La révolution commencée en février a suivi son cours. La monarchie avait été renversée, une formidable liberté de presse, de réunion, existait comme nulle part ailleurs à cette époque. Les travailleurs, les paysans, les soldats, s’étaient dotés de conseils (les soviets) qui leur permettaient à la fois de développer leurs demandes mais aussi d’organiser en partie la société (contestation du pouvoir absolu des officiers dans l’armée, début de répartition des terres à la campagne, organisation du travail dans les usines…). Mais les aspirations fondamentales et les revendications de base de la révolution restaient : la journée de travail de 8 heures, la paix et la terre aux paysans. Le gouvernement provisoire, pas plus que le comité exécutif issu du congrès des soviets de juin, n’avait fait un pas dans ce sens, renvoyant cela à l’élection d’une Assemblée constituante – que le gouvernement refusait par ailleurs d’organiser. Quant à la guerre, toujours aussi absurde et meurtrière, toutes les forces politiques voulait la continuer, exceptés les bolcheviques et une partie des Socialistes-révolutionnaires de gauche.
Par un coup de force, le chef du gouvernement provisoire, Kerenski, avait fait arrêter de nombreux dirigeants bolcheviques, dont Trotsky ; Lénine a dû se cacher des mois en Finlande voisine, de crainte (justifiée) d’être assassiné. Le journal bolchevique, la Pravda ainsi que d’autres, avaient été interdits. Et toute la fin août avait été marquée par la tentative conjointe mais concurrente de Kerenski d’un côté, et du général Kornilov de l’autre, d’établir une dictature sanglante et répressive.
C’est la mobilisation en masse des bolcheviques (sur les mots d’ordre « défense de la révolution, pas de soutien à Kerenski, lutte contre Kornilov ») et de centaines de milliers de travailleurs et de soldats qui avaient fait échouer le coup d’État qui aurait débouché sur un régime de type fasciste s’il avait réussi. Cette défense victorieuse de la révolution et de ses acquis démocratiques changea définitivement l’ambiance. Les prisonniers politiques tels Trotsky et beaucoup d’autres furent libérés par les Gardes rouges (les détachements armés d’ouvriers) qui furent essentiels pour défendre la révolution. Les bolcheviques reçurent un soutien croissant grâce à la constance de leurs mots d’ordre. Leur refus de brader les aspirations de la révolution pour des combinaisons avec des partis hostiles aux travailleurs, aux paysans et au peuple, se sont avérés le seul rempart contre les ambitions dictatoriales des classes dirigeantes. La bourgeoisie, représentée par le parti Cadet, ne faisait plus mystère qu’elle était prête à s’allier avec les restes de l’aristocratie pourtant renversée en février, de même qu’à maintenir les alliances avec la France et la Grande Bretagne pour continuer la boucherie qu’était la Ière guerre mondiale. Incapable de prendre une mesure en faveur de masses ouvrières et paysannes, condamnant les soldats à toujours plus de mort et de sacrifice, et à l’autre bout, son refus de soutenir Kornilov et l’exigence d’une dictature pour asseoir le pouvoir de l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, le gouvernement provisoire n’avait plus aucun soutien réel. Son pouvoir pourrissant ne demandait qu’à tomber, mais il fallait pour cela un autre gouvernement, à la tête d’un nouvel État constitué par les masses et à leur service.
