Entretien avec Wael Towfeek, militant marxiste au Caire
Le monde entier s’est éveillé jeudi matin, 6 décembre, en découvrant les tristes évènements qui se sont déroulés en Egypte. Six personnes ont été tuées et des centaines d’autres ont été blessées dans un décor effrayant d’arrestations brutales et d’actes de torture perpétrés par certains Frères musulmans à l’encontre d’activistes de l’opposition. Ces dernières semaines, l’Égypte, sous le joug des Frères Musulmans, a connu un mouvement de masse grandissant ainsi que de larges manifestations s’opposant au nouveau régime et à la nouvelle constitution imposée par les Frères Musulmans au pouvoir.
Le CIO est solidaire des militants faisant face à l’oppression et à la pauvreté et se positionne en faveur de la continuité d’une révolution des travailleurs et des pauvres contre le régime des capitalistes et contre l’Islam politique de droite ainsi que leurs forces réactionnaires violentes. Ci-dessous, voici une interview d’un militant socialiste du Caire, Wael Towfeek, qui nous vient de l’organisation égyptienne Gauche révolutionnaire. Même si le CIO n’est pas totalement en accord avec toutes les positions politiques de la Gauche révolutionnaire, cette interview menée avant le récent référendum qui s’est tenu dans le pays nous donne une idée claire des deniers évènements qui ont pris place au sein des mouvements militants égyptiens de gauche.
Le groupe réactionnaire des Frères Musulmans, désormais au pouvoir et allié aux grands chefs d’entreprise qui soutenaient Moubarak, appliquent les mêmes politiques de répression et d’attaques contre la démocratie et les droits syndicaux que le régime de Moubarak avant la révolution. Les dirigeants des FM ont été exposés aux yeux des masses de la région et dans le reste du monde comme étant les défenseurs du patronat. Ils sont incapables d’apporter un réel changement aux conditions de vie des travailleurs et des pauvres.
Il n’y a pas que la nature réactionnaire de ce gouvernement qui a été mise sur le devant de la scène, mais aussi sa tendance à utiliser des casseurs afin d’opprimer et de torturer les militants de gauche. Les récents évènements illustrent, une fois de plus, la nécessité de construire un mouvement de masse des travailleurs ainsi qu’une alternative politique afin de défier la classe dirigeante et de briser le système capitaliste.
Comment décririez-vous la situation actuelle en Egypte ?
En quelques mois à peine, le régime de Morsi est devenu répugnant, sans espoir. C’est un échec. Assailli par les forces de l’opposition qui veulent le stopper, le régime voit désormais son projet de Nahda (Renaissance) s’évaporer sous ses yeux. Ce projet qui en avait réjoui plus d’un avant son commencement, n’était en fait qu’une propagande vide de sens visant à remporter les élections.
Le président et sa clique ont installé des personnes qui leur sont loyales au sein des institutions d’Etat ainsi qu’à des postes stratégiques dans les médias, les ministères et les conseils. Mais ces ils ne possèdent aucune compétence en gestion et – c’est aussi le cas pour le président – les discours politiques ont rapidement été remplacés par des discours religieux et de la pure rhétorique. Ils ont donc analysé la situation du pays à coup de phrases résonnantes sur l’éthique, attirant les plus dévots parmi la population sur base de cette approche.
La crise économique a continuellement étranglé le peuple dans son ensemble et le régime n’a proposé aucune démarche révolutionnaire capable de résoudre la crise. Au lieu de cela, il a décidé d’installer des boîtes afin de collecter des dons pour la charité. Mais les petits et les grands capitalistes, qui eux peuvent se permettre de faire des dons, ne désirent pas donner d’argent à ce type d’autorité, surtout dans le cadre d’une stagnation économique.
