Il y a toujours quelque chose de réjouissant à ce qu’un film réalisé avec de tout petits moyens rencontre le succès. C’est ce qui se passe avec Merci patron de François Ruffin. Déjà connu comme journaliste, fondateur du journal satirique Fakir, collaborateur du Monde Diplomatique et de l’émission radio ‘Là-bas si j’y suis’,François Ruffin signe là son premier film. Il l’a réalisé avec 150.000€ à peine quand la moyenne pour un documentaire est le double,au bas mot. Pourtant, il enregistre des scores d’entrés dans les salles à faire pâlir les grosses productions. À la fin du mois de mai,quelque 500.000 spectateurs avaient déjà visionné le film, sorti en février en France.
Par Simon (Liège), article tiré de l’édition de juin de Lutte Socialiste
Son retentissement fait que le pitch de Merci patron est désormais connu: une famille de chômeurs, les Klur,autrefois licenciés par le groupe LVMH(propriété de la plus grosse fortune de France, Bernard Arnault) est aux abois. Leur maison va être saisie due à une dette impayée. L’auteur leur propose de monter une arnaque pour extorquer de l’argent à Arnault et, contre toute attente,ça marche. Les Klur font mine de monter une campagne dénonçant la responsabilité de Bernard Arnault dans leur situation et menacent de médiatiser leur cas à l’aide d’une campagne de presse et d’actions de mobilisation.L’ingéniosité et le culot de la bande qui oeuvre avec la complicité de quelques activistes bien connus (on assiste notamment à la mise en scène d’une réunion de planification d’une action de la CGT jouée en réalité par la compagnie politique musicale et théâtrale Jolie Môme) font danser l’homme de main de LVMH jusqu’à extorquer40.000 € à la compagnie et un emploi en CDI pour l’un des membres de la famille.
Voilà les grands patrons mis à l’amende:on se réjouit de voir les sbires de LVMH tomber dans le panneau, on applaudit d’observer une victoire dans notre camp et cela fait sans doute beaucoup pour le succès du film. Dans une France où les travailleurs voient depuis des décennies leur situation se dégrader au profit des super-riches, où la mobilisation s’étend face à la casse du Code du travail, le film montre que l’on peut gagner contre les puissants et les arrogants.
Au-delà d’une certaine mise en lumière de la lutte de classe, voilà probablement la plus grande vertu de ce film : il met la pêche. Les débats qui émaillent les fins de projections dans les salles sont là pour en témoigner.Merci patron est un film mobilisateur,qui renforce l’envie de lutter. Étant donné le contexte social et la nécessité de renforcer la résistance contrela loi El Khomri, on comprend l’atout que représente un tel film.
Un bon film, mais certainement pas un guide pour l’action
Pourtant, Merci patron tient plus de la farce ou du film de braquage que du film social. Frédéric Lordon, comparse de Ruffin dans le mouvement ‘‘Nuit Debout’’, le définit même comme un film d’action directe, ce qui apparaît peut-être comme la meilleure façon de caractériser cet OVNI cinématographique.
Bien sûr, François Ruffin ne propose pas de réelle alternative – mais on ne pourrait le lui reprocher, tant la force du film vient de l’énergie combattive qu’il véhicule. Cependant, le rapport de force n’est pas du tout absent de ce film. Comme le dit le réalisateur lui-même: ‘‘l’une des morales qu’on peut tirer de cette fable, c’est : on est parfois plus forts qu’on ne le croit, ils sont plus fragiles qu’on ne le pense.’’(1)
En effet, le ressort du montage imaginé par François Ruffin et ses acolytes repose sur la surprise et la menace de médiatiser la situation de la famille Klur pour amener LVMH à céder cequi ne représente finalement pour la société qu’une peccadille : 40.000 € etun CDI chez Carrefour. Ceci ne saurait bien sûr pas tenir lieu de plan d’action général pour contrecarrer la casse de nos conquêtes sociales. Il est important de noter que dans le stratagème mis au point pour faire plier la multinationale,c’est la menace de mobiliser la CGT etles Goodyear qui permet de l’emporter.Cette approche a d’ailleurs été mise en avant par François Ruffin à plusieurs reprises : le rôle des organisations traditionnelles de défense des travailleurs- au premier rang desquelles les organisations syndicales – sont essentielles pour construire un rapport de force qui permettra de repousser les attaques du patronat et des gouvernements à sa solde. Cette mise au point est d’autant plus notable que le réalisateur est largement impliqué dans le mouvement Nuit Debout dans les rangs duquel règne un anti-syndicalisme certain.
Ceci doit être clarifié et répété : si les syndicats ne sont pas exempts de toute critique (les lecteurs de Lutte Socialiste savent que notre journal ne cache pas ses réserves à l’égard des directions syndicales), ils restent le meilleur instrument dont nous disposons pour nous défendre collectivement.Nous devons y intervenir de façon à en faire des lieux démocratie garantissant le contrôle de ses luttes par la base.
Ceux qui voudraient s’inspirer de Merci patron pour construire un modèle de lutte seraient vite confrontés à une impasse.
Un enthousiasme sur lequel construire
Autre chose serait de profiter de l’enthousiasme suscité par le film pour tenter de faire passer à l’action le public au sortir des séances de projection.C’est exactement ce qu’a fait le mouvement des Bloqueurs des 45 h lors d’une avant-première à Liège en distribuant un tract appelant à la manifestation contre la Loi Peeters et c’est encore ce que proposait la réplique liégeoise de Nuit Debout en organisant une assemblée à proximité du cinéma. Cette assemblée à laquelle le réalisateur a participé a également été l’occasion d’un dialogue entre militants syndicaux et nuitdeboutistes, illustrant de façon criante comment l’art peut être un facteur de mobilisation et de convergence des luttes.
Derrière le nombre d’entrées en salle,c’est tout un type de public, pas précisément engagé, pas forcément amateur de Ken Loach (réalisateur britannique connu pour ses films à visée sociale et politique), qui découvre non seulement une analyse de classe des enjeux de société, mais aussi la nécessité de la lutte et qui constate qu’il est possible de l’emporter. L’actualité se charge d’amplifier la charge subversive du film : quand la direction d’Europe 1a refusé d’inviter Ruffin, quand des journaux tels que Le Parisien ont refusé des articles au sujet du film, il est clairement apparu aux yeux de tous comment le système s’auto-protège et comment les puissants s’entraident de façon à maintenir leurs positions.L’indignation qu’a suscitée cette campagne de censure n’a bien sûr fait que renforcer la notoriété du film.
Grâce à son talent et à sa verve,François Ruffin, désormais le Michael Moore français, a fait plus pour l’éducation politique des masses que dix ans de films sociaux et de documentaires pédagogiques. François Ruffin a fait son boulot de journaliste et de réalisateur engagé, à nous de faire le nôtre !Se servir de ce contexte pour faire passer de l’indignation à l’action les milliers de spectateurs de Merci Patron,impulser la stratégie et les méthodes qui permettrons de stopper l’offensive sur nos conditions de vie et d’aller arracher de nouveaux droits sociaux,voilà la tâche qui se trouve devant les militants les plus conscients.
(1) ‘‘Merci Patron ! Mode d’emploi.’’ www.fakirpresse.info