La crise des otages de quatre jours qui a eu lieu dans le complexe gazier d’In Amenas dans le Sud-Est de l’Algérie ainsi que son issue sanglante a constitué un véritable choc au niveau international. Ce raid et la riposte de l’armée algérienne ont tué au moins un travailleur algérien, 37 otages et 29 preneurs d’otages. Ces derniers étaient membres de la brigade Al Multhameen, la ”Brigade des Masqués”, qui a annoncé de nouvelles attaques contre des intérêts étrangers à moins que ne cesse l’offensive militaire étrangère au Mali. Dans la foulée, le Premier ministre britannique, David Cameron, a averti que la lutte contre le terrorisme en Afrique du Nord pourrait continuer “des décennies”.
Pour le moment, la plupart des rapports des médias indiquent que les Maliens, dans leur grande majorité et en particulier dans le Sud, accueillent favorablement l’intervention française. Avec la propagande qui accompagne inévitablement ces épisodes de guerre, à ce stade, beaucoup de maliens pourraient véritablement penser et espérer que l’intervention du gouvernement français pourrait les protéger contre certains des groupes armés qui terrorisent la population du Nord.
L’état d’esprit de la population dans les différentes régions du pays est toutefois difficile à estimer de façon indépendante, surtout dans le Nord, puisque tant le ”gouvernement de transition” malien (qui est essentiellement la façade politique d’un régime militaire) que les militaires français interdisent l’accès aux zones de combat aux journalistes. Dans ces zones, les soldats ont reçu l’ordre de ne pas laisser passer les journalistes, certains ont même vu leur matériel être saisi par les autorités.
Le fait que tant d’efforts soient effectués afin d’éviter toute libre information est en soi une raison suffisante pour faire naître de sérieux soupçons quant au véritable agenda des dirigeants maliens et de l’impérialisme français. Cela pourrait-il être lié d’une façon ou d’une autre avec l’accumulation de rapports qui parlent d’atrocités commises par l’armée malienne ? Quelques jours seulement après le début des opérations militaires, la Fédération internationale des droits de l’homme, Human Rights Watch et Amnesty International dénonçaient déjà des cas d’exécutions sommaires du fait de l’armée malienne et des milices pro-gouvernementales.
Représailles ethniques et violations des droits de l’homme par l’armée malienne
Lors de la reprise de villes précédemment perdues par l’armée malienne, soutenue par les forces françaises et de la CEDEAO (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), les punitions collectives contre la population locale et les règlements de comptes sanglant avec les minorités touareg et arabe, en particulier, on connu une escalade.
Dans les villes de Sévaré et de Niono, au centre du Mali, les preuves de massacres, de ”chasse à l’homme”, de cadavres jetés dans les puits par l’armée, de soldats empêchant les témoins de quitter la ville et d’autres graves violations se sont amassées depuis quelques jours. Deux jeunes habitants interrogés par un journaliste français ont expliqué que “Etre arabe, touareg ou habillé de façon traditionnelle pour quelqu’un qui n’est pas de Sévaré suffit à vous faire disparaître. Le port de la barbe est un suicide.”
Le Modèle malien
Ces exemples dévoilent le côté sombre d’une guerre engagée sous la bannière des ”droits de l’Homme” et de la ”démocratie”. Tout cela porte un sérieux coup à la version d’une guerre du ”bien contre le mal” telle que décrite par les politiciens capitalistes occidentaux. Un rapport d’Amnesty International a par exemple mis en lumière, avant même que l’offensive militaire n’ait commencé, que le recours à des enfants-soldats n’est pas la pratique exclusive des combattants djihadistes. Des officiers maliens et des milices pro-gouvernementales font de même.
La réalité est que l’exemple malien de ”démocratie” et de ”stabilité” tant vanté n’a jamais existé. Le régime d’Amadou Toumani Touré (“ATT”) était corrompu, clientéliste et autoritaire. Beaucoup de ses propres hauts fonctionnaires ont directement été impliqués dans le trafic de stupéfiants et ont trempé dans des trafics et des enlèvements de toutes sortes, avec l’aide de certains de ces gangsters du Nord et du Sahara actuellement désignés comme étant des ”terroristes” et contre qui se mène la guerre actuelle.
