Pourquoi avons-nous besoin d’une théorie ?
Le marxisme est la théorie révolutionnaire du prolétariat. Il est parfois appelé une « philosophie ». Le mot « philosophie » provient du grec ancien, la langue parlée en Grèce il y a plus de 2000 ans, et signifie « amour de la sagesse ». Une philosophie est un système d’idées utilisé pour tenter de comprendre le monde. Mais aujourd’hui, il nous semble que le marxisme est mieux défini comme étant une « théorie » plutôt qu’une « philosophie ».
Le prolétariat a toutes les raisons de s’efforcer de mieux comprendre le monde. Nous voulons comprendre beaucoup de choses au cours de notre vie. Nous voulons comprendre pourquoi il y a de la pauvreté, des inégalités, du racisme, des guerres, et beaucoup d’autres choses qui font de notre vie un combat de tous les jours. En tant que classe au sein de la société capitaliste, nous n’avons aucun intérêt matériel à défendre. Nous ne vivons pas de l’exploitation du travail d’autrui. Au contraire, c’est à nous que, chaque jour, d’autres volent la richesse que nous créons par notre travail. Alors, si nous cherchons à mieux comprendre pourquoi tout cela se passe comme ça, nous avons tout à gagner, et rien à perdre.
– Brochure de Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d’Afrique du Sud (WASP) (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière), 2015
Mais la compréhension qui nous est donnée par le marxisme ne nous donne pas seulement le « point de vue » des travailleurs. Par exemple, du point de vue des travailleurs, les patrons sont « injustes » et « radins », puisqu’ils nous donnent des salaires de misère alors qu’eux empochent les bénéfices. Du point de vue des patrons par contre, les patrons « méritent » ces bénéfices puisqu’ils ont payé leurs travailleurs « comme il faut », selon le salaire fixé par la loi. Ils traitent leurs travailleurs d’« ingrats » qui se plaignent sans arrêt alors qu’ils ont de la « chance », qu’ils ont le « privilège » d’avoir un travail là où beaucoup d’autres n’ont rien ! Il semble donc qu’il existe plusieurs « points de vue » dans la société, aucun n’étant plus « juste » ou plus « incorrect » que l’autre. Si le marxisme ne faisait que décrire la société du « point de vue » des travailleurs, il ne serait donc qu’une opinion parmi d’autres. On dirait donc qu’il serait subjectif.
Mais la théorie marxiste nous permet justement d’acquérir une compréhension objective du monde et de la société. Le marxisme nous donne une méthode qui nous permet de former nos pensées de sorte à comprendre le monde de façon aussi exacte que possible. Par exemple, le marxisme permet d’expliquer la relation objective qui existe entre les salaires et le profit, indépendamment du « point de vue » de l’une ou l’autre personne ; ainsi, le marxisme explique pourquoi justement les travailleurs et la classe capitaliste ont des « points de vue » différents à ce sujet. Car de manière objective, le profit provient simplement de la partie du travail fourni par les travailleurs qui ne leur a pas été payée. Les patrons cachent cela en payant des salaires à l’heure ou au mois, qui donnent l’impression aux travailleurs qu’ils ont été payés pour l’entièreté de leur travail. Donc lorsqu’on examine la question du point de vue objectif, on se rend compte que le point de vue des travailleurs est beaucoup plus proche de la réalité que celui des patrons !
C’est cette quête d’explications objectives qui se trouve aussi à la base de la science moderne. La science pose la question du « pourquoi ? » à propos de toute chose dans la nature, à la recherche d’explications objectives des causes, jusqu’au début de l’univers, et au-delà ! C’est la science seule qui nous a permis de comprendre que toute chose dans la nature a une histoire, qui peut également être expliquée.
L’apport de Karl Marx a été d’utiliser l’approche scientifique pour expliquer la société. Il a découvert les processus objectifs qui expliquent l’évolution de la société. Il a trouvé ces causes dans le développement des forces de production et de la lutte de classe que ce développement engendre. En d’autres termes, Marx a montré que les outils et les techniques qui sont utilisés pour faire fonctionner la société (les forces de production) et la manière dont les gens s’organisent autour de ces outils et techniques pour les faire fonctionner (les relations de production) engendrent différentes classes de gens. Ces classes ont des relations différentes par rapport aux forces de production et les unes par rapport aux autres. Par exemple, de nos jours, la classe capitaliste possède les forces de production ; la classe prolétaire n’en possède pas. La classe prolétaire (les travailleurs) vit en recevant un salaire de la part des capitalistes, en échange de la location de sa force de travail. La classe capitaliste vit de l’exploitation de la force de travail de ses travailleurs prolétaires. C’est ce qui donne à la classe des travailleurs et à la classe capitaliste leurs différents « points de vue » à propos de différentes idées, leur différente conception de ce qui est « juste » et de ce qui ne l’est pas.
Cette structure de base de la société existe indépendamment du « point de vue » de tout un chacun. Il s’agit d’une base objective pour expliquer le fonctionnement de la société. Comme Marx l’a dit, cette base peut être « déterminée avec toute la précision des sciences naturelles ». Marx explique ensuite qu’au-dessus de cette « base concrète … s’élève une superstructure juridique et politique … à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Critique de l’économie politique, 1859). Le marxisme, en fondant l’analyse de la société sur des bases scientifiques, nous permet de développer des explications pertinentes pour comprendre « pourquoi ? » la société fonctionne de la manière dont nous le voyons aujourd’hui. Lénine, l’organisateur de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie et fondateur de l’Union soviétique, expliquait ceci :
« Marx … a étendu la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx (qui place la compréhension de la société sur des bases scientifiques) a été la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l’arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l’histoire et de la politique, a succédé une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d’une forme d’organisation sociale, surgit et se développe, du fait de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, – comment par exemple le capitalisme est né du féodalisme (le type de société qui existait en Europe avant le capitalisme).
« De même que la connaissance de l’homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, … de même la connaissance sociale de l’homme (c’est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s’érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des États européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie (classe capitaliste) sur le prolétariat (classe des travailleurs). La philosophie de Marx … a donné de puissants instruments de connaissance à l’humanité, surtout à la classe des travailleurs. »
(Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme, 1913)
C’est pourquoi le marxisme est aussi appelé socialisme scientifique. Tout comme n’importe quelle science, le marxisme a sa propre méthode d’analyse qui nous enseigne où chercher pour trouver des explications objectives. Cette méthode est appelée matérialisme dialectique. Une fois que nous arrivons sur le plan des explications objectives, le marxisme nous fournit les « outils » de la pensée dialectique qui nous aident à examiner les éléments que nous trouvons. Ces « outils » sont les lois de la dialectique. (Ces deux concepts seront expliqués dans les deuxième et troisième parties de cette brochure).
Une autre conséquence découle de l’extension des principes scientifiques à l’étude de la société. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels écrit : « De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors … que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique [voir troisième partie de cette brochure]. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire. » En d’autres termes, Engels dit que le seul champ de la connaissance humaine qui reste à la philosophie est l’analyse de notre mode de pensée et de notre façon de voir le monde. Toute autre connaissance, y compris la science sociale, doit être fournie par une approche scientifique qui recherche des explications objectives.
Pourquoi dit-on que le marxisme est scientifique ?
La base de toute science est le fait de rassembler des informations. Dans certaines branches de la science, les observations peuvent être plus détaillées et plus précises, à la suite d’expériences en laboratoire. Des théories sont ensuite développées afin de relier ces observations entre elles et de les expliquer. Au fur et à mesure que notre connaissance du monde se développe, ces théories, à leur tour, guident nos observations en nous permettant d’effectuer des prédictions, qui nous permettent de tester la validité de ces théories.
Le marxisme suit la même approche. Sauf que le laboratoire du marxisme est l’expérience de la classe prolétaire tout au long de l’histoire. Ces expériences servent d’« observations » au socialisme scientifique. Dans ce sens, le marxisme n’est rien d’autre que la généralisation des expériences effectuées par la classe prolétaire. Lorsque nous parlons de « généralisation », nous voulons dire que si nous voyons la même chose se reproduire encore et encore dans un contexte donné, c’est que nous pouvons en tirer une règle générale. Par exemple, si nous voyons qu’à chaque fois que quelqu’un court à travers le couloir, il ou elle tombe et se blesse, la prochaine fois que nous voyons quelqu’un courir à travers le couloir, nous lui crions « Arrête de courir ! ». C’est une généralisation de notre expérience.