Les Frères Musulmans n’ont donc pas résolu la crise du capitalisme et n’offrent aucune solution aux problèmes que connaissent les masses dont les conditions s’aggravent de jour en jour. La situation est explosive, en pleine ébullition. Il s’agit d’une lutte pour le pouvoir, c’est-à-dire un combat jusqu’à la mort. Et les mobilisations de masse ainsi que la pression imposée par l’opposition pourraient déterminer la position des FM à l’avenir. Lorsque Morsi a fait son appel pour un référendum, le mouvement de masse de l’opposition a joué un rôle non négligeable. Les dirigeants des FM et les nouveaux dirigeants capitalistes égyptiens qui s’accrochent au pouvoir et cherchent à avoir plus de contrôle et détenir l’hégémonie, se sont retrouvés seuls, sans soutien de leur propre classe ou de l’ancien appareil de Moubarak. Ils ont dû faire face à une colère populaire grandissante, grignotant ainsi leurs espérances électorales.
Le 21 novembre, le porte-parole du président a annoncé une nouvelle constitution au peuple. Cette déclaration touchait à la question des pensions, à la justice ainsi qu’à la clause d’immunité absolue qui protège les décisions du président. Cela représentait une immunité face aux possibles remises en question faites par une autre autorité, surtout lorsqu’elles émaneraient des tribunaux républicains. Cette immunité empêcherait aussi aux tribunaux de remettre en question tout problème lié à une décision prise par le président ou tout problème lié à la formation de l’Assemblée Constituante, et du Conseil Shura.
C’est ainsi que le coup bonapartiste a été tué dans l’œuf. Morsi ne ressemble à Louis Bonaparte que par sa petitesse et son manque de talent. Et il ne ressemble en rien à Abdel Nasser, sauf lorsqu’il s’agit de restaurer les lois tyranniques. Le dénominateur commun entre Nasser et Bonaparte, c’est que tous deux provenaient d’une petite ferme, alors qu’en ce qui concerne Morsi, il est l’envoyé d’organisations religieuses et réactionnaires qui représentent les intérêts de l’aile droite de la classe dirigeante.
Ces évènements affectent-ils la popularité des Frères Musulmans ?
Beaucoup de leurs partisans ont été très choqués et désormais certains s’opposent aux dirigeants. Mais il y a encore beaucoup de Frères Musulmans qui soutiennent les mesures de Morsi ainsi que les dirigeants qui invoquent des excuses et accusent l’opposition de vouloir ”toucher à l’Islam et à la Sharia” et ”d’utiliser les ruines de l’ancien régime”. Ils vont jusqu’à utiliser les mêmes expressions que le régime de Moubarak pendant la révolution. Ils traitent les activistes de ”traitres” et se font passer pour les ”défenseurs de la révolution”, etc. Ils mobilisent leurs membres depuis la campagne pour les rassembler dans les villes, alors que les masses de l’opposition mobilisent localement dans différentes régions. Ce qui est certain, c’est que les pratiques de Morsi et des dirigeants des Frères Musulmans ont levé le voile sur leurs intentions réelles concernant les gens normaux, dont une partie a voté pour eux afin d’éjecter le fantôme de Moubarak hors du parlement. Les Frères Musulmans ont donc attiré des millions de personnes des zones rurales grâce à la charité et aux beaux discours.
Qu’en est-il de la détérioration des conditions de vie et de la réaction des masses pauvres lorsque Morsi s’adresse à ce qu’il appelle ”les citoyens ordinaires” ?
Les gens ont très peu confiance dans les discours de Morsi lorsqu’il s’agit des conditions de vie du peuple. Ses promesses n’ont pas été suffisantes pour apaiser les masses et mettre un terme à la situation révolutionnaire. Aujourd’hui, le régime de Morsi est troublé, instable et incapable d’imposer une quelconque stabilité. Il a donc décidé de mettre ses mesures de côtés en attendant de voir la suite des évènements. Au lieu d’offrir des solutions aux crises et à la misère auxquelles les masses sont confrontées, Morsi a choisi de résoudre la crise du régime à leur détriment en augmentant les prix, en faisant des coupes dans les services, et en envoyant la police tuer et frapper les manifestants ou en faisant passer les grévistes devant les tribunaux.
