Histoire : « I have a dream » – 50 ans après

Ce 28 aout 2013, on commémorait le 50ème anniversaire de la marche historique sur Washington pour l’emploi et la liberté. C’est lors de cette marche, devant une foule de 250 000 personnes, que Martin Luther King a entonné son célèbre discours « I have a dream » (« J’ai un rêve »), sur les marches du mémorial à Abraham Lincoln. Dans cet article, notre camarade Eljeer Hawkins, militant du groupe Socialist Alternative (CIO-États-Unis), nous explique le contexte et les répercussions de cet évènement. Un dossier par ELJEER HAWKINS.

 

« L’ampleur de la mobilisation de cette chaude journée d’aout 1963 était sans précédent : partout on sentait cette ambiance joyeuse, confiante, enthousiaste. Les gens étaient venus des quatre coins du pays, de nombreux militants, noirs tout autant que blancs, au cri de “Liberté maintenant !” » – Jack O’Dell, militant syndical et citoyen

 

Les mouvements de masse pour les droits citoyens qui ont vu le jour avant et après cette marche ont remporté plusieurs victoires contre le système raciste brutal qui était alors en vigueur aux États-Unis. Cependant, l’immense courage et la grande détermination des travailleurs et des jeunes qui ont participé à ces mouvements ont souvent été menées dans l’impasse par les tactiques de leur direction.

King lui-même est passé d’une position de résistance passive et de réformes graduelles du capitalisme à une compréhension du fait que des idées plus radicales étaient nécessaires. En 1964, après l’adoption du Civil Rights Act (décret sur les droits des citoyens, qui abolissait les lois de discrimination et de ségrégation en vigueur dans le pays), Martin Luther King a même été jusqu’à dire : « Maintenant notre lutte doit se poursuivre pour une égalité véritable, c’est-à-dire pour une égalité économique. Car maintenant nous savons qu’il ne suffit pas de permettre à tout le monde de fréquenter les mêmes cantines. À quoi ça nous sert d’avoir le droit d’aller à la cantine, si on ne gagne pas assez d’argent pour se payer un hamburger et une tasse de café ? »

La commémoration de cette journée extrêmement importante se déroule aujourd’hui dans un contexte d’attaques sans précédents lancées par les grands patrons et par leurs deux partis politiques, les Démocrates et les Républicains, sur les droits démocratiques remportés par la lutte sociale des travailleurs et des jeunes – et en particulier des travailleurs et jeunes noirs.

Jim Crow

« Jim Crow » est devenu le nom de la ségrégation institutionnelle, de l’oppression et de l’exclusion politique des noirs dans le sud des États-Unis. Les lois de Jim Crow ont été d’application de 1876 à 1965.

Après la guerre civile américaine de 1861-1865, la “reconstruction” radicale, une période expérimentale de “démocratie multiraciale”, a introduit une réforme foncière et le droit de vote pour les noirs et les blancs pauvres. Les capitalistes du Nord ont soutenu le mouvement des blancs pauvres et des noirs qui luttaient pour l’adoption de ces mesures – jusqu’à un certain point. Cependant, dès que les capitalistes du Nord ont eu fini de consolider leur victoire sur les propriétaires de plantation esclavagistes du Sud, ils se sont sentis plus confiants en leur propre puissance, et ont redonné plus de “libertés” aux grands patrons du Sud.

La fin de la “reconstruction” coïncidait avec la crise électorale de 1877 et le grand compromis entre les partis démocrate et républicain, qui a amené au Sud le retour de la classe des anciens planteurs esclavagistes. Au Sud, une infime élite de riches blancs cherchait à rétablir son pouvoir sur la vie économique, sociale, politique et foncière. Les travailleurs et les pauvres, et surtout les travailleurs noirs, ont alors perdu de nombreux droits à l’enseignement et de vote, en plus de l’accès équitable à l’emploi.

C’est alors qu’a été organisé le Ku Klux Klan, organisation secrète de blancs qui a fait régner la terreur parmi les noirs, mais aussi parmi les militants syndicaux, citoyens et de gauche. La “Loi de Lynch” (lynchage), une violence extra-judiciaire mais encouragée par l’État, a eu pour conséquence que dans la pratique les noirs ne pouvaient bénéficier de leurs droits.

Tout au long de ces années de “Jim Crow”, le mouvement pour la libération des noirs n’est pas resté sans broncher face à la violence, au racisme forcené et à la tactique de division utilisée par les grands patrons pour mieux régner. Le mouvement pour la libération des noirs s’est battu pour chaque pouce de terrain, via des organisations telles que la Confrérie des accompagnateurs de wagons-lits (Brotherhood of Sleeping Car Porters), le Parti communiste des États-Unis, l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (National Association for the Advancement of Colored People – NAACP), qui se concentraient sur des réformes légales, et via le mouvement syndical. Ce sont ces organisations qui se trouvent à la base du mouvement citoyen moderne.