La vérité qui dérange, c’est que les activités d’AQMI (Al Quaïda dans la Maghreb Islamique) et d’autres groupes armés a été tolérée des années durant par le régime de Bamako. Ces groupes ont été un élément essentiel dans les circuits criminels qui ont contribué à l’enrichissement personnel et à la corruption de hauts fonctionnaires du gouvernement et de l’armée (d’après le Bureau de lutte contre la drogue des Nations Unies, 60% de la cocaïne présente en Europe aurait transité par le Mali). Ces groupes avaient également l’avantage de pouvoir être utilisés comme un contrepoids à l’influence et aux exigences des Touaregs.
Dans l’armée, les généraux siègent dans des bureaux richement décorées tandis que les soldats ont parfois envoyés au champ de bataille sans matériel appropriés, sans bottes par exemple. Le ressentiment et la colère des soldats du rang contre la corruption de la hiérarchie et contre le refus du régime d’ATT de mener une lutte sérieuse contre les groupes armés du Nord ont constitué un élément clé dans le processus qui a conduit au coup d’Etat militaire de mars 2012 réalisé par des officiers subalternes. Ce coup d’État, ironiquement, a été dirigé par un capitaine de formation américaine, Amadou Sanogo, et a entraîné la disparition du ”régime démocratique” d’ATT.
Les puissances occidentales, dans un premier temps, ont craint que la nouvelle junte au pouvoir n’échappe à leur contrôle et l’ont donc rejeté. Ils ont même décidé, après le coup d’Etat, de suspendre l’aide au Mali, entraînant toute la société dans une pauvreté plus grande encore. Ils ont ensuite changé d’attitude en se rendant compte que Sanogo, qui avait tout d’abord adopté une rhétorique anti-élite et populiste afin de s’attirer du soutien, était hésitant et s’est finalement montré prêt à collaborer avec l’impérialisme.
Le Nord du Mali: un désastre social et humanitaire en cours
Les effets dévastateurs provoqués par les politiques néolibérales du régime d’ATT, soutenu par l’Occident, ont permis au capital français de dominer des pans importants de l’économie malienne, ont ruiné la vie de beaucoup de gens et ont considérablement augmenté le chômage de masse, la pauvreté, la précarité.
Le Mali est aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres au monde, se classant 175e sur 187 pays en 2011 selon la grille de l’Indice de développement humain du Programme des Nations Unies. Ce pays a un taux de mortalité infantile et maternelle, de maladies et de malnutrition plus élevé que dans la plupart des pays d’Afrique sub-saharienne, et un taux d’analphabétisme de 75%.
La marginalisation sociale de longue date du Nord du pays ainsi que le manque d’investissements et d’infrastructures dans cette région ont créé un océan de misère extrême et un niveau très élevé de ressentiment et de désespoir.
En outre, tous les experts affirment que la sécheresse va s’approfondir dans le Sahel et que les pluies se tarissent en raison du réchauffement climatique. Il s’agit d’un désastre environnemental de grande ampleur pour tous les peuples de la région, car ils dépendent presque entièrement de l’élevage et de fermes.
La forte baisse de l’activité économique touristique suite à l’augmentation du niveau de violence a été un facteur aggravant, avec un impact désastreux sur certaines régions et villes complètement dépendantes du tourisme pour leur survie (comme Tombouctou).
Ce cocktail a créé une catastrophe sociale monumentale qui fut le terreau fertile du développement d’un territoire quasiment sans droit, fait d’une interaction complexe de mafias de trafiquants de drogue et de milices armées, aux côtés de combattants de type Al-Qaïda, de kidnappeurs et de bandits de toutes sortes.
Une guerre pour la domination et le profit
Une série de turbulences politiques ont été connues depuis l’épisode du coup d’État de Sanogo, qui a reflété la crise politique organique du pays et est l’acte de naissance de l’actuel gouvernement intérimaire. Formellement, la légitimité démocratique de ceux qui détiennent le pouvoir à Bamako est réduite à zéro. Cela n’empêche pourtant pas le gouvernement français d’exploiter le fait que ce régime militaire a ”demandé” à la France d’intervenir. Il ne s’agit que de la propagande destinée à alimenter l’idée que l’intervention militaire a été décidée suite à la demande d’aide du ”peuple malien” !
Mais combien de temps sommes-nous censés croire que cette guerre n’a rien à voir avec le fait que le Mali possède de l’or, de l’uranium, du bauxite, du fer, du manganèse, de l’étain et du cuivre ? Ou avec le fait que ce pays est voisin du Niger, la source de plus d’un tiers de l’uranium utilisé dans les centrales nucléaires françaises ?