C’est la même chose lorsqu’on étudie l’histoire. Si nous voyons la classe prolétaire confrontée encore et encore aux mêmes problèmes au cours de sa lutte, nous pouvons en tirer une conclusion par rapport à ces mêmes problèmes lorsqu’ils surgissent à nouveau aujourd’hui. De même, si les travailleurs en lutte ont testé certaines méthodes pour résoudre ces problèmes, et que ces méthodes ont échoué, nous pouvons apprendre de ces erreurs pour ne pas les répéter à nouveau. Par exemple, dans chaque situation révolutionnaire où la classe prolétaire tente de prendre le pouvoir, nous voyons les capitalistes utiliser le pouvoir d’État (la police, l’armée, les tribunaux, etc.) pour défendre leur système. Et lorsque les travailleurs ne sont pas préparés à cette éventualité, ils échouent et sont vaincus. En appliquant la méthode du marxisme pour analyser cette expérience, nous tirons la « théorie marxiste de l’État » qui explique pourquoi nous voyons la même chose se reproduire à chaque fois : nous en concluons donc que l’État n’est pas une structure « neutre » au-dessus de la société, mais une arme entre les mains de la classe dominante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, dans des situations révolutionnaires, nous ne sommes plus étonnés de voir l’État se retourner contre nous. Nous nous organisons pour nous défendre en conséquence. Donc, la théorie guide nos actions, et ce sont les expériences du passé qui nous ont permis de développer cette théorie.
Tous ceux qui disent qu’on n’a pas besoin de théorie « parce que ça ne se mange pas », disent dans les faits qu’ils n’ont rien à apprendre de 200 ans de sacrifices et de luttes héroïques du prolétariat partout dans le monde. Car lorsque nous, marxistes, parlons de « théorie », nous n’entendons rien d’autre que tous ces sacrifices et toutes ces luttes. Ceux qui disent que « la théorie ne se mange pas » sont soit des arrogants, soit des ignorants, ou bien les deux!
Pourquoi est-ce que les marxistes sont les seuls à comprendre la société de manière scientifique ?
En tant que prolétaire, acquérir une compréhension scientifique de la société n’est pas un exercice académique, ni quelque chose d’utile pour avoir l’air intelligent devant ses amis. Il s’agit plutôt d’une question de vie ou de mort. Nous posons la question « pourquoi ? » parce que nous voulons changer le monde. Et c’est l’analyse scientifique de l’histoire réalisée par Marx, en particulier son analyse de la société capitaliste, qui fournit à la classe prolétaire les armes dont elle a besoin pour comprendre comment la société peut être réorganisée afin de satisfaire les besoins de la vaste majorité de la population, plutôt que de ne faire que grossir les profits d’une poignée d’individus. Pour la classe prolétaire, le marxisme constitue un guide pour l’action dans la lutte pour créer un société socialiste. Comme Marx l’écrivait, « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer ». (Thèses sur Feuerbach, 1845)
Le socialisme n’est pas une jolie idée sortie de nulle part. Il s’agit d’une prédiction, basée sur une compréhension des limites de l’économie capitaliste. Le socialisme va remplacer la propriété privée capitaliste des banques, des mines, des grandes plantations, des grosses usines et autres grandes entreprises par une propriété sociale. Sur cette base, la production pour les besoins sociaux remplacera la production pour le profit. Au lieu du chaos et de la concurrence du marché capitaliste, le socialisme organisera un plan démocratique de production. Ce plan sera nécessairement un plan international. Sur cette base économique, le niveau de vie va énormément s’élever, offrant une base pour un développement continu de la société, de l’éducation, de la science et de la culture.
Cette menace posée à sa domination de classe est la raison pour laquelle la classe capitaliste fait tout pour s’opposer et résister à la compréhension scientifique de la société telle que présentée par le marxisme. Mais de prime abord, cela semble tout de même étrange. Après tout, la classe capitaliste est tout à fait capable d’accepter chaque avancée scientifique qui explique les phénomènes naturels. Surtout vu que les capitalistes utilisent ces avancées pour engranger plus de profits, que ce soit dans l’industrie, dans la médecine, dans l’agriculture, etc. Les capitalistes sont même d’accord qu’il est possible d’acquérir une compréhension scientifique de l’individu, grâce à la psychologie moderne et à la neuroscience.
Mais la position de la classe capitaliste l’empêche d’admettre que la société puisse être analysée de manière scientifique. Car elle se sent menacée par les idées du marxisme, qui expliquent qu’elle tire la source de sa domination de la propriété privée des moyens de production, et qu’elle tire ses profits de l’exploitation de la force de travail de la classe prolétaire. Plus encore, à partir du moment où le marxisme envisage le capitalisme comme n’étant qu’une simple étape au cours d’un même processus de développement historique, il apparaît évident que l’histoire ne s’arrête pas au capitalisme : la société va continuer à évoluer ; le capitalisme ne durera pas éternellement.
Mais nous ne parlons pas ici d’un simple acte de manipulation, d’un « complot » de la part des capitalistes, comme quoi ils connaîtraient la vérité et chercheraient à la cacher. Même si les meilleurs stratèges du capitalisme ont une certaine compréhension de la nature de leur système, qu’ils mettent au service de ce système, nous parlons ici en général d’un processus beaucoup plus subtil. La classe capitaliste est comme une personne qui escalade une montagne alors qu’elle n’a pas assez de corde pour atteindre le sommet. Elle se convainc qu’elle se trouve sur la seule montagne dans le monde, tout simplement parce qu’elle n’arrive pas au sommet de cette montagne pour voir que derrière cette montagne, s’en cache une autre, et une autre encore, à perte de vue. Sa position sur la montagne l’empêche de voir la réalité. Tout comme cette personne qui est en train d’escalader la montagne, c’est la position des capitalistes dans la société qui les empêche d’admettre qu’il existe une autre façon d’organiser la société, que leur façon d’organiser la société n’est tout simplement que leur façon de l’organiser et rien d’autre. C’est pourquoi nous voyons se développer autant de courants philosophiques, religieux, économiques et politiques qui tous tentent de nous expliquer pourquoi la société capitaliste est selon eux « normale », « naturelle », « inévitable ».
Les capitalistes cherchent à mélanger le problème
Dans la vie de tous les jours, le « point de vue » des capitalistes est mis en avant et présenté comme étant le « bon sens ». Les médias sont remplis de cette pensée à cinq francs. Il suffit d’allumer sa radio ou sa télévision pour le voir. On nous y explique que certaines personnes sont devenues riches parce qu’elles ont « travaillé dur » pour en arriver là ; pas parce qu’elles ont exploité la force de travail de leurs employés. On nous y explique que « l’homme est par nature égoïste », pour nous expliquer les inégalités ; on ne nous dit pas que ces inégalités viennent du fait que la société est divisée en une classe qui possède les moyens de production, et une autre classe qui ne possède rien et qui se voit obligée de vendre sa force de travail aux patrons. Partout, on nous parle d’« entrepreneuriat », on nous parle de « leadership » et autres philosophies qui prônent le « développement personnel » et la « pensée positive ». Au final, tout cela a pour but de nous convaincre de nous adapter à cette société, de nous empêcher de chercher à observer l’horizon du sommet de la montagne.
Il y a une autre arme, encore plus sophistiquée, dans l’arsenal idéologique du capitalisme. Pour pouvoir gérer une économie moderne, les gouvernements capitalistes doivent avoir une certaine compréhension de la société. On collecte des statistiques sur la croissance économique, sur la démographie, sur les importations et exportations, sur le fonctionnement des différentes branches de l’industrie, etc. On collecte aussi des statistiques sur le taux de pauvreté, d’inégalité et de chômage. Jamais on n’a fait autant d’« observations » sociales à aucun moment de l’histoire ! C’est donc au niveau de la théorie que le capitalisme se défend. Les capitalistes doivent tout faire pour empêcher qu’une théorie n’arrive pour relier entre elles toutes ces observations et en tirer une conclusion objective afin d’expliquer pourquoi le capitalisme est une catastrophe pour la vaste majorité de l’humanité.
Comme il est impossible à éviter entièrement, le marxisme est souvent présenté comme une théorie « parmi d’autres ». Les départements de sociologie à l’université sont remplis de théories confuses, à moitié développées, qui sont présentées comme un assortiment parmi lequel le chercheur n’a que l’embarras du choix. On peut choisir la théorie qui nous plait le mieux, celle qui a l’air la plus jolie, quelle que soit sa capacité (ou non) à analyser correctement la société. Ainsi, la voix du marxisme est noyée au milieu d’un véritable vacarme. Les connexions effectuées par Marx sont déconnectées. Lorsque les idées et les théories sont traitées de cette manière, nous appelons cela une approche éclectique. Cette approche est considérée comme normale dans les sciences sociales de la société capitaliste. Et en général, les quelques universitaires qui affirment se plier à la méthode marxiste la stérilisent en ignorant les conclusions révolutionnaires qui en découlent.
