La lutte de pouvoir expose le régime chinois à encore plus de risques
Quand Bo Xilai est spectaculairement tombé en disgrâce au sein de la direction du Parti Communiste Chinois, cela a révélé les profondes divisions qui règnent au sein de l’élite dirigeante. La révélation semi-publique de la lutte de pouvoir expose le régime chinois à encore plus de risques.
L’exclusion du ”prince rouge” déchu Bo Xilai du Parti ”Communiste” (PCC) au pouvoir, décidée à la réunion du Politburo le 28 septembre dernier, a marqué une nouvelle phase dans la lutte de pouvoir de haut niveau qui se mène en Chine, la plus sérieuse depuis au moins 20 ans. A cause des divisions sur le degré de dureté avec lequel traiter Bo, le congrès du PCC qui se tient tous les 5 ans a été reporté de plus d’un mois, au 8 novembre.
Ce délai a illustré la profondeur des divisions internes sur les places dans composition de la nouvelle direction, qui seront révélées au congrès. Les dates des trois derniers congrès (1997, 2002 et 2007) avaient été annoncées fin août, un mois plus tôt que pour ce congrès. En août, un traditionnel conclave pré-congrès des dirigeants du PCC, qui s’est tenu dans la station balnéaire de Beidhane, était sensé avoir trouvé un accord sur la composition de la direction très contestée. Ce délai suggère que cet accord s’est rompu dans le renouvellement des querelles des factions.
Le sort de Bo Xilai a été utilisé comme monnaie d’échange entre ses partisans et opposants au sein de la direction du parti. Les opposants de Bo – qui incluent la direction actuelle du président Hu Jintao et du premier ministre Wen Jiabao – semblent avoir pris le dessus, mais la question est à quel prix ? Quelles concessions la faction ”tuanpai” (ligue de la jeunesse communiste) de Hu a-t-elle été forcée de faire sur le partage des sièges dans le tout puissant Comité Permanent du Bureau Politique (CPBP) ?
Les divisions actuelles dans l’Etat à un seul parti reflètent les tensions explosives dans la société, qui a l’écart de richesse le plus extrême en Asie, une épidémie de corruption, et des centaines d’ ”incidents massifs” chaque jours. La ligne de faille principale dans la lutte de pouvoir actuelle est entre les ”princes rouges” – les super-riches de la deuxième ou troisième génération de dirigeants du PCC comme Bo – et leurs opposants – surtout représentés par la faction tuanpai, qui veut limiter le pouvoir des princes rouges et mettre fin à leurs ”droits acquis”. Ceux-ci incluent les groupes industriels puissants appartenant à l’Etat, qui sont vus comme un blocage dans la libéralisation de l’économie. Certains commentateurs comparent la férocité de la lutte interne actuelle au coup d’Etat manqué de Lin Biao contre Mao Zedong en 1971 et au mystérieux accident d’avion qui a tué Lin pendant qu’il tentait de s’échapper en Union Soviétique.
L’exclusion de Bo est un premier pas vers un procès-spectacle minutieusement préparé dans le but de ”l’éliminer” – politiquement, sinon littéralement. Il risque maintenant une longue peine de prison, voire même la peine de mort. Alors que cela pourrait faire un tollé en Chine parmi les nombreux partisans de Bo, quelques uns de ses opposants ”libéraux” seraient en faveur d’une condamnation aussi drastique, pour éliminer toute possibilité de retour politique. Il est improbable que le procès de Bo soit ouvert au public, pour éviter tout acte de défi en public ou tentative d’incriminer ses ennemis. En ce sens, la procédure sera surement moins démocratique que quand la ”bande des quatre” maoïstes ont été jugés en 1981 et que Jiang Qing (Madame Mao) a engueulé ses accusateurs pendant deux heures la télé.
Bo Xilai et la ”nouvelle gauche”
Avant sa destitution de la direction du parti à Chongqing, Bo était la principale figure de proue de la ”nouvelle gauche” en plein essor, un groupe imprécis qui va de la jeunesse inspirée par Mao aux nationalistes en passant par les vieux du PCC. Ils sont critiques des politiques néolibérales et mondialistes de Pékin. Bien qu’il soit lui-même un multimillionnaire, Bo a acquis une renommée nationale avec ses campagnes flamboyantes contre l’autopromotion, comme sa campagne néo-Maoïste de ”culture rouge” qui puise dans le rejet populaire des effets de la restauration du capitalisme.