Les antécédents

L’appel pour la marche de Washington était la conséquence d’une longue histoire, qui remonte à la marche pour les Primes des vétérans de 1932 (Veterans’ Bonus March), en plein milieu de la Grande Dépression. Les vétérans de la Première Guerre mondiale avaient établi un camp d’occupation à Washington pour exiger une compensation économique pour leur service durant la guerre. Un bon nombre ont été tués au cours de cette action – triste sort pour ceux qui avaient survécu à l’horreur des tranchées !

Une grande proportion de ceux qui avaient été envoyés pour se battre à l’étranger pendant la Deuxième Guerre mondiale étaient noirs. Cela a fortement marqué la conscience des soldats noirs, qui étaient frappés par l’hypocrisie affligeante de la propagande de guerre. La classe capitaliste américaine prétendait que les hommes qu’elle envoyait en Europe y allaient pour se battre contre le système raciste mis en place par les Nazis – alors qu’aux États-Unis aussi, le racisme était considéré la norme. La plupart des unités militaires étaient d’ailleurs séparées, blancs d’un côté, noirs de l’autre.

Le manque de main d’œuvre causé par la guerre (à la fois en raison des pertes humaines et de la reprise économique inattendue grâce à la prospérité de la nouvelle industrie de guerre) a eu pour conséquence l’embauche de noirs dans l’industrie alors qu’auparavant il leur était impossible d’y trouver un travail (tout comme les femmes, d’ailleurs). Vu cette croissance économique que connaissaient les États-Unis pendant la guerre, on a vu se développer un grand mouvement des travailleurs noirs dans les villes, ce qui a aussi modifié leur capacité à s’organiser et à lutter, et leur confiance en cela.

Ce mouvement a également largement révélé au grand jour l’inégalité et l’ampleur de la misère subie par la population noire. Avec les luttes anticoloniales de masse qui se déroulaient au même moment en Afrique et en Asie, les noirs américains ont acquis de plus en plus de confiance dans leur lutte contre les lois racistes de Jim Crow.

Le mouvement pour la marche sur Washington de 1941, dirigé par le dirigeant syndical et socialiste Asa Philip Randolph, a été organisé pour exiger la fin de la discrimination raciale dans l’industrie militaire. Le mouvement comptait à un moment 50 000 membres cotisants, mais la marche n’a jamais été organisée, parce que le président Roosevelt a cédé devant la pression croissante et a signé l’Ordre exécutif 8802 qui interdisait toute discrimination raciale au sein du secteur public, de l’industrie militaire et de l’enseignement. Cela représentait une importante victoire, qui a servi de tremplin pour préparer le mouvement des années ’50 et ’60, même si c’était une erreur d’annuler la marche – qui aurait pu avoir un énorme impact.

De nouvelles victoires ont été remportées en 1954, lorsque le jugement “Brown et al. contre le bureau de l’éducation” a mis fin à la décision de la doctrine Jim Crow d’un système d’enseignement séparé et à deux vitesses aux États-Unis.

Le 28 aout 1955, Emmett Till a été brutalement battu et lynché parce qu’il aurait sifflé en voyant passer une femme blanche. Ce jeune homme alors âgé de 14 ans était venu de Chicago (dans le Nord) pour visiter sa famille dans l’État du Mississippi (Sud). La maman d’Emmett, Mamie Till, a pris la terrible décision, d’accomplir les funérailles et l’enterrement en laissant le cercueil ouvert, afin que tous puissent contempler le visage horriblement de son fils, fruit de la violence engendrée par le système Jim Crow. Le discours tragique de Mamie est devenu un cri de ralliement contre Jim Crow pour tous les travailleurs et les jeunes – surtout pour les travailleurs et jeunes noirs.

C’est trois mois plus tard que Rosa Parks, une ouvrière du textile vivant à Montgomery en Alabama, s’est vue refuser une place dans le bus à côté d’un homme blanc. Son arrestation a déclenché le mouvement du Boycott des bus de Montgomery contre Jim Crow et contre la ségrégation. C’est ce mouvement qui a révélé Martin Luther King, qui était jusque là un simple pasteur dans cette petite ville. Le boycott des bus a été une réussite à 100 % et a duré 381 jours. Après tout ce temps, et de nombreuses violentes réactions de la part des racistes, la ségrégation à bord des bus de Montgomery a été abolie par la loi (même s’il a fallu longtemps avant que cette décision de justice soit appliquée dans les faits).