Mais dans la société capitaliste, ce n’est que parmi les « sciences » sociales qu’on laisse cet éclectisme se développer. Il est très clair que certaines théories scientifiques expliquent la nature de manière plus exacte que d’autres. Les théories qui sont les plus capables d’expliquer la nature deviennent les théories enseignées, tandis que les autres sont rejetées. Par exemple, lorsqu’une personne est malade, un médecin et un marabout ont tout deux « leur théorie ». Le marabout va expliquer que la maladie est causée par un mauvais génie. Le médecin y verra une infection de microbes.
Mais la théorie du médecin est plus efficace pour expliquer ce qui est en train de se passer. Une explication correcte permet un traitement efficace et adapté de la maladie. Par exemple, un traitement à base d’antibiotiques. Il est possible que le marabout ait à sa disposition un traitement à la suite des expériences effectuées par de nombreuses générations de marabouts avant lui, qui ont peut-être par hasard découvert une plante qui contient la même substance que celle qui est contenue dans l’antibiotique. D’ailleurs, bien souvent, les médecins découvrent de telles substances en analysant les plantes utilisées de manière traditionnelle par des marabouts. Mais le marabout n’est pas capable de comprendre pourquoi cette plante est efficace en tant que traitement, tant qu’il ne comprend pas les bases de la biochimie. Tout ce qu’il sait, est que cette plante fonctionne en tant que médicament. Nous voyons donc qu’une de ces deux théories est beaucoup moins exacte que l’autre dans sa capacité à expliquer le monde. Ce qui vaut pour la science et la médecine, vaut également pour la société. Le marxisme est capable d’expliquer la société de manière bien plus exacte que n’importe quelle autre « théorie » sociologique.
Tout cela ne veut pas dire que la science est immunisée à l’influence du contexte social. Par exemple, à partir du 17e siècle, l’esclavage des Noirs en Amérique a été justifié par des théories pseudoscientifiques sur les différentes « races » humaines, qui sont aujourd’hui entièrement discréditées. Puisqu’il leur manquait une théorie capable d’expliquer de manière objective les phénomènes sociaux, par exemple, l’existence d’une classe d’esclaves noirs, – une explication qui ne pouvait être trouvée qu’en analysant les conditions sociales qui ont donné naissance à ce phénomène –, les scientifiques se sont à la place rabattus sur des théories utilisées pour décrire la nature plutôt que la société. C’est ainsi que la théorie selon laquelle il existerait des êtres vivants « plus évolués » que d’autres, selon une forme de hiérarchie biologique, a été appliquée à tort à la société, dans une tentative d’expliquer pourquoi les Noirs se trouvent au bas de la « hiérarchie sociale », avec les Blancs au sommet.
Et cette façon de faire continue encore aujourd’hui, dans les travaux de nombreux scientifiques qui seraient sans cela d’éminents théoriciens. Mais, contrairement à ce que certains disent, il ne s’agit pas d’un argument contre la méthode scientifique. Tout ce que cela démontre, est qu’une recherche trop peu rigoureuse d’explications objectives concernant la société peut causer de grandes erreurs.
Une autre manière de rejeter le marxisme est de dire qu’il s’agit d’une « vieille théorie », qui ne peut certainement pas s’appliquer à la complexité de la vie au 21e siècle. Mais depuis quand l’âge est-il un critère pour juger de la validité d’une théorie ? Les lois de physique telles qu’élaborées par Isaac Newton ont plus de 300 ans, pourtant elles constituent toujours la base de la physique moderne. Trotsky a dit : « Le critère qui permet de répondre à cette question est simple : si la théorie permet d’apprécier correctement le cours du développement économique, et de prévoir l’avenir mieux que les autres théories, alors elle reste la théorie la plus avancée de notre temps, même si elle date d’un bon nombre d’années. » (Le marxisme et notre époque, 1939)
Une théorie « européenne » ?
Certains soi-disant panafricanistes rejettent le marxisme pour la seule raison qu’il a été « inventé » en Europe par un Blanc. Ils oublient que la plupart des grands dirigeants panafricanistes qu’ils vénèrent, surtout les chefs des luttes de libération des années ‘1950 et ‘1960, basaient leur action, au moins en partie, sur les idées du marxisme. Mais le marxisme n’est pas une « invention ». Le marxisme est une description des processus de l’évolution de la société, tout comme les autres théories scientifiques décrivent les processus de l’évolution de la nature. Ces processus existent, qu’on leur donne un nom ou pas, et quelle que soit la personne qui les a décrits en premier. Les panafricanistes qui sautent du mont Kilimandjaro subiront pleinement la dure loi de la gravité, même si la théorie de la gravitation universelle a été formulée pour la première fois en Europe !
Il est vrai que ce sont les conditions sociales qui prévalaient au 19e siècle en Europe et l’émergence d’une classe ouvrière révolutionnaire qui ont permis à Karl Marx de développer ses idées. Mais certaines idées et inventions appartiennent à l’ensemble de l’humanité, quelle que soit leur origine. L’écriture a été inventée en Afrique. Mais depuis, cette invention a été adaptée pour représenter l’ensemble des langues du monde. Même si les caractères chinois sont très différents des lettres de l’alphabet arabe ou de l’alphabet latin avec lequel nous écrivons le français, la méthode fondamentale, qui consiste à représenter les mots et les sons de la langue humaine par des symboles écrits, reste la même. De même, la méthode du marxisme peut être appliquée pour comprendre les différentes sociétés humaines à différents stades de développement, partout dans le monde. Cette méthode peut être employée pour analyser les sociétés africaines de l’époque précoloniale, coloniale ou postcoloniale aussi bien que pour analyser les différentes étapes de l’évolution de la société européenne.
En réalité, c’est la position de classe de l’élite noire qui défend de telles idées qui fait que cette élite se retrouve coincée sur la même montagne que la classe capitaliste. L’origine européenne de Marx ne fait que servir d’excuse à ces « dirigeants » noirs pour rejeter les conclusions révolutionnaires du marxisme qui remettent en question leurs intérêts au sein de la société capitaliste.
La distorsion stalinienne du marxisme
Mais cette excuse leur a été servie sur un plateau d’argent par la distorsion stalinienne du marxisme. Les staliniens ont tenté d’imposer aux sociétés africaines la description faite par Marx du développement des sociétés de classes européennes. L’Europe s’est développée en passant par la société esclavagiste antique de la Grèce et de l’Empire romain, la société féodale des rois, seigneurs et paysans puis le capitalisme, avant que ne commence la lutte de la classe prolétaire pour le socialisme. Se basant sur ces textes, les staliniens ont affirmé que l’Afrique devrait « inévitablement » passer par les mêmes étapes avant qu’on ne puisse y parler de lutte pour le socialisme.
Mais cela fait en réalité des siècles que le capitalisme européen est arrivé en Afrique et que depuis, ces deux continents interagissent l’un avec l’autre. Les sociétés précapitalistes africaines (qui ne correspondaient pas à un des stades de l’évolution de la société européenne) ont été bouleversées par la longue histoire de la traite des Noirs, du colonialisme, de l’exploitation et de l’oppression impérialistes… L’Afrique, si elle avait été laissée à elle-même, aurait pu connaitre un développement autonome et original, mais il est clair à présent que toutes ces étapes historiques ne verront jamais le jour. Aujourd’hui comme depuis déjà plusieurs siècles, l’Afrique fait partie intégrante du système capitaliste mondial.
La distorsion du marxisme était nécessaire pour la dictature de la bureaucratie stalinienne. Après avoir trahi la révolution prolétarienne russe de 1917, cette couche privilégiée a commencé à craindre que de nouvelles révolutions socialistes ne réussissent ailleurs dans le monde. Car si une véritable démocratie prolétarienne, basée sur le socialisme, avait émergé dans un autre pays, cela aurait certainement inspiré la classe prolétaire d’Union soviétique à se lever de nouveau pour chasser ses « leaders ». L’idée selon laquelle l’Afrique (et le monde colonial puis néocolonial) devait nécessairement passer par une étape « capitaliste » avant d’envisager la révolution socialiste, constituait une partie très importante de la politique étrangère de l’Union soviétique stalinienne, utilisée pour saboter chaque mouvement révolutionnaire qui se présentait dans ces pays. C’est ainsi que nous voyons encore le Parti communiste sud-africain (tout comme les fondateurs du Front populaire ivoirien et d’autres partis « communistes ») s’en tenir à la vieille théorie de la « révolution démocratique nationale ». Cela sert de prétexte à ces partis pour justifier leur adaptation au capitalisme. La distorsion stalinienne du marxisme est une autre manière d’expliquer qu’il n’y a qu’une seule montagne. Et elle permet de justifier pourquoi le parti ferme les yeux sur le fait que les ministres « communistes » touchent d’énormes salaires, vivent dans des palais et roulent en BMW.