Le régime de Morsi est en faillite totale et l’expérience d’un parlement mené par une majorité islamiste en a choqué plus d’un. Il s’agit d’un parlement d’idiots et d’amateurs cherchant à imposer leurs lois réactionnaires. Le discours des Frères Musulmans a dégouté les masses. Et les belles promesses de Morsi ne visaient qu’à confondre la conscience des masses (sans succès) à un moment où l’opposition offre des alternatives telles que ”un salaire minimum, et un salaire maximum”, pour une amélioration des services et une augmentation des subventions sur les biens de bases (plutôt que de les réduire) afin de faire face aux besoins de la population. Morsi et les FM se prosternent devant les grands capitalistes et même lorsqu’il s’agit de Gaza, leur rôle ne consistait qu’à négocier avec Israël. Pour le peuple, il s’agit d’un sujet important, et il a l’impression que les Frères musulmans veulent vendre Sinai aux Palestiniens en tant que territoire alternatif ; cette idée d’un territoire alternatif est un plan que l’Etat d’Israël préconise depuis longtemps.
Le jeudi noir, un décret-loi présidentiel (No. 97 de 2012) amendant l’Acte des syndicats (No. 35 de 1976) a soudainement été annoncé et publié dans l’édition 47 de la Gazette officielle du 24 novembre, à la surprise générale. L’homme du nouveau parti au pouvoir (les FM) a décidé d’attaquer les droits des travailleurs et d’autres groupes sociaux en leur interdisant d’exprimer leurs revendications ou d’exercer leur influence dans des négociations ou afin d’obtenir des droits. Le parti au pouvoir est en accord sur tous points avec la fédération officielle des syndicats, dirigée par les entreprises. Il s’agit en fait d’une institution aux mains de l’Etat et d’un outil protégeant l’hégémonie, contre le mouvement des travailleurs pour l’opprimer et déposséder le mouvement indépendant. Le régime est prêt à garder les anciennes fédérations syndicales en place et s’oppose donc aux syndicats indépendants comme le faisaient certains éléments des organisations syndicalistes officielles avant la chute de Moubarak. Il s’agit d’un rejet du pluralisme et d’une abolition des droits des travailleurs à former des syndicats, ainsi que d’une tentative de les obliger à entrer dans une seule organisation syndicale, contrôlée par le régime. Il refuse le pluralisme syndical tout en affirmant qu’il est pour l’unité des mouvement syndicaux et craint de la voir disparaître !
L’amendement de 2012 sur la loi 97 de 1976, pendant le jeudi noir, comprend la sortie de toute personne en âge d’être pensionnée des conseils de la fédération à être remplacé par ceux qui ont obtenu le plus grand nombre de votes lors des élections précédentes. Et si cette statistique n’est pas disponible, de nouveaux membres seront nommés comme décision extraordinaire par le ministre responsable.
Les FM font ainsi fi des nouvelles organisations des travailleurs qui se sont formées après la révolution, comme syndicats indépendants, et ont à présent proposé ces amendements qui permettent aux FM de contrôler la fédération des syndicats en Egypte – le ”syndicat officiel” – et sa propriété estimée à des dizaines de millions de kilos d’égyptiens qui devrait appartenir aux travailleurs. Ainsi, en affirmant se débarrasser des vestiges de l’ancien régime, cet amendement ne se débarrasse que de ceux qui ont plus de soixante ans. Nous avons réclamé pendant des années une sortie des dirigeants de l’ancien régime, mais nos revendications consistaient à juger ces personnes, pas à s’en débarrasser tout simplement. Les FM affirment vouloir se débarrasser des dirigeants corrompus en se débarrassant de ceux qui ont plus de soixante ans, mais il semblerait que garder les anciens dirigeants qui n’ont pas atteint cet âge ne les dérange pas le moins du monde ! Ces amendements permettent aux ”travailleurs des ministères” de nommer les dirigeants aux comités des syndicats et donc s’assurer un contrôle du pouvoir sur la fédération en remplaçant les anciens dirigeants pro-Moubarak par des membres des FM.
Qu’en est-il des forces d’opposition libérale et de la direction des entreprises qui parlent aujourd’hui de ”liberté” dans leur lutte pour le pouvoir, mais sont prêts à réprimer le mouvement ouvrier s’ils parviennent à la de l’Etat?
Les libéraux font partie de la lutte contre le règne des Frères musulmans, mais leurs intérêts immédiats sont ceux du capitalisme. Mais il existe un sentiment d’horreur vis-à-vis de la liberté et des droits réprimés par les Frères musulmans au pouvoir. Cette crainte est également ressentie par des sections de la bourgeoisie.