La marche

Avant cette date historique, on a vu aussi des batailles importantes et sanglantes à Albany dans l’État de Géorgie, et à Birmingham dans l’État d’Alabama. Par exemple, l’héroïque mouvement des Voyages de la liberté (Freedom Rides) organisait des bus et des gares mixtes qui parcouraient les autoroutes interétatiques malgré les attaques armées par les racistes ; il y avait des mouvements d’occupation un peu partout ; cette période a aussi été marquée par l’assassinat de Medgar Evers, dirigeant de la NAACP dans l’État du Mississippi. Les luttes des années ’50 ont culminé avec le Décret sur les droits civiques de 1957 (Civil Rights Act), même si le mouvement a considéré ce décret comme n’étant qu’une concession mineure dans le but de faire retomber la pression.

C’est au beau milieu de cette violence perpétrée par les racistes blancs, soutenue par l’État, que sont nés le Conseil des dirigeants chrétiens du Sud (Southern Christian Leadership Council – SCLC), dont King était membre, et le Comité de coordination non violent des étudiants (Student Nonviolent Coordinating Committee – SNCC). Bien que la plupart des dirigeants du SCLC étaient des pasteurs chrétiens et des pacifistes convaincus, cette organisation se basait sur des actions de masse et soutenait les actions directes de désobéissance civile.

C’est donc lors de cette journée chaude et pluvieuse du 28 aout 1963, que 250 000 personne venues de tout le pays – surtout des travailleurs et des jeunes noirs – se sont rassemblées devant le mémorial à Lincoln pour exiger la fin de l’apartheid de Jim Crow en tout ce qui concernait l’enseignement, les élections, les soins de santé, l’emploi et le logement.

La première phase du mouvement pour les droits civiques était liée au Parti démocrate, qui lui a donné son caractère premier, essentiellement réformiste. Le but de ce mouvement était d’embarrasser le gouvernement américain en pleine phase de croissance économique d’après-guerre, afin d’obtenir une égalité légale. L’administration du président John F. Kennedy était considérée comme “amie” du mouvement. Mais celle-ci cherchait en fait à contrôler la direction et les organisations du mouvement pour les droits civiques.

En fait, John Lewis, le président du SNCC, a même été forcé par les organisateurs de la marche de modifier son discours virulent, qui contenait des critiques envers l’administration Kennedy. Son discours, tel que prévu au départ, devait inclure ces lignes : « Nous marchons aujourd’hui pour le travail et la liberté, mais nous n’avons pas de quoi être fiers. Car des centaines de milliers de nos frères ne sont pas présents avec nous. Parce qu’ils n’ont pas l’argent pour le transport, parce qu’ils ne reçoivent que des salaires de misère… ou pas de salaire du tout… M. Kennedy voudrait faire sortir la révolution de la rue pour la faire rentrer dans les tribunaux. Écoutez-moi bien, M. Kennedy… les masses noires marchent pour l’emploi et pour la liberté, et nous devons dire aux politiciens, qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu ».

Le discours

C’est le remarquable chef d’œuvre rhétorique du Dr. King, le fameux discours « I Have a Dream » (« J’ai un rêve »), qui a saisi l’essence et la puissance potentielle de cette journée. Ainsi parlait King : « 1963 n’est pas une fin, c’est un commencement. Ceux qui espèrent que le Noir avait seulement besoin de se défouler et qu’il se montrera désormais satisfait, auront un rude réveil, si la nation retourne à son train-train habituel. Il n’y aura ni repos ni tranquillité en Amérique jusqu’à ce qu’on ait accordé au peuple Noir ses droits de citoyen. Les tourbillons de la révolte ne cesseront d’ébranler les fondations de notre nation jusqu’à ce que le jour éclatant de la justice apparaisse. » C’est ce discours qui allait littéralement galvaniser la classe ouvrière et la jeunesse noires.

Les racistes du Sud ont répondu à cette grande journée le dimanche 15 septembre 1963, en dynamitant l’église baptiste de la 16ème rue de Birmingham, en Alabama, tuant quatre jeunes filles âgées de 11 à 14 ans : Addie Mae Collins, Denise McNair, Carole Robertson, et Cynthia West.

1963

Un grand débat a suivi au sein du mouvement pour la libération des noirs, dirigé par des personnalités telles que Malcolm X, qui venait de l’organisation Nation de l’Islam (Nation of Islam), et par le parti “Liberté maintenant”, basé à Detroit. On discutait de la faiblesse et de la stratégie du mouvement.