Les staliniens ont tendance à élaborer leurs théories avant, puis à exiger de la société qu’elle se conforme à leurs théories. Cette approche est totalement opposée au marxisme. Trotsky, qui a été exilé puis assassiné par la bureaucratie stalinienne pour avoir défendu les véritables méthodes du marxisme, avait développé sa théorie de la « révolution permanente » en démontrant que le reste du monde n’était pas forcément « destiné » à suivre les mêmes étapes par lesquelles l’Europe était passée. Trotsky est parti du principe marxiste fondamental selon lequel ce qui est vrai est ce qui existe, pour analyser les pays coloniaux et semicoloniaux et démontrer que le développement économique et la démocratie qui avaient été apportés à l’Europe par la classe capitaliste ne pourraient être apportés aux pays coloniaux que par la classe prolétaire à la tête des masses paysannes. Cette prédiction a d’ailleurs été, plus que nulle part ailleurs, confirmée par l’expérience de la révolution russe elle-même : une vérité très dérangeante pour les staliniens !
La théorie prolétarienne peut percer l’armure idéologique du capitalisme
La classe capitaliste utilise son contrôle sur la société (via le contrôle des médias, des programmes d’enseignement, etc.) pour promouvoir les idées qui défendent le système capitaliste. Elle cherche ainsi à imposer ses idées à l’ensemble de la société. Ces idées sont alors intégrées dans l’armure idéologique du capitalisme. Comme Marx l’a dit : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes » (L’Idéologie allemande, 1845).
Mais aucune des protections idéologiques du capitalisme ne peut réussir éternellement à endormir la classe prolétaire. Chaque jour, la réalité nous force à entrevoir la contradiction entre ce qu’on nous enseigne dans la société et nos observations qui découlent de notre expérience de la vie quotidienne. L’expérience de notre propre exploitation, de notre propre misère, alors que nous voyons une richesse indécente s’étaler qui serait autrement capable de mettre un terme à ces maux, contredit l’idée selon laquelle « Tout est comme il faut ». Le marxisme aide la classe prolétaire à prendre conscience de cette contradiction, à dépasser le simple soupçon qui la pousse à se dire que « Non, tout n’est pas comme il faudrait », pour embrasser cette idée de manière consciente. Le marxisme nous apprend à former notre manière de raisonner afin de pénétrer à travers le brouillard de confusion que le « bon sens » capitaliste tente de nous imposer, pour pouvoir comprendre comment nous pouvons changer la société.
Mais la société capitaliste fait tout pour empêcher les prolétaires de tirer ces conclusions. Beaucoup de gens n’ont même pas la possibilité d’aller à l’école primaire. Mais même un diplôme universitaire ne peut pas nous apprendre à voir au-delà du brouillard des idées capitalistes. C’est pourquoi nous devons nous baser sur nos propres organisations révolutionnaires afin de nous former et de nous éduquer. C’est ainsi que la méthode d’analyse marxiste permet à n’importe quel ouvrier d’égaler, si pas de dépasser en niveau de compréhension n’importe quel patron, pasteur, académicien ou politicien capitaliste.
La méthode du marxisme : le matérialisme dialectique
Comme toutes les idées, le marxisme n’est qu’un produit de l’évolution historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée se développe à partir des idées qu’elle se prépare à remplacer, parfois même en reprenant pour s’exprimer les mêmes termes dans lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le développement du marxisme, Engels expliquait que :
« Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d’une part des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d’autre part de l’anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du 18e siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d’abord se rattacher au fonds d’idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques. » Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880
Au moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d’idées préexistant » de la philosophie occidentale et antique était plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu’il ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui en effet, nous voyons que ce « fonds d’idées préexistant » qui était largement diffusé à l’époque de Marx nous apparait non seulement comme quelque chose d’obscur, mais semble même avoir été écrit dans une langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors. Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de comprendre ces idées. Nous attendrons d’arriver à la quatrième partie de ce document pour donner un compte-rendu de l’histoire de la philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d’abord nous concentrer sur l’introduction au matérialisme dialectique, en développant plus en profondeur les idées les plus familières de la science moderne par lesquelles nous avons commencé.
Qu’est-ce que le savoir ?
Avant d’élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous devons tout d’abord poser la question la plus basique d’entre toutes : qu’est-ce que le savoir ? C’est-à-dire, d’où viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ? Pendant la plus grande partie de l’histoire, l’humanité n’avait même pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication objective » de la nature ou de la société. Même si on avait tenté de leur en montrer une, ils n’auraient pas pu en comprendre le principe !
La connaissance que l’humanité a du monde peut être décrite comme une paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu’il est réellement. L’autre côté représente notre compréhension du monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l’un de l’autre, plus notre compréhension du monde est exacte.
L’humanité a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l’une de l’autre. Mais ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de l’histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue » était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout comme aujourd’hui, nous voyons qu’il existe différents « points de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des travailleurs et le profit des patrons.
Par exemple, dans les sociétés primitives où la science était très peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document pour plus de détails sur la religion primitive).
Personne ne savait comment distinguer une « explication objective » d’une explication fantaisiste ; il n’y avait donc aucune manière d’évaluer l’exactitude des théories développées en testant la capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont dès lors acquis un statut « indépendant », elles se sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné naissance pour être élevées au rang d’explications objectives par elles-mêmes.
C’est ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises en cause, car elles étaient considérées comme des vérités absolues qui existaient même en-dehors de l’histoire. Cela a eu pour effet d’inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les gens ont commencé à croire, à tort, que c’est le monde qui devait agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le décrire avec précision.
En langue philosophique, l’approche qui consiste à faire passer les idées avant la réalité concrète s’appelle l’idéalisme. Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons d’« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie de tous les jours, nous qualifions quelqu’un d’« idéaliste » si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien. Ce n’est pas du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d’idéalisme en philosophie.
L’idéalisme, en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les considère comme idéales ou parfaites ; en d’autres termes, il s’agit d’un raisonnement abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C’est un peu la même chose que d’avoir une paire de ciseaux qui n’a que deux côtés droits : tenter d’expliquer « notre compréhension du monde » par… « notre compréhension du monde » !
L’impasse de l’idéalisme prend le plus souvent la forme d’une religion. Mais même aujourd’hui, puisque nous constatons que la méthode scientifique de recherche d’explications objectives se voit interdire l’accès à l’étude de la société, l’idéalisme continue à exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour tomber sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l’un ou l’autre professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre : « La raison pour laquelle les dictatures, changements de constitution et coups d’État sont si fréquents en Afrique vient du fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie. »
Il s’agit d’un discours totalement « idéaliste ». Quand on y réfléchit bien, ce genre de discours n’explique absolument rien. Pourquoi les dirigeants africains sont-ils « incapables d’assimiler et d’accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi, si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours, n’y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer le pourquoi, au lieu de simplement décrire cette situation comme s’il s’agissait d’une simple donnée. Cette « explication » nous donne l’idée que tout Africain assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au lendemain en dictateur dès qu’il acquiert un peu de pouvoir politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de comportement est lié à sa nature d’Africain.
Ce genre d’« explications incomplètes », voire fictives, mais malheureusement très répandues, est la conséquence de l’idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à expliquer l’origine des idées (de la culture, de la psychologie…), car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions sociales, de façon indépendante.
Mais les véritables raisons des nombreux coups d’État, dictatures, etc. en Afrique se trouve d’une part dans le système de domination impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d’autre part dans la composition sociale des pays africains modernes où le capitalisme a développé une très importante classe prolétaire sans y avoir développé une véritable classe « moyenne » ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre ouverture démocratique risque à tout moment d’ouvrir la voie à une révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire » dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.
Passer de l’idéalisme subjectif à la science objective
La compréhension que les hommes ont du monde s’est immensément accrue au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis d’inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux médicaments, d’appliquer de nouveaux procédés industriels, etc. qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents. Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de l’idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des explications objectives ?
Cette percée a tout d’abord été opérée dans le domaine de la science de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le soleil se lever exactement de la même manière que nous le voyons se lever aujourd’hui encore chaque matin. Le soleil nous apparait à nous aussi exactement de la même manière qu’il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps. Mais nos ancêtres n’interprétaient pas ce qu’ils voyaient de la même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le matin. Beaucoup pensaient qu’il s’agissait d’un dieu.
