreuses et historiques. Le gouvernement a annoncé le 13 février la tenue d’élections en avril et les données issues des sondages sont tout bonnement extraordinaires (les données qui suivent sont issues d’une enquête réalisée en février par l’institut Public Issue). Lors des dernières élections de 2009, le PASOK (équivalent local du PS) avait obtenu 43,9% contre… 8% aujourd’hui. La Nouvelle Démocratie obtient quant à elle environ 31% (contre 33% en 2009). A gauche, le KKE est crédité de 12,5% (contre 7,5% en 2009) et Syriza de 12% (4,6% en 2009). Si l’on rajoute à ces données celles de Dimar (une scission modérée d’une des composantes de Syriza actuellement créditée de 18%), cela donne à la gauche de la social-démocratie et des verts le chiffre de 42,5%. Comme le système électoral grec accorde un bonus de 40 sièges supplémentaires au plus grand groupe parlementaire, la gauche radicale a le potentiel de constituer le gouvernement qui suivra aux élections d’avril ! Ces partis ont d’ores et déjà déclaré qu’ils ne comptaient pas respecter toutes ces mesures d’austérité, ce qui a fait dire au ministre allemand des finances qu’il faudrait postposer ces élections, parce que les gens risquent de ne pas voter comme il faut… En bref, c’est soit l’argent, soit la démocratie. Hélas, les principaux partis de gauche, le KKE et SYRIZA, refusent de mettre en avant un programme d’orientation socialiste et de collaborer ensemble pour les prochaines élections.

Nos camarades grecs de Xekinima aident ces organisations à collaborer ensemble pour les prochaines élections, mais ne se limitent pas à la question électorale. Ils appellent à l’organisation d’un mouvement de grève générale illimitée et à des manifestations massives pour faire tomber le gouvernement le plus vite possible. D’autre part, ils appellent à l’extension du mouvement d’occupation d’entreprises qui se développe actuellement aux autres entreprises, aux universités et aux écoles, mais aussi aux divers quartiers des villes et villages afin de créer des points de rassemblement pour les divers mouvements de résistance, des endroits où discuter de l’organisation de la lutte mais qui peuvent constituer l’embryon de la nouvelle société à construire. Nos camarades ont proposé à tous les groupes de la gauche de se réunir pour prendre des initiatives dans cette direction.

Tout comme nos camarades l’avaient défendu dans le cadre des occupations de places des Indignés, Xekinima appelle à l’élection démocratique de représentants aux cours d’assemblées générales dans tous les districts afin de coordonner ces assemblées aux niveaux local et national pour poser les bases d’un gouvernement des travailleurs.

 


 

Quel programme contre celui de la troïka ?

La politique de la troïka a déjà poussé l’économie grecque à se contracter de 15% au cours des dernières années. Le nouveau plan vise à réduire la dette publique grecque à 120 % du PIB d’ici à huit années, et n’est absolument pas crédible. La troïka prévoyait une récession de – 3 % pour 2011, la réalité fut de – 6 %. Pour 2012, la troïka parle de – 2 %, mais diverses prédictions parlent de – 4 %, voire même de – 7 %. Plus fondamentalement, faire payer la crise à la population sape les bases mêmes de l’économie, c’est comme scier la branche sur laquelle on est assis.

Le dilemme est le suivant : ne pas faire payer les dettes aux travailleurs et à leurs familles et s’en prendre aux capitalistes déclencherait une grève du capital (fermetures d’entreprises, fuite de capitaux hors du pays, chute des investissements,…). Et faire appel à la ‘‘planche à billets’’ en imprimant de l’argent entraînerait une inflation gigantesque.

Contre le programme d’austérité de la troïka, la seule politique capable de sortir la population de la crise est un programme socialiste basé sur le refus de payer la dette et sur la nationalisation du secteur financier ainsi que des secteurs clés de la société pour les placer sous le contrôle démocratique de la collectivité. Les assemblées de quartiers, d’entreprises,… constitueraient des endroits idéaux pour que les masses soient démocratiquement impliquées dans la production de richesses et leur utilisation. Ainsi, un réel programme de défense de l’emploi, de construction de logements sociaux, de gratuité des soins de santé et de l’enseignement,… pourrait être développé et concrétisé. La situation actuelle de la Grèce rend la réalisation de ce programme des plus urgentes. Cela constituerait aussi une impulsion monumentale aux luttes partout en Europe et dans le monde, et poserait le premier pas vers un monde débarrassé de l’exploitation capitaliste : un monde socialiste démocratique.

 

 

Article par NICOLAS CROES

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