La dure réalité est que cette escalade militaire dans le Sahel, sous la bannière de la ”guerre contre le terrorisme”, ne vise à rien d’autre qu’à servir les intérêts impérialistes de la France : garantir la poursuite du pillage des immenses ressources de la région aux avantages de ses multinationales et de ses institutions financières.
Les entreprises françaises ne sont pas les seules à avoir un appétit croissant pour cette région du monde. Les investissements directs chinois au Mali ont été multipliés par 300 de 1995 à 2008. Le Mali occupe effectivement avec la Zambie, l’Afrique du Sud et l’Egypte le sommet de la liste des pays africains où la Chine réalise ses plus gros investissements.
Un rapport conjoint de l’office allemand des Affaires étrangères et du ministère de la défense montre qu’un budget de plus de trois millions d’euros a été alloué aux activités allemandes au Mali depuis le début de l’année 2009. Une dépense supplémentaire de 3,3 millions d’euros est prévue pour les années 2013 à 2016. De toute évidence, cette guerre s’inscrit dans un contexte plus large de compétition entre les différents puissances afin d’étendre leur influence régionale et de garantir leur accès à des ressources et des marchés importants.
Vers un ”Sahelistan” ?
Politiciens et commentateurs capitalistes ont prévenu du danger de l’instauration d’un ”Sahelistan”, un paradis pour les groupes terroristes de la région du Sahel.
Bien entendu, aucun militant marxiste ou progressiste ne peut éprouver de la sympathie pour les djihadiste d’Al-Qaïda et d’autres groupes de ce type, dont l’idéologie et les méthodes constituent un danger mortel pour le mouvement ouvrier et les masses pauvres en général. Un lieu où les couples d’adolescents risquent la mort par lapidation s’ils se tiennent la main en public est une perspective répulsive pour l’écrasante majorité des travailleurs et des jeunes.
Ces groupes prétendent appliquer la volonté de Dieu, mais ne sont pas exempts de contradictions. Ainsi, ces groupes ont des pratiques telles que l’amputation ou le fouettement de gens qui fument des cigarettes tout en étant eux-mêmes impliqués dans la contrebande de cigarettes et de drogue. Pour certains de ces groupes, l’idéologie religieuse n’est qu’une préoccupation de second ordre, et parfois tout simplement une couverture pour leurs activités mafieuses.
Ces groupes réactionnaires ne sont que des champignons naissant sur un organe pourri qui est incapable de fournir à la majorité de la population, et surtout aux jeunes, un moyen d’aller de l’avant et d’avoir une vie décente. La peur, le manque de moyens de survie, l’absence de ressources financières, le besoin de protection, ou tout simplement l’absence d’alternative intéressante pour lutter contre la corruption des élites locales et les envahisseurs étrangers sont autant de motivations pour rejoindre ces groupes. En l’absence d’un mouvement fort et indépendant de la classe ouvrière uni aux pauvres des villes et des campagnes qui se mobilise pour offrir une perspective et un programme de changement social et politique, ces groupes armés peuvent continuer à exister et à se développer.
Tout cela ne rend pas l’intervention militaire plus justifiable, de même que cela n’enlève en rien la responsabilité des puissances impérialistes bellicistes et de leurs marionnettes au pouvoir à Bamako face à cette situation.
Les premiers rapports des frappes aériennes françaises contre les villes de Gao et de Konna, la semaine dernière, faisaient état d’entre 60 et 100 personnes tuées dans ces deux villes, y compris les enfants déchiquetés par les bombes. Les responsables militaires français ont eux-mêmes averti que des dizaines de morts parmi les civils sont presque ”inévitables”, puisque les rebelles vivent parmi la population et utilisent une tactique de guérilla pour se cacher.
L’intervention militaire: une solution miracle?
Tout cela jette de sérieux doutes sur l’objectif d’une brève campagne militaire de “quelques semaines”. Encore une fois, c’est une chose d’envahir un pays et d’engranger de premiers succès militaires, mais c’en est une autre de se retirer et de compter sur une armée faible, impopulaire, fragmentée et corrompue pour reprendre le contrôle d’un territoire immense sans s’en prendre à la moindre des causes de la situation sociale explosive qui prévaut. La comparaison avec le bourbier afghan vient légitimement à l’esprit: selon le dernier rapport du Pentagone sur les progrès des forces afghanes, une seule des 23 brigades de l’armée afghane est “capable de fonctionner sans aucune aide extérieure”.