Mais aujourd’hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d’autres étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu’il brille en raison d’un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu’il est plus de cent fois plus grand que la Terre, qu’il se trouve à environ 150 millions de kilomètres de nous, et que c’est la Terre qui tourne autour de lui, et non l’inverse.
Pourtant, rien n’a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons le soleil se lever le matin, rien n’a changé à nos yeux. Il est d’ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d’accepter le fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors, comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont nous comprenons le soleil ?
Cela n’a été possible qu’avec l’invention du télescope et l’observation du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution scientifique » du 17e siècle (années ‘1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui étaient auparavant invisibles à l’œil nu. Les scientifiques ont observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c’est tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même. Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication objective.
Cette nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte : cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à faire des prédictions. Par exemple, c’est l’année 1705, en utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire qu’une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le ciel à Noël de l’année 1758. Sa prédiction s’est avérée correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.
Le matérialisme : la première base du marxisme
Ce que la science a apporté de nouveau, a été l’idée selon laquelle la nature existe de manière objective, indépendamment de notre « point de vue » (c’est-à-dire : que nous soyons là ou pas pour l’observer, la nature existe et continue à exister). La science dit que seules des observations objectives du monde peuvent nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très importante pour le savoir humain.
La science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées. Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses sur Feuerbach, « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester, en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons comprendre.
Tout comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle. En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme. Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons pas parler du « matérialisme » qui signifie le comportement d’une personne qui se soucie plus de ses vêtements et de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En philosophie, le matérialisme est l’idée selon laquelle le monde existe et continue d’exister, quel que soit notre « point de vue » sur lui.
Par conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et toute sorte d’autres idées, ont en réalité une explication objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les produits de notre cerveau : si nous n’avions pas de cerveau, nous n’aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions ressenties par les êtres humains sont le fruit d’une évolution : beaucoup d’animaux moins complexes que l’homme ressentent eux aussi des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de l’individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie politique, 1859).
La pensée dialectique : la deuxième base du marxisme
Mais il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte possible, elle doit être absolument être incorporée dans la manière dont nous pensons. Rien dans le monde n’est statique, immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique, ou la pensée dialectique, qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.
Lorsque nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme dialectique. En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se développe, ce qui nous permet d’énormément rétrécir la distance entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.
Le matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui existe (qu’il s’agisse des galaxies dans l’univers ou des pensées dans notre cerveau) subit un processus d’évolution constante. Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC du matérialisme dialectique, dans Défense du marxisme, 1939). Toute la science moderne démontre ce processus d’évolution continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce processus de changement n’est pas étranger à la société, mais s’étend également au domaine des idées, comme par exemple les idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.
Les outils de la pensée dialectique
Le matérialisme dialectique est une méthode. Il ne s’agit pas d’une boite magique qui nous donne automatiquement une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme dialectique, c’est nous enseigner comment trouver des explications objectives. Il n’existe aucun raccourci : il faut toujours évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important, est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre elles afin de pouvoir bien les comprendre.
Modèles, abstractions et généralisations
L’utilisation de modèles est une méthode qui permet de former des théories capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer. En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde fonctionne. Les modèles sont des représentations simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus de choses que ce que nous pouvons voir à l’œil nu.
Certains modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu’ils sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière dans l’univers (y compris les êtres humains) est composée d’atomes. Le modèle d’un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte à « ressembler » au système solaire.
Ce modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite » autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la forme de petits ronds. Mais ce modèle n’est jamais qu’une simplification de l’atome, conçue pour nous permettre de le comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques négatives. Est-ce qu’une charge électrique négative ressemble à un petit rond blanc ? C’est très peu probable ! Les protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits ronds noirs et gris ? À nouveau, c’est très peu probable.
Cependant, si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous permettent d’obtenir une description encore plus précise des atomes, ce modèle nous donne une représentation de l’atome qui nous permet d’acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les différents éléments chimiques interagissent pour former toute la matière que l’on trouve dans l’univers. En utilisant ce modèle, nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle décrit bel et bien les différents procédés d’évolution de la matière.
Ce modèle d’atome est une abstraction. Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s’agit d’un outil de pensée très puissant. Une fois qu’un modèle a été développé, il peut être généralisé, comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document ; c’est-à-dire qu’il peut être appliqué à tous les phénomènes similaires.
Par exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l’atome, nous pouvons généraliser ce modèle à l’ensemble des autres atomes. Nous n’avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers de milliards d’atomes qui composent le corps humain pour vérifier si chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu’à ce qu’une observation vienne contredire notre modèle, c’est-à-dire que nous ne soyons pas capables d’expliquer cette observation en utilisant notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle, plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus précises.
Le marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L’immense œuvre de Marx, Le Capital, est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société capitaliste. Il s’agit d’un chef d’œuvre du matérialisme dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit souvent à des modèles abstraits, voire à des équations mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et d’en tirer des conclusions.
Même les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept d’abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de « classe prolétaire ». À tout moment, dans la société, la « classe prolétaire » est composée de toute une série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions, même de milliards d’individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…
Dans chaque secteur, il y a une division du travail en différents métiers. Et aucun de ces individus, qu’il s’agisse de M. Kouakou, de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de la société.
La limite des modèles, des abstractions et des généralisations
Bon nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations. Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils nous permettent de ne pas être surchargés d’informations. Mais ces méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien le monde dans lequel nous vivons.
Dans la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression (à juste titre d’ailleurs) pour dire qu’il est incorrect de vouloir condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes philosophiques, il n’est pas toujours mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom, c’est-à-dire un identifiant.
Nous utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes. L’identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous savez sans doute qu’il existe différentes variétés de pomme. Vous auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny Smith », alors que l’autre est une « Golden Delicious ». Mais nous ne sommes pas tirés d’affaire pour autant ! Prenons trois pommes « Granny Smith ». Aucune d’entre elle n’est la même que l’autre. Toutes ces pommes ont des formes différentes, des couleurs différentes, des tailles différentes… Donc, même en décidant d’être plus précis et d’utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous voyons qu’un même identifiant considère comme identiques des objets qui sont pourtant différents.
Dans la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne pose aucun problème. Mais l’identifiant « pomme » est trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux pommes. On ne peut pas utiliser n’importe quelle « pomme » pour ces deux recettes !
Est-ce qu’un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette pomme, la première pomme… Et lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ». L’identifiant « pomme nº1 » ne s’applique qu’à cette pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété observable et mesurable de cette pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…) est incluse dans l’identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous permet de décrire avec la plus grande exactitude cette pomme et aucune autre ?
La réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes les propriétés qui sont incluses dans l’identifiant « pomme nº1 » sont soumises au changement, d’heure en heure, d’une seconde à l’autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite parfaitement par l’identifiant « pomme nº1 » que si elle n’existait pas dans le temps. Mais toute chose existe dans le temps ! Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir. Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle. Toutes les caractéristiques décrites par l’identifiant « pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?
La réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme nº1 » n’est maintenant plus vraiment « une pomme », mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à cause du passage du temps et du processus de changement, l’identifiant « pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour décrire cette pomme.
Mais si je m’arrête à mon étiquette de « pomme nº1 », je vais commencer à vouloir prouver que rien n’a changé. Si je faisais cela, cela voudrait dire que je considère l’identifiant comme plus important que la chose elle-même que cet identifiant est censé décrire. C’est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte : elle devient totalement abstraite. C’est un tel raisonnement qui nous fait considérer le monde comme quelque chose de statique et d’immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons dans l’idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de ce document.
Nous avons donc décrit ici les limites de la logique formelle. La pensée dialectique est parfois appelée logique dialectique. La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de changement. La dialectique, par contre, nous le permet.
Le mot « logique » est souvent utilisé aujourd’hui lorsqu’on dit qu’il faut « être logique » par rapport à un problème ou à une situation. Ce mot vient de l’ancienne langue de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos » signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces différentes formes de logique sont aussi différentes formes de raisonnement.
Les idées abstraites sur la société
Lorsque nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles aussi pour effet de nous distraire.
Par exemple, nous savons que des mots tels que « justice » ont une signification générale, mais tant qu’on n’a pas placé ces mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L’idée de « justice » proposée par la classe capitaliste est que les patrons doivent recevoir leur « juste » part de profit suite à leurs investissements. L’idée de « justice » proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent recevoir leur « juste » salaire en échange de leur travail. De même que les paysans trouvent qu’ils doivent recevoir leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés… réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de « justice » est utilisé pour décrire deux choses différentes.