Le mouvement ouvrier est encore fort et prend des mesures importantes pour s’organiser, mais il n’est pas politiquement organisé pour le moment. Les travailleurs organisés jouent un rôle de solidarité avec l’opposition contre les FM. Des milliers de protestations ouvrières ont lieu aujourd’hui, aux côté des mouvement de défense des droits civiques. Les travailleurs de l’usine d’acier de Koota viennent de remporter une victoire et ont pris en main la gestion de l’usine, ce qui a obligé le procureur général à rendre une décision qui leur donne le droit à l’auto-gestion de l’usine. C’est un exemple que nous utilisons vers d’autres travailleurs afin de proposer un modèle d’action et d’encourager d’autres sites à poursuivre l’autogestion.
Quel est le programme de la Gauche Révolutionnaire pour cette période?
Nos tâches actuelles sont: la forte participation dans la lutte pour renverser le président et la constitution, donner un maximum d’attention et d’efforts dans l’organisation, la sensibilisation et la préparation des sections des masses populaires dirigées par les travailleurs; renforcer le soutien autour de revendications radicales, y compris la demande d’une assemblée constituante élue de toutes les couches populaires, le droit des peuples à décider dans tous les domaines, le droit de s’organiser, de manifester, de faire grève et de protester, sans limitation, la confiscation de l’argent de l’ancien régime et ”plafonnement” de la propriété privée.
Le renversement du président ne représentera pas plus d’une étape importante dans le conflit. Cela ne sera pas la victoire de la révolution. Mais les masses populaires ne sont pas encore prêtes – en termes de préparation et d’organisation – à imposer une alternative révolutionnaire. Ainsi, la classe dirigeante a toujours la possibilité de fournir une alternative libérale acceptable pour sauver son système, sauf si cela est empêché par les masses si elles veulent s’engager dans la bataille finale contre l’alternative réformiste bourgeois d’El Baradei, Hamdeen ou d’une alliance entre eux.
Quelles mesures la Gauche Révolutionnaire met-elle en avant dans le mouvement syndical et le mouvement pour la liberté pour construire un mouvement de masse des travailleurs avec un programme politique qui leur soit propre pour construire un parti de masse alternatif ?
Nous avons défendu la nécessité de disposer d’une organisation de travailleurs en pointant plusieurs éléments, notamment les privatisations, ainsi que la nécessité de la gestion ouvrière. Voilà comment nous lions la crise du système et son incapacité à résoudre les problèmes à la nécessité d’une alternative des travailleurs et du socialisme.
Quelle est la stratégie présentée par la Gauche Révolutionnaire au mouvement ouvrier pour s’organiser politiquement et prendre le pouvoir des mains des forces réactionnaires?
Il s’agit d’une période révolutionnaire et la gauche doit faire appel aux travailleurs pour saisir les opportunités présentes sans semer d’illusions. Ce conflit a diverses étapes et le régime capitaliste peut se présenter avec des visages différents, mais un seul objectif : vaincre la classe ouvrière.
Le mouvement syndical a dû faire face à des obstacles après que le gouvernement des Frères Musulmans ait lancé des attaques sur les dirigeants de syndicats indépendants, ce qui a affaiblit les syndicats puisqu’ils ont perdu certains de leurs dirigeants.
La tâche d’organiser les masses est une condition nécessaire pour une victoire décisive sur le système. Il s’agit d’une tâche qui ne préoccupe que les forces les plus radicales et non les nationalistes ou les libéraux qui voient cela avec crainte et suspicion. Ils veulent seulement instrumentaliser la colère des masses pour obtenir le pouvoir, pas pour que les masses prennent elles-mêmes le pouvoir.
Nous avons mis en avant un projet pour les travailleurs, et cela passe par la création d’un parti des travailleurs. Nous parlons de la main-d’œuvre, du processus de production et de la lutte contre le système capitaliste. Nous avons mis en avant un programme pour les travailleurs au sein de l’opposition, où se trouvent des dirigeants de gauche proches de nos idées et, avec eux, nous construisons un front socialiste.
Article par Aysha Zaki et Tamer Mahdi