Peter Chilson, des Affaires étrangères américaines, a écrit : ”Le vaste désert du Nord du Mali est un endroit difficile à vivre, sans même parler de guerre. Pendant huit mois de l’année, la température y dépasse 120 degrés Fahrenheit en journée (48 degrés Celsius), dans un pays vaste et peu peuplé où il est facile de se cacher, surtout pour les forces djihadistes qui connaissent bien le terrain. Toute armée, qu’importe sa taille et son équipement, aura difficile à les chasser.”
La France peut être incapable d’éviter un engagement à long terme avec ses propres forces militaires. Au fur et à mesure que le nombre de blessés civils augmentera et que l’occupation occidentale et ses abus réveilleront les amers souvenirs de la période coloniale, cette intervention pourra précisément fertiliser le sol pour les djihadistes et d’autres groupes réactionnaires et leur attirer de nouveaux candidats pour participer à la ”croisade contre le maître colonial”.
A mesure que se poursuivra le conflit et que ses dramatiques conséquences seront exposées, l’atmosphère de relative acceptation cèdera place au doute, à la réticence et à l’hostilité. L’opposition va grandir et devenir plus audible. En France, les illusions envers la politique étrangère du gouvernement soi-disant ”socialiste”, qui serait fondamentalement différente de celle de Sarkozy, aura du mal à se maintenir. Toute l’idée défendue par François Hollande de la fin de la ”Françafrique” sera de plus en plus considérée pour ce qu’elle est : une plaisanterie cynique.
Par ailleurs, ce qui s’est passé dans le Sud de l’Algérie n’est peut-être que le premier exemple d’une longue série d’effets boomerangs. En conséquence de cette intervention, plusieurs choses peuvent revenir à la face de l’impérialisme. Le chaos se répand et les problèmes de la région vont s’accumuler.
Socialisme ou barbarie
Un mouvement organisé sur une base de classe qui lierait la lutte contre la réaction fondamentaliste à un programme économique audacieux visant à exproprier les grandes entreprises et les grandes propriétés foncières ainsi qu’à résoudre les problèmes sociaux et la corruption pourrait rapidement obtenir un large soutien parmi la population malienne.
Un tel mouvement pour l’égalité sociale devrait respecter les revendications et les droits de toutes les minorités ethniques et culturelles de la région afin de gagner en sympathie dans le pays comme sur la scène internationale.
La construction d’un tel mouvement de masse peut apparaître comme une solution lointaine pour beaucoup de gens. Mais il s’agit du seul moyen de sortir de ce cauchemar grandissant. Le système capitaliste a montré à maintes reprises, partout sur le continent africain et au-delà, que le seul avenir qu’il a à offrir est de plonger la majorité de la population dans un cycle de barbarie, de crise économique, de guerre et de misère.
- Non à l’intervention impérialiste dans le Nord du Mali ! Retrait des troupes étrangères du Mali – retrait des troupes françaises du Sénégal, de Côte-d’Ivoire, du Burkina Faso, du Tchad,…
- Non à l’Etat d’urgence, pour le rétablissement de toutes les libertés démocratiques au Mali !
- Pour la construction de comités de défense multiethniques démocratiquement organisés par la population malienne afin de chasser toutes les milices réactionnaires, mais aussi de résister à toute tentative d’occupation néocoloniale militaire du Nord !
- Pour l’autodétermination des Touaregs! Tous les peuples du Sahel et du Sahara, ainsi que tous les peuples au sein de chaque pays, doivent avoir l’égalité des droits, et doivent décider de leur propre avenir !
- Les richesses du Mali appartiennent au peuple malien ! Pour le contrôle et la gestion démocratique des grandes propriétés foncières, de l’Office du Niger, des mines et des secteurs stratégiques de l’économie malienne par les travailleurs et les pauvres, et non pas des gestionnaires corrompus ! Pour la nationalisation des secteurs-clés de l’économie sous contrôle démocratique !
- Pour le financement d’un plan de développement économique basé sur les besoins des masses maliennes et contrôlées par elles !
- A bas le régime de Bamako ! Pour un gouvernement des travailleurs et des paysans pauvres, afin de commencer la mise en œuvre de politiques socialistes pour développer le pays, sur base de la lutte commune des masse, organisées démocratiquement de la base.
Article par CEDRIC GEROME