La répression brutale des célèbres triades de Chongqing, dirigées par le chef de police et ancien sous-fifre de Bo, Wang Lijun, récemment emprisonné, a attiré les critiques des militants des droits de l’Homme, et a visé beaucoup d’autres au-delà des triades. Une telle campagne et la popularité que Bo en a tirée n’étaient pas pour plaire à la direction en place de Hu et Wen. Bo était vu comme une menace contre les tentatives de Pékin de régner sur les provinces rebelles et comme un symbole de l’arrogance des princes rouges, de la corruption et d’autoritarisme qui, s’il n’est pas contrôlé, est une menace au pouvoir du PCC.
Depuis son exclusion, les médias contrôlés par l’Etat ont dénigré Bo dans des termes inhabituellement durs pour un dirigeant déchu, en présentant une litanie de crimes, dont l’abus de pouvoir, corruption et même ”relations sexuelles inappropriées”. Significativement, ces soupçons reviennent sur presque 20 ans, à l’époque où Bo était vice-maire de Dalian. Il a été cloué au pilori en tant que ”dictateur” qui régnait sur Chongqing d’une ”main de fer” et en tant que ”homme vraiment dégoûtant”, selon le Guangming Daily, un journal sous contrôle du Comité Central. Ce journal ouvertement libéral n’a pas pu se retenir d’attaquer les positions prétendument à gauche de Bo, qu’il décrit comme un ”modèle politique dépassé qui a mené la Chine à un désastre sans équivalent”.
Ces attaques constituent une stratégie très risquée pour la direction du PCC. Son but est clairement de détruire non seulement Bo mais aussi de porter un coup à la gauche néo-Maoïste qui est de plus en plus audible et a adopté Bo comme porte-drapeau. Mais la campagne de propagande contre Bo peut aussi attiser le scepticisme à l’égard du régime dans son ensemble.
Les gens vont inévitablement se demander pourquoi, si Bo ”a violé la discipline du parti” pendant 20 ans, le régime n’a pas réagi jusqu’ici ? Et en quoi ses actions sont-elles plus dictatoriales que celles des autres hauts fonctionnaires du PCC ? En tant qu’historien libéral, Yuan Weishi, demande : ”Pourquoi a-t-il été malfaisant si longtemps et qu’est-ce qui peut bien alimenter ce comportement ?” Bo s’est vu reprocher d’avoir choisi peu judicieusement Wang comme chef de police, dont la fuite vers le consulat américain à Chengdu a accéléré la chute de Bo. Mais, comme le commente l’avocat militant Liu Xiaoyuan : ”Bo Xilai a échoué à surveiller Wang Lijun, mais alors qui a échouéà surveiller Bo ?”
Avec ces attaques, le régime s’avance sur un terrain glissant. Elles pourraient attiser les protestations des partisans de Bo mais aussi des opposants qui doutent de la sincérité du régime ou de sa capacité à faire face à la corruption et les ”abus de pouvoirs”. L’impasse sur le sort de Bo, et le délai du congrès du parti, soulignent la sérosité de cette tactique et les risques encourus. En plus de profiter de la protection des princes rouges, Bo a construit un soutien considérable en dehors du PCC et aussi dans les forces armées, à un degré sans doute inégalé par aucune personnalité du régime.
”Le cas de Bo est sans précédent car il a apparemment beaucoup plus d’influence que Chen Liangyu et Chen Xitong [anciens chefs du parti à respectivement à Shanghai et Pékin, emprisonnés pour corruption]”, note Yuan Weishi, faisant référence aux deux plus importantes affaires de corruption des deux dernières décennies.
Le procès pour meurtre de Gu Kalai
C’est un revirement total depuis le procès en août de Gu Kalai, la femme de Bo, qui a reçu une peine capitale suspendue après avoir avoué le meurtre de l’homme d’affaire Neil Heywood. Le procès mis en scène de Gu, qui n’a duré qu’une journée, n’a pas fait la moindre mention de Bo. Maintenant, Xinshua écrit que Bo porte la « principale responsabilité » dans le meurtre de Heywood ! De la même façon, le procès de Gu minimisait la question de la corruption, malgré qu’il soit connu que Heywood blanchissait l’argent de la famille Bo et a été tué à cause d’une dispute avec Gu après qu’une affaire de plusieurs millions de dollars ait tourné au vinaigre.
En ne mentionnant pas Bo, le procès de Gu impliquait qu’une procédure criminelle lui serait épargnée et qu’il serait traité avec plus d’indulgence, dans les canaux disciplinaires du PCC lui-même (shanggui). Cela a été perçu comme faisant partie d’un accord plus large à la tête du parti à l’approche du congrès. Apparemment, les choses ont changé. Le changement a commencé avec le procès de Wang Lijun à la mi septembre, qui a envoyé l’ancien chef de police de Chongqing en prison pour 15 ans – une peine indulgente si on considère qu’un des quatre actes d’accusation était la tentative de déserter vers les USA. Les rapports officiels du procès en grande partie secret de Wang impliquent Bo, dans la tentative de couvrir le meurtre de Heywood. Bo n’était pas explicitement nommé, cependant le rapport parlait du ”principal responsable du comité du parti à Chongqing à cette époque”.