Imaginons que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et le patron d’une usine, et qu’on les invite à débattre de la question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l’un à l’autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que la « justice » est de son côté, en fonction de son propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais être capables de se convaincre l’un l’autre. Donc, tant que le débat ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que l’on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine, parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.
Un autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous parlons ici d’une organisation qui existe depuis plus de trente ans. Nous utilisons ce raccourci aujourd’hui pour parler de la politique « menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au long des trente dernières années, nous voyons que l’étiquette « FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien comprendre l’histoire.
Fondé en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un parti d’idéologie stalinienne (« communiste »), qui défendait l’idée d’une « révolution démocratique nationale » comme préalable au développement du pays. Le parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d’Ivoire tout au long des années ‘1980, avant d’être reconnu légalement en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la chute de l’Union soviétique.
Tout au long des années ‘1990, il joue son rôle de parti d’opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI. Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une guerre civile, va de compromis en compromis avec l’impérialisme, adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de ces structures.
Ayant perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui attend le retour de son leader avant de tenter d’organiser la moindre lutte, tandis que l’autre aile adopte un discours purement social-démocrate.
Toutes ces différentes phases de l’histoire du FPI étaient très différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases entend-on lorsqu’on parle « du FPI » ? À moins que nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel nous voulons parler « du FPI », nous risquons de commettre de nombreuses erreurs !
Une erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la mauvaise application de l’étiquette « FPI ». Pour beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait référence au « FPI des années ‘2000 », alors que pour les militants plus âgés, il s’agit du « FPI des années ‘1980 et ‘1990 », un symbole de la lutte pour la démocratie en Côte d’Ivoire. Les dirigeants du FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes comprennent bien que le FPI d’aujourd’hui n’est pas « leur FPI ». Cette phrase relève d’une profonde compréhension philosophique ! Car elle reconnait les limites de l’application de l’étiquette « FPI ».
La pensée dialectique
Trotsky résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :
« La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme », « morale », « liberté », « État ouvrier », etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le capitalisme », « la morale » « la morale », etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel « A » cesse d’être « A », « l’État ouvrier »* cesse d’être « un État ouvrier », etc.
Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse (j’allais presque dire, « une saveur »), qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas « le capitalisme » en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas « l’État ouvrier » en général, mais tel État ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme, etc.
La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. »
ABC de la dialectique matérialiste, in Défense du marxisme, 1939
[* L’« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l’Union soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution russe contre un groupe de « révolutionnaires » petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés par la dégénérescence stalinienne de l’Union soviétique, avaient abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme d’idéalisme qui tentait de « tenir l’ensemble de la doctrine révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux qui l’avaient trahie ».]
Comme l’explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour les replacer dans un schéma d’évolution continue. Pour adhérer à la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce changement, nous resserrons les « ciseaux » de la connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.
Les outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document sont des modèles. Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les processus de changement. Tout comme le modèle de l’atome proposé par M. Rutherford n’est pas une représentation exacte d’un atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n’est pas identique aux différents processus du changement, mais n’est qu’une manière générale de décrire ces processus.
En ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une abstraction. Comme Engels l’avait expliqué dans son ouvrage Dialectique de la nature (1883), « C’est de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même ». Engels va plus loin :
« Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est « négation de la négation » [une des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. » Anti-Dühring, 1877
Par exemple, la transformation de l’eau qui passe par les formes de glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne qui est passée par les stades de société esclavagiste, société féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de changement. Mais les changements d’état de l’eau s’expliquent par le niveau d’énergie des molécules d’eau (par la thermodynamique), alors que les changements dans la société s’expliquent par les contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence entièrement différents sont en réalité tous deux différents stades de développement d’une même chose, nous devons penser dialectiquement.
C’est ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de l’eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des mêmes molécules d’eau en fonction de leur niveau d’énergie, tout comme les différentes formes de la société européenne ne sont que différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production. Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les « conditions matérielles de ces changements ».
Le mot « dialectique » vient du grec ancien ; il signifie littéralement « discussion ». Mais il s’agit d’une discussion entre des personnes qui ont au départ des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité d’un changement. Au cours d’une discussion, les gens peuvent tomber d’accord, en se faisant des concessions l’un à l’autre, tout comme la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 » devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n’est pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la logique formelle. Il n’y a au cours d’un tel débat pas de possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la « pomme pourrie nº1 », car les participants insistent obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.
Les outils de la pensée dialectique
Marx et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique » servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé le mot « loi » dans son sens scientifique, c’est-à-dire une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est évidemment l’opposé total de la manière dont nous devrions comprendre les « lois » de la dialectique. Les « lois » de la dialectique sont une description des processus de développement et de changement en cours dans le monde.
Permettez-nous de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois » de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils » de la pensée dialectique. Entre les mains d’une personne formée à s’en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets utiles à partir d’un matériau brut. La pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la manière dont le monde évolue.
Marx et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique, auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) », (2) la « négation de la négation » et (3) l’« interpénétration des contraires ». Mais on peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de la langue de tous les jours. Engels a d’ailleurs insisté sur le fait que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant qu’ils n’entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc pas s’étonner du fait que la pensée dialectique puisse s’exprimer en termes utilisés dans la vie de tous les jours.
Outil nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et inversement) » alias « La goutte d’eau qui fait déborder le vase »
Dans une certaine limite, le fait d’ajouter ou d’enlever quelque chose à un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en quantité peuvent cependant modifier la qualité d’un objet.
Nous avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé notre pomme pourrir. C’était un exemple de changement quantitatif qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le changement de quantité est une soustraction, puisqu’à la fin, on n’a plus de pomme. Jusqu’à un certain point cependant, « la pomme » peut toujours être considérée comme « une pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins lisse, mais on peut toujours la manger.
Mais le processus de transformation atteint un certain point où la pomme est tellement pourrie qu’il devient difficile de reconnaitre dans cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un changement qualitatif : la pomme n’est plus une pomme, mais un déchet.
Un exemple de cette « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les transformations sociales au moment du passage du féodalisme au capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de l’argent dans l’économie était fort limité. La plupart des paiements se faisaient « en nature », c’est-à-dire sous la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six marteaux, etc.), sans qu’on n’ait besoin d’argent pour les effectuer. Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de travail : les paysans fournissaient à leur seigneur (propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et en guise de loyer pour la terre qu’ils cultivaient.
Mais la classe marchande, qui est l’ancêtre de la classe capitaliste, a commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l’intérieur de la société féodale, ce qui a eu pour conséquence d’élargir les sphères de la société où les échanges étaient régulés par l’argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu’à un certain point, cette extension du système monétaire n’a pas eu un impact qui aurait pu menacer l’existence de la société féodale.
Mais à partir d’un certain moment (où une certaine quantité a été atteinte), l’accumulation de richesses et de puissance par la classe marchande l’a mise dans une situation où elle s’est vue forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.
On voit donc que ces évènements résultaient d’une transformation de la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité » de la société, à la suite des changements de « quantité » en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société s’est développée dans le ventre de l’ancienne ».
Revirements soudains
Une des idées les plus importantes associées à cet outil de la « transformation de la quantité en qualité (et inversement) » est que l’on voit que le moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée de « bonds » soudains. La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue humain dépend du processus que l’on considère.
Ainsi, à l’échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui s’est accumulée dans de l’eau (changement quantitatif) produit un « bond » dans l’état de l’eau (qualitatif) au moment où se forment des bulles de vapeur à l’intérieur de cette eau : l’eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des millions d’années. Par exemple, dans l’histoire de l’évolution des être vivants, la période du Cambrien a été celle d’une « explosion » en termes de diversité des différentes formes de vie, qui s’est étendue sur une période de 20 à 25 millions d’années (une échelle de temps relativement courte par rapport à l’âge de la Terre). On voit qu’un « bond » de ce genre s’étend en réalité sur une période qui correspond à des millions de générations d’êtres humains !
Tout comme la dialectique elle-même, l’idée d’un « bond qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous la replacions dans son contexte et que nous l’appliquions à un processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un tel « bond » et ce qui n’en est pas un.
Cette idée est cruciale lorsque nous l’appliquons à l’évolution de la société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de classe. Cet outil nous permet d’identifier quels sont les changements quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans cela, nous risquons d’être constamment surpris par des explosions sociales apparemment surgies de nulle part.
Prenons par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des dizaines d’années : qu’est-ce qui a fait qu’il a été dégagé précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C’est vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle qui a déclenché le mouvement a été l’annonce d’une nouvelle hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Beaucoup de soi-disant « experts » n’avaient rien vu venir ! Un jour avant que le mouvement n’éclate, ces gens étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts », etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l’outil de la « transformation de la quantité en qualité » ne sont jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.