Le pouvoir des soviets
Le 31 août 1917, le soviet de Petrograd devient à majorité bolchevique et adopte une résolution demandant le passage du pouvoir aux Soviets. Il sera suivi de plus d’une centaine de soviets de province dont celui de Moscou où pourtant les socialistes révolutionnaires, favorables au gouvernement provisoire et à la poursuite de la guerre, étaient dominants. Chaque élection, durant tout le mois de septembre, voit une victoire des bolcheviques. L’agitation grandit tandis qu’à la campagne, les paysans appliquent le mot d’ordre de répartition des terres sans plus attendre les éternelles promesses du gouvernement. Des organisations de masse se constituent, dans les quartiers populaires, parmi les soldats. Les gardes rouges se structurent et s’organisent à la fois en milice pour l’ordre public et contre les agents provocateurs tsaristes mais également pour défendre les usines et les lieux de la révolution (journaux, sièges des soviets ou des partis). Pour Lénine, les conditions sont mûres et elles risquent de pourrir si on laisse les masses dans l’attente. Kerenski s’est arrogé les quasi pleins pouvoirs en se faisant nommer, le 14 septembre, chef des armées avec pour objectif de continuer la guerre.
Les mots d’ordre des bolcheviques, « le pain, la terre, la paix, et le pouvoir aux soviets » devient celui des masses, y compris dans la base des deux partis « socialistes » qui soutiennent le gouvernement provisoire, les mencheviques et socialistes révolutionnaires.
Reflet de ce changement continu, Trotsky est élu président du soviet de Petrograd et celui de Moscou devient à majorité bolchevique le 5 octobre. Lénine écrit alors le 29 septembre « la crise est mûre ». En parfait accord avec Trotsky, il ouvre le débat au sein du parti bolchevique sur la prise du pouvoir et le renversement du gouvernement provisoire.
Il y a d’un côté le gouvernement provisoire dont seule une minorité de la bourgeoisie et les puissances impérialistes défendent une légitimité, et de l’autre le pouvoir des soviets, représentant des millions de travailleurs, de soldats et de paysans, et dont le comité exécutif se refuse à prendre le pouvoir alors que les masses le demandent. Un tel double pouvoir ne peut durer très longtemps et l’indécision est pire que tout. Un nouveau Kornilov pouvait surgir et les manœuvres de Kerenski pour avancer vers une dictature étaient claires.
Mais la direction du parti bolchevique est encore indécise. Une minorité (dont Kamenev, futur allié de Staline qui finira par le faire exécuter) reste complètement hostile à la prise du pouvoir, d’autres (dont Staline) tergiversent, proposent de ne pas prendre position mais que les organes du parti en « discutent »… Il faudra une intense bataille démocratique dans le parti, avec des avancées et des reculs, pour que la direction soit enfin résolue à aller de l’avant.
Car les masses s’impatientaient. Kerenski tenta une dernière manœuvre : faire envoyer au front contre l’armée allemande les régiments cantonnés à Petrograd, ceux-là mêmes qui avaient défendu la révolution contre Kornilov. Cette provocation rencontra une vive résistance et les soviets des soldats votèrent désormais à l’unanimité la défiance contre le gouvernement provisoire.
Prise du pouvoir
Sous la pression des masses qui en avaient plus qu’assez de la guerre, le comité central des bolcheviques décide dans la deuxième semaine d’octobre de lancer l’insurrection. Pour Lénine, le parti doit prendre le pouvoir, pour Trotsky, le parti doit donner le pouvoir aux soviets. Une position commune émerge, le parti organise l’insurrection et propose à la séance d’ouverture du 2ème congrès pan-russe des soviets, le 25 octobre (7 novembre pour le calendrier occidental) que les soviets prennent le pouvoir. Un comité révolutionnaire est formé, avec à sa présidence Trotsky, et une vaste campagne d’agitation dans toutes les grandes villes est organisée. Des votes en faveur de la prise du pouvoir par les soviets s’organisent un peu partout, remportant enthousiasme et majorité.