On nous dit maintenant que Bo ”recevait d’énormes pots-de-vin, personnellement et à travers sa famille” (Xinhua, 28 septembre). Mais, à son procès il y a juste deux mois, cette charge n’a été retenue contre Gu Kalai ou contre le fils de Bo, Bo Guagua, dont on dit qu’il se cache à présent aux USA. L’omission de telles charges malgré une connexion évidente avec le meurtre de Heywood montre à quel point le procès de Gu a été manipulé par le groupe dirigeant du PCC dans son propre intérêt, qui a à présent changé. Le procès imminent de Bo XIlai ne va probablement pas montrer une plus grande « impartialité » ou un plus grand respect de « l’autorité de la loi ».
Même le compte rendu officiel du meurtre de Heywood a été mis en question, sur le blog de Wang Xuemei (26 septembre), l’un des principaux experts de médecine légale chinois. Elle a mis en doute la confession écrite de Gu attestant qu’elle avait empoisonné Heywood avec du cyanure parce que cela donne des symptômes indubitables, comme la décoloration du corps, qui aurait forcément été remarquée par les médecins légaux sur la scène du crime. Le post de Wang, qui a rapidement été supprimé par la censure, soulevait l’hypothèse qu’il ait été étouffé.
Pourquoi l’accusation a-t-elle besoin de « modifier » la méthode par laquelle Heywood a été tué ? Il est possible que ce soit pour soutenir un scénario dans lequel Gu a agi seule, prétendument dans un état mental instable, plutôt que tout simplement (et plus logiquement) faire appel à des « professionnels » des forces de sécurité sous le contrôle de Bo pour s’occuper de Heywood.
On peut s’attendre à de telles « modifications » des faits pendant le procès de Bo. Déjà, dans la campagne médiatique contre lui, les allégations de corruption ont été ramenées à 20 millions de yuan par commodité. C’est un chiffre ostensiblement bas, en particulier si cela représente tout ce qu’il a pris pendant une carrière de deux décennies. « Pour autant que je sache, c’était bien plus que 20 millions de yuan », note Li ZHuang, un avocat emprisonné par Bo. « Bien plus que 200 millions, je dirais même. »
Une comptabilité honnête du montant du pillage de la famille Bo poserait cependant de graves problèmes au régime du PCC. La décision de baisser les sommes d’argent concernées et d’introduire la question des « relations inappropriées avec de multiples femmes » (ce qui n’est pas un crime en Chine) représentent des manœuvres de diversion de la part de l’Etat et de sa machine de propagande. Malgré cela, beaucoup de gens vont conclure avec raison que, plutôt que la « brebis galeuse », Bo n’était ni meilleur ni mauvais que les autres dirigeants quand il s’agissait de s’en mettre plein les poches.
Le niveau de corruption dans le cas de Bo et de sa famille n’est pas du tout exceptionnel dans la Chine d’aujourd’hui, bien qu’il s’agisse probablement de milliards de yuan. Selon les rapports dans les médias étrangers basés sur les informations des initiés du parti, Bo a collecté un milliard de yuan en pots-de-vin rien qu’en dispensant des promotions, quand il dirigeait le parti à Chongqing entre 2007 et cette année. Si ces sommes plus réalistes faisaient surface pendant le procès et dans les comptes rendus officiels, cela alimenterait inévitablement les revendications d’une investigation plus approfondie. La plupart des subalternes qui ont payé Bo pour des promotions sont encore assis sur leurs sièges officiels hors-de-prix. Très peu d’entre eux ont été purgés à Chongqing après la chute de leur bienfaiteur.
La lutte de pouvoir va continuer
Le drame autour de Bo ne peut pas être compris simplement en termes de corruption et de criminalité. Comme toujours en Chine, les affaires de corruption de haut niveau sont menées par la lutte entre les factions du parti pour des postes, l’influence et le contrôle. Les factions internes du PCC ne sont pas basées sur un programme ou une idéologie mais sur des loyautés claniques et le pouvoir politique. Cependant malgré ce manque de distinctions politiques apparentes, qui prête à confusion, la lutte actuelle reflète une grande différence entre ceux qui veulent accélérer la dérégulation et la privatisation de l’économie et diminuer le rôle des entreprises d’Etat, surtout dans « l’aile réformiste » de Wen (qui inclurait aussi le président à venir Xi Jinping), et ceux comme Bo qui dont pour plus d’intervention de l’Etat et la défense du capital national contre le capital étranger.