Outil nº2 : « La négation de la négation » alias « Rien n’est éternel »
Dans le langage philosophique, le mot « négation » signifie tout simplement la « fin » ou la « disparition ». À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase « négation de la négation » signifie « la fin de la fin » ou « la disparition de la disparition ». C’est l’idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée à disparaitre. En d’autres termes, « Rien n’est éternel ».
Reprenons notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins (graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée » par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là, ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être « nié », c’est-à-dire qu’il mourra et disparaitra un jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.
Mais la « négation de la négation » ne veut pas dire que les phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à travers chacune de ces « négations », un développement se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé entre en jeu, qu’on appelle la « sélection naturelle » (une des causes de l’évolution). Car seuls germeront et survivront les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu’il pleuve plus que d’habitude, ou que nous soyons au beau milieu d’une sècheresse). Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins transmettra cet avantage à ses descendants. C’est ainsi que le pommier en tant qu’espèce naturelle évolue, d’une génération à l’autre.
Prenons un autre exemple tiré de l’histoire des sociétés. Dans les sociétés primitives, la terre était la propriété de l’ensemble du groupe (ou bien n’était la propriété de personne). Cet état de propriété collective a été « nié » par le développement de la société de classes, qui a introduit la propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette propriété privée sera à son tour « niée » par le retour à une propriété collective. Cependant, il ne s’agira pas de la même propriété collective que l’on voyait dans le cadre des sociétés primitives, mais d’une propriété collective socialiste, basée sur un développement bien plus avancé de l’économie.
Outil nº3 : « L’interpénétration des contraires » alias « La vie n’est jamais simple »
Le monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous disons que le monde est rempli de contradictions. Mais ces forces opposées ne peuvent exister l’une sans l’autre. Par exemple, le pôle « positif » d’un aimant attire le pôle « négatif » d’un autre aimant. Mais chaque aimant a un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle « négatif ». Ces opposés existent ensemble, c’est pourquoi on dit qu’ils « s’interpénètrent ».
Reprenons à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même temps, d’autres processus chimiques causent des forces qui tendent à rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces sont opposées l’une à l’autre. Elles se « contredisent », mais elles restent contenues au sein du même objet.
Dans la société humaine, on peut voir une telle « contradiction » dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la propriété individuelle (ou privée) du capitaliste et le travail collectif de la classe ouvrière.
L’interconnexion entre ces outils
Chacun des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique », mais ils sont tous reliés entre eux. En d’autres termes, pour obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble. On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau ! On voit que l’outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y ramener. Ainsi par exemple, l’accumulation des contradictions à l’intérieur d’un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil nº2) l’objet de départ.
Le développement historique du marxisme
L’idéalisme religieux
Les premières tentatives d’expliquer le monde ont pris la forme des religions primitives, avec la croyance selon laquelle des esprits ou des génies existent qui contrôlent la nature. Pour pouvoir expliquer d’où viennent les rêves, les hommes primitifs ont développé l’idée d’une « âme » capable de quitter le corps. Comme ils n’avaient aucune connaissance du cerveau ou du subconscient, cette théorie expliquait apparemment pourquoi les hommes se réveillaient toujours au même endroit que là où ils s’étaient endormis, alors qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient en train de se promener.
Dans les rêves, on peut voir vivantes des personnes décédées, ce qui a mené à l’idée selon laquelle toute personne possède une « âme » immortelle (qui ne peut mourir). À partir de là, est apparue l’idée selon laquelle d’autres « âmes », qui nous sont invisibles lorsque nous sommes éveillés, sont la cause de tous les phénomènes inexplicables dans le monde réel. C’est de là qu’on a fini par imaginer l’existence de dieux, ou d’un seul dieu, qui, comme les âmes, était éternel (avait toujours existé).
Le développement de l’idée du dieu éternel a joué le rôle d’un gros caillou coincé entre les ciseaux de la connaissance humaine. À partir du moment où on envisageait que certaines choses sont « éternelles » dans le monde, il n’y avait plus besoin de rechercher des explications objectives. Si quelque chose a toujours existé de toute éternité, il n’y a pas besoin de l’expliquer ! Mais l’« éternité » est une idée abstraite : on ne voit pas d’« éternité » nulle part dans le monde ! Cette idée n’est rien d’autre qu’un produit des conditions sociales qui lui ont donné naissance. Mais ce genre d’idées abstraites a pu s’élever au-dessus de la société, comme un dogme, un acte de « foi ». La conséquence en a été que pendant des siècles entiers, il est devenu impossible de développer l’idée que des explications objectives pourraient être trouvées aux phénomènes observés dans la nature ou dans la société.
Toute religion est donc une forme d’idéalisme. Toutes les religions affirment qu’il y a une limite aux explications objectives, parce que selon elles, il existe « quelque chose » « en-dehors » du monde : que ce soit un au-delà, une âme, un dieu, ou une « énergie cosmique ». Au lieu de comprendre que ces idées n’étaient qu’un produit de la société, on a commencé à dire que la société elle-même était un produit de Dieu, alors que Dieu n’est rien d’autre qu’une idée humaine. Marx expliquait ainsi que :
« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde… »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)
Mais cette situation était inévitable dans les sociétés primitives qui avaient très peu de connaissances ou une très faible compréhension du monde. Le fait que la religion existe encore aujourd’hui, à une époque où la science est beaucoup plus avancée, ne peut s’expliquer que par une explication objective tenant compte des conditions sociales actuelles : les hommes n’arrivent toujours pas à expliquer leurs conditions de vie. Dans la société capitaliste, cela revient à se poser la question de comprendre pourquoi certains sont tellement riches, alors que d’autres n’ont rien.
Sans une compréhension scientifique de la société (une compréhension qui est en permanence combattue avec acharnement par tout l’arsenal idéologique de la bourgeoisie), cette situation est présentée comme étant simplement le résultat de « la chance ». Pour la classe capitaliste, la religion explique leur « chance » par le fait que ces personnes sont « bénies ». Pour la classe prolétaire, la religion explique que leur « malchance » constitue une « épreuve pour leur foi » ou que cela fait partie du « plan de Dieu » ; dans tous les cas, il s’agit d’une situation qu’elle doit accepter et tolérer. La moindre petite amélioration des conditions de vie des prolétaires est interprétée comme provenant de la volonté de Dieu, et non pas des sacrifices de la lutte de classe. Au point où même un bon président serait envoyé par Dieu, et non pas le fruit de certaines conditions sociales ayant mené à sa prise de pouvoir… Marx expliquait ainsi que :
« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion n’est que l’auréole. »
(Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)
Les critiques du capitalisme données par certains guides religieux opérant dans des congrégations prolétaires sont bien entendu relativement progressistes. Mais au final, tout le cadre philosophique de la religion, avec son idée d’un dieu « éternel », maintient la classe prolétaire et les pauvres dans une « illusion concernant leur propre situation ». Ce mode de pensée empêche la classe prolétaire d’arriver à une véritable compréhension des causes de sa souffrance. Or, ces causes ne peuvent être découvertes que par l’examen des conditions sociales objectives de la société capitaliste. Et ce n’est que sur cette base que l’on peut obtenir une véritable compréhension de ce qui est nécessaire pour transformer la société.
La philosophie antique
Il y a plus de 2500 ans, le développement des cités-États de la Grèce antique et des autres nations de la mer Méditerranée rendait la société de plus en plus complexe. C’est alors que sont apparues pour la première fois la plupart des idées philosophiques fondamentales qui sont réapparues par la suite tout au long des siècles sous des formes nouvelles. C’est dans le monde antique qu’est apparue la logique formelle, développée par le philosophe grec Aristote.
D’autre part, les troubles révolutionnaires qui ont ébranlé la ville grecque de Milet (qui se trouve aujourd’hui en Turquie) ont donné naissance à l’idée que des bouleversements profonds étaient possibles, dont les causes pouvaient être découvertes (une idée notamment développée par le philosophe Anaximandre). C’est de cette conclusion que tirent leurs racines à la fois le matérialisme et la dialectique modernes. Mais ces anticipations sont restées très limitées en raison des conditions sociales de l’époque et de la faiblesse des connaissances sur la nature et sur la société. Matérialisme et dialectique sont restés deux idées isolées l’une de l’autre. Mais le fait qu’elles soient nées a tout de même joué un rôle en repoussant les limites de la pensée de l’époque.