Cette couche de dirigeants combatifs posait les questions de l’indépendance politique par rapport au système à deux partis, de l’internationalisme, du soutien à la révolution anticoloniale et de la remise en valeur de l’identité afro-américaine. Pour les militants nationalistes noirs et socialistes, la justice raciale ne pouvait être obtenue tant que les grandes entreprises et la suprématie des blancs régnaient sur les moyens de production et sur l’industrie.

À la suite de l’assassinat du président Kennedy en novembre de la même année, le président Lyndon Johnson s’est vu contraint d’instaurer de nouvelles lois, vu l’énorme pression et puissance sociale exercée sur le capitalisme américain par le mouvement pour la libération des noirs et par l’actualité internationale. Il a été mis fin à la ségrégation en Alabama, et un nouveau décret sur les droits civiques a été adopté en 1964, suivi par le décret sur le droit électoral de 1965.

Une des plus grandes contribution de Martin Luther King en tant que dirigeant du mouvement citoyen a été sa campagne contre l’idée du séparatisme noir. Au lieu d’envisager la création d’États noirs séparés, il défendait une coalition avec les pauvres et les travailleurs blancs : « Au sein de la majorité blanche, il existe un groupe très important pour qui les principes démocratiques passent avant les privilèges, et qui a déjà démontré qu’il est prêt à se battre contre l’injustice aux côtés du nègre. Un autre groupe, plus important encore, est composé de ceux qui ont les même besoins que le nègre, et qui bénéficieront tout autant que lui de l’accomplissement du progrès social. Il y a en fait aux États-Unis plus de pauvres blancs qu’il n’y a de nègres. Leur urgence à mener une guerre contre la misère est tout aussi désespérée que celle du nègre. »

King comprenait très bien quelle est la puissance collective des travailleurs dans les entreprises. Au moment de son assassinat, il venait de lancer un nouveau grand mouvement de lutte contre la pauvreté. Il devenait également de plus en plus impliqué dans des actions de soutien aux travailleurs en lutte. C’est pour cette raison qu’il était devenu une menace majeure pour le capitalisme américain, ce qui explique sans doute son assassinat.

Le “Black Power”

Le mouvement du “Black Power” (“Pouvoir noir”) et ses organisations telles que le Black Panther Party for Self-Defence (le Parti des Panthères noires pour l’auto-défense), le Mouvement d’action révolutionnaire (Revolutionary Action Movement), et le SNCC devenu beaucoup plus radical sous la présidence de Stokely Carmichael, a attiré l’attention d’une nouvelle couche de militants parmi les travailleurs et les jeunes noirs partout dans le pays.

Le mouvement du Black Power, inspiré par les luttes révolutionnaires sur le plan international, posait les questions de l’auto-détermination, de l’auto-défense, et du pouvoir économique et politique, en puisant son inspiration auprès de diverses philosophies politiques allant du socialisme au “capitalisme noir” en passant par le maoïsme et le nationalisme révolutionnaire.

Au même moment, le mouvement pour la libération des noirs allait se heurter à l’opposition du gouvernement, en la personne du Programme de contre-espionnage (Cointelpro) qui visait à empêcher le développement d’une direction et d’un mouvement radical unifié. Le Cointelpro (pour Counter Intelligence Program) est une organisation qui a été développée sous la direction de Edgar Hoover, le chef du FBI (police secrète américaine).

La direction et les organisations combatives du mouvement pour la libération des noirs allaient également être noyées dans le sang par les forces du grand patronat. Il est impossible de comparer des militants de gauche radicaux tels que le Dr. King, Fred Hampton (le dirigeant des Black Panthers, âgé de 21 ans au moment de son assassinat chez lui par le FBI), ou Malcolm X à des politiciens payés par le capitalisme tels que le président Barack Obama. Afin d’“assainir” les mouvements radicaux ou révolutionnaires des années 1960, le mouvement pour la libération des noirs devait être soit annihilé, soit récupéré par le système bipartite – et c’est ce qui s’est passé.

Le mouvement pour la libération des noirs a brisé les murs de la ségrégation légale dans les années ’50 et ’60. L’heure est maintenant venue de construire un nouveau mouvement de masse permanent et multi-ethnique afin de reprendre le combat contre l’oppression de race et de classe partout dans le pays. Comme le disait Dr. King : « Nous avons à faire à un conflit de classes. Il y a quelque chose qui cloche avec le capitalisme… Peut-être que l’Amérique doit se diriger vers un socialisme démocratique ».

Notre groupe Socialist Alternative aux États-Unis mène campagne pour briser le système des deux partis et construire un parti des travailleurs de masse. Nos campagnes pour les élections municipales à Seattle, Minneapolis et Boston sont autant d’exemples de ce qui doit être fait en cette période de crise si nous voulons nous opposer aux plans de Wall Street.

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