Le principal appui de Bo dans la hiérarchie du parti vient de la faction connue en tant que « gang de Shangai » ou « faction des princes rouges », dirigé par l’ex-président Jiang Zemin (86 ans). Ce groupe avait espéré protéger Bo d’une crucifixion publique, pas par solidarité politique au départ (la plupart des princes rouges d’opposent au Maoïsme teinté de populisme de Bo) mais dans un esprit d’auto-préservation collective. Rendre publics les méfaits de Bo menace la position des princes rouges de couche politique privilégiée. Cela pourrait aussi représenter une menace systémique plus large contre l’Etat à parti unique lui-même.
D’après Steve Tsang, professeur d’études chinoises contemporaines à l’université de Nottingham, la tournure récente des événements signifie que la faction de Jing a « accepté de laisser Bo être jeté aux loups en échange d’un accord quelconque dans le changement de direction du parti. » Il semble qu’ils aient sacrifié Bo pour plus de présence dans le CPBP. Il y a même une rumeur selon laquelle Jiang, officiellement depuis longtemps à la retraite, a assisté à la réunion du Bureau Politique qui a exclu Bo.
Plutôt qu’une victoire que certains observateurs ont proclamée pour Hu, Wen et le camp réformiste tuanpai, c’est plus probablement un compromis qui inclut des concessions à Jiang, qui est maintenant présenté comme exerçant une influence considérable, en échange du scalp de Bo. Si, comme on s’y attend, le nombre de sièges du CPBP passe de 9 à 7 pour concentrer plus de pouvoir dans les mains de Xi Jinping, cela va aussi accentuer la lutte de pouvoir – une version brutale des chaises musicales.
Manifestations anti-Japon
Il est aussi possible que la faction de Hu, soutenue par Xi, n’ait changé sa position que récemment en faveur d’une « solution durable » au problème de Bo, même si cela signifie accorder un plus grand rôle à la faction des princes rouges de Jiang dans la nouvelle direction.
Les récentes manifestations contre le Japon dans plus d’une centaine de villes en Chine peuvent avoir pesé dans la balance. C’étaient les plus grosses manifestations depuis plusieurs années, exigeant la restitution des îles Diaoyu par le Japon alors que les nationalistes japonais de droite sont très actifs. Elles montrent aussi de nouvelles preuves de scissions dans le PCC.
Alors que le gouvernement central cherche à maintenir un contrôle serré et à utiliser ces manifestations pour renforcer sa position dans les négociations avec le Japon et les USA, les manifestations ont donné quelques mauvaises surprises à Pékin. L’apparition de portraits de Mao et de slogans en soutien à Bo Xilai en particulier ont fait sentir au gouvernement que les manifestations ont été détournées par les partisans de Bo et ses alliés factionnels dans les forces de sécurité et les gouvernements locaux. Cela « a alarmé de nombreux membres du parti », selon Zhang Ming, un politologue à l’université de Renmin, à Pékin.
En retournant ses fusils contre Bo, la direction du PCC veut empêcher tout retour politique futur. Elle veut aussi porter un coup à ses partisans dans la « nouvelle gauche » et l’empêcher de lancer un défi au régime et à son programme de plus en plus néolibéral.
Dans le monde entier, les commentateurs capitalistes ont voulu nous rassurer en disant que la décision de juger Bo Xilai signifiait que Pékin était « sur la bonne voie » avec son congrès et la cure de jouvence de sa direction. Depuis quelques temps, les bourses du monde entier ont été très nerveuses à propos de la paralysie étatique et de l’impasse en Chine, un peu comme dans l’Union Européenne et aux USA. Cela a paniqué les capitalistes quand ils ont vu l’économie chinoise plonger vers un possible dur atterrissage. Ils ont sollicité un retour à des mesures pratiques à Pékin, comme un plus grand stimulus économique.
Mais quel que soit le sort de Bo, il ne mettra pas fin à la lutte de pouvoir au sein du régime, qui lui-même n’est qu’un reflet des contradictions sociales fondamentales de la société chinoise. Elles proviennent de la fusion du développement capitaliste déchaîné et de la dictature du parti unique. La lutte est installée pour continuer et la ligne de conduite dans laquelle le régime s’est embarqué lui-même peut lui donner un nouvel élan explosif.
« Déballer tout ce linge sale est très risqué pour le parti. Ils jouent avec le feu », avertit Chovanec. Il faut une force politique massive de la classe ouvrière, complètement indépendant des factions du PCC, pour lutter pour les droits démocratiques et le socialisme.
Article par CHINAWORKER.INFO