Souvent peu expérimentés à la tactique militaire, les détachements de Gardes rouges organisent du mieux qu’ils peuvent des plans d’occupation des endroits stratégiques des villes. A Petrograd, le 24 octobre et le matin du 25, des détachements occupent l’ensemble des bâtiments officiels, sans un coup de feu. Seuls le palais du gouvernement provisoire et les détachements d’élèves officiers sont hostiles. Partout ailleurs, les détachements du comité révolutionnaire militaire sont aidés par les travailleurs. Lorsque s’ouvre le 2ème congrès pan-russe des soviets, Trotsky soumet une résolution prononçant la dissolution du gouvernement provisoire et proclamant le pouvoir aux soviets. Celle-ci est largement majoritaire, seuls une partie des mencheviks et des socialistes révolutionnaires votent contre (moins de 100 mandats sur 562 délégués), et quittent la séance. Pourtant, les bolcheviques proposent que le gouvernement issu des soviets intègre l’ensemble des courants politiques présents au congrès pan-russe, mais seuls les SR dits de « gauche » accepteront.
L’insurrection a été plus difficile à Moscou où des combats de rue dureront quelques jours. À Petrograd, il n’y eut quasiment aucun coup de feu, au contraire de la révolution de février qui avait vu des centaines de morts. En moins de 48 heures, le congrès des soviets va faire ce que le gouvernement provisoire a été incapable de faire en huit mois : un décret donnant la terre aux paysans pauvres, un autre instaurant la journée de 8 heures, et la souveraineté et l’égalité de tous les peuples de Russie. Sur la guerre, la diplomatie secrète est abolie et le congrès propose l’ouverture immédiate de pourparler de paix, en vue d’une paix équitable, sans indemnité ni annexion.
Construire le socialisme
De simples ouvriers, soldats et paysans, grâce à la direction du parti bolchevique et la détermination de ses meilleurs dirigeants dont Lénine et Trotsky, avaient osé. Ils avaient osé prendre les affaires du pays en main, ne plus accepter la domination des forces qui ne gouvernent qu’en fonction des intérêts des classes dirigeantes. Très vite, d’autres mesures seront prises : une égalité complète entre hommes et femmes, la nationalisation des banques, le contrôle des travailleurs sur la production… Mais très vite aussi, la bourgeoisie des grands pays capitalistes se déchaîna contre le pouvoir des soviets. Une infâme guerre civile, avec l’envoi de dizaines de milliers de soldats français, anglais, états-uniens, allemands, japonais, pour appuyer les troupes pro-tsaristes (les « blancs »), fut imposée aux peuples de Russie et au pouvoir révolutionnaire des soviets.
Mais la vague révolutionnaire gagna d’autres pays, et notamment les empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) et le premier résultat international de la révolution d’Octobre fut qu’il a été mis fin à la boucherie qu’était la 1ère guerre mondiale qui aurait certainement encore duré des années sans la révolution d’Octobre.
La plus grande réalisation humaine de l’histoire allait donner un tournant décisif et dominer tout le 20ème siècle. Des millions de travailleurs, dans les pays dominants comme dans les colonies, allaient se saisir de la victoire d’octobre et menacer l’ordre capitaliste.
La mise en place, dans la 2ème partie des années 20, du pouvoir dictatorial de Staline et la bureaucratisation croissante de l’Union soviétique sous sa politique est constamment utilisée aujourd’hui pour dénigrer la révolution d’octobre. C’est évidemment en mettant de côté que les principaux acteurs de la révolution, à commencer par son principal dirigeant, Trotsky, ont justement mené une opposition farouche contre Staline. C’est également en mettant de côté que l’ensemble des pays qui ont vu une période révolutionnaire à la même époque et où les « socialistes » réformistes ont réussi à empêcher que la révolution socialiste triomphe, se sont transformés en pays fascistes : Italie, Allemagne, Espagne, Roumanie… pour aboutir à la terrible 2nde guerre mondiale.
Le principal dirigeant de la révolution d’Octobre, Trotsky, a montré dans son œuvre magistrale, la Révolution Trahie, quelles sont les bases réelles de la bureaucratie stalinienne. Il a continué inlassablement à défendre les acquis de la révolution d’octobre tout en appelant à ce que les masses se soulèvent contre cette même bureaucratie et que soit repris le chemin vers le socialisme en Union soviétique et dans le monde.