Cependant, avec l’effondrement de la société antique, ces idées ont été perdues pendant des siècles. La nouvelle religion chrétienne catholique, qui a dominé l’Europe à partir du 4e siècle, a cherché à limiter toutes les tentatives de comprendre le monde dans le cadre de la société féodale qui venait de s’établir.
La scolastique
Au 12e siècle, les œuvres du philosophe grec Aristote ont été redécouvertes par l’Europe. Beaucoup de ses théories étaient potentiellement très utiles et suscitaient beaucoup d’enthousiasme chez les intellectuels. Aristote était un pionnier qui avait établi une méthode qui annonçait la méthode scientifique. Il effectuait des observations (même si ses observations étaient pour la plupart superficielles et erronées) pour en tirer des conclusions qui servaient de base à ses théories.
L’Église catholique a perçu cette méthode comme une menace, parce qu’elle suggérait que la connaissance pouvait être acquise par des moyens autres que la révélation divine (sans même parler du fait qu’Aristote était un païen qui croyait en l’existence de plusieurs dieux !). Thomas d’Aquin, un seigneur féodal italien et intellectuel catholique, a alors entrepris de « christianiser » les idées d’Aristote, créant ainsi une nouvelle philosophie appelée la scolastique. Il s’agissait d’un mélange d’idéalisme religieux et des étiquettes statiques de la logique formelle. Cette nouvelle doctrine est devenue une arme très efficace entre les mains de la classe féodale pour légitimer son règne.
Ayant décrété que la « cause première » d’Aristote était identique au dieu chrétien, la scolastique enseignait que les choses ne doivent pas être découvertes mais interprétées. Tout pouvait être révélé à travers les textes chrétiens. Ainsi, pour comprendre le monde, il n’était pas nécessaire d’aller faire des observations sur le terrain : le seul « outil » requis était un bon fauteuil moelleux entre les quatre murs d’une salle de lecture. Et si la réalité du monde en-dehors de ces quatre murs contredisait ce que la scolastique avait « interprété » par la lecture des textes et la contemplation de Dieu, ces observations étaient rejetées : c’était le monde qui était « erroné ». C’est un peu la même chose qu’on voit aujourd’hui, quand on entend des gens répéter que « L’homme est égoïste de nature », même après qu’on leur montre des centaines d’exemples d’entraide, de générosité et de solidarité entre les hommes. La relation entre le monde et les pensées reste donc « la tête en-bas ».
La révolution scientifique
La révolution scientifique qui a éclaté en Europe au 17e siècle a commencé à remettre en cause cette façon de voir le monde. Tout comme à Milet deux mille ans auparavant, l’Europe connaissait alors une période de profonds bouleversements sociaux. La classe bourgeoise, l’ancêtre de la classe capitaliste, commençait à devenir une force importante dans la société, mais entrait de ce fait en conflit avec la classe féodale. Au cours du 17e siècle, on a vu des révolutions et des contrerévolutions entre ces deux classes, qui ont pris la forme de guerres de religion, comme la Guerre civile anglaise et la guerre des Trente Ans qui a ensanglanté toute l’Europe.
Déjà, la classe bourgeoise avait réinventé le christianisme en créant la religion protestante, qui remettait en cause la domination de l’Église catholique et sa légitimation du règne de la classe féodale, « voulu par Dieu ». À la place, le protestantisme insistait sur la possibilité d’un lien direct et personnel avec Dieu, sans devoir forcément passer par l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette brèche dans les défenses idéologiques de la société féodale a commencé à s’élargir : il n’en fallait pas plus pour que tout ce qui était enseigné par l’Église catholique soit remis en question. Même si les penseurs à l’origine de la révolution scientifique n’ont jamais remis en doute l’idée de l’existence d’un dieu (du moins, d’un dieu réinventé), ils n’acceptaient plus ni les dogmes catholiques, ni la scolastique en tant que seule manière de comprendre le monde.
Le matérialisme est réapparu au cours de la révolution scientifique, mais en y ajoutant l’idée que les observations pouvaient nous donner des informations sur le monde que la simple « interprétation » des textes dans une salle de lecture ne pouvait nous donner. L’invention du télescope et du microscope, ainsi que d’autres instruments scientifiques, ont permis d’effectuer des observations plus détaillées, voire inédites, de la nature. C’est ainsi qu’on a découvert la place de la Terre dans le système solaire ; c’est ainsi qu’on a découvert les microbes, ces petits êtres vivants minuscules qui sont responsables des maladies.
Beaucoup de ces premiers scientifiques à l’origine de ces découvertes étaient aussi, par nécessité, des philosophes. Au 17e siècle, alors que la logique formelle héritée de la scolastique demeurait le mode de pensée dominant, les nouvelles observations ne pouvaient plus être expliquées par les vieilles façons de penser. À moins de rejeter ces observations comme « erronées », ces premiers scientifiques étaient contraints de proposer de nouvelles idées sur la nature de la connaissance et de la compréhension humaines. C’est un peu le même problème auquel est confronté le marxisme aujourd’hui, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce document.
Toutefois, le matérialisme qui est né au cours de la révolution scientifique, même s’il constituait une avancée, restait limité. Il conservait certaines limites issues de l’ancienne façon de penser. Par exemple, les premiers scientifiques rejetaient avec force toute tentative d’émettre des théories. Ils ne pensaient pas qu’il était possible de relier entre elles leurs nouvelles observations pour en tirer un tableau plus large. Ils étudiaient des phénomènes, mais pas les connexions entre ces phénomènes.
Cette première forme de matérialisme affirmait qu’il était possible de trouver des explications objectives aux phénomènes naturels. Mais elle ne pouvait toujours pas vraiment expliquer les processus de changement qui se produisent dans le monde. On ne remettait pas en cause le fait que certains changements se produisaient à un certain niveau, mais ce changement était considéré de façon mécanique.
Par exemple, on a conçu un modèle du système solaire où le soleil, les planètes, les lunes tournaient les unes autour des autres comme si elles étaient montées sur des rouages mécaniques, comme les cadrans d’une montre. On ne comprenait toujours pas que le système solaire s’était formé il y a des milliards d’années à partir d’un conglomérat de gaz et de poussières en rotation. On ne comprenait pas non plus que le système solaire finira un jour par disparaitre dans des milliards d’années, après que le soleil ait fini de bruler toutes ses réserves d’énergie. Ce matérialisme mécanique concevait des changements dans l’espace, mais pas dans le temps. Il ne décrivait donc que des formes de changement très superficielles.
Dieu avait toujours un rôle à jouer dans ce nouveau matérialisme mécanique. Dieu était maintenant le « grand horloger ». Dieu avait conçu un plan pour le monde, avait assemblé les rouages et mécanismes, puis l’avait mis en marche. On retrouve toujours des traces de ce mode de pensée dans la théorie du « dessein intelligent », l’idée (erronée) selon laquelle Dieu aurait guidé le processus d’évolution dans la nature pour « aboutir » à la création de l’homme. Mais c’est ce matérialisme qui a jeté les bases de la révolution scientifique. Même s’il était limité, il était déjà révolutionnaire.
C’est lors du 18e siècle, où la puissance de la classe bourgeoise croissait de plus en plus, que les nouvelles façons de concevoir la nature ont commencé à être appliquées à la société. On appelle cette période l’âge des « Lumières ». Bien évidemment, la classe bourgeoise a alors découvert qu’une société « objective » serait une société qui serait organisée conformément à ses intérêts. Le « point de vue » de ces philosophes bourgeois (Rousseau, Voltaire, Jefferson, Hobbes…) concernant les concepts de liberté, d’égalité, de démocratie, a été transformé en une série d’idées abstraites qui ont été élevées au-dessus de la société, formant ainsi un nouvel idéalisme philosophique.
Kant et Hegel
Au fur et à mesure que de nouvelles observations étaient effectuées, la science continuait à repousser les limites du matérialisme mécanique. C’est ainsi que le philosophe allemand Kant, ayant observé des nébuleuses dans l’espace (de gigantesques nuages de gaz dans l’espace) a rompu avec le modèle mécanique du système solaire, en développant une théorie selon laquelle ces nuages de gaz, en se condensant, finissent par donner naissance à des étoiles et à des planètes.
En 1789, la classe bourgeoise française a renversé sa classe féodale. C’était la révolution française, qui a ouvert la voie à des décennies de révolutions et de contrerévolutions dans toute l’Europe. C’est au cours de cette période de transformations révolutionnaires que le philosophe allemand Hegel a réintroduit l’ancien concept grec de la dialectique. Le monde était en effet en train d’être bouleversé : il fallait une explication à tout ce changement.
Malheureusement pour Hegel, même s’il a redécouvert la dialectique, il n’était pas un matérialiste. Il a renversé les étiquettes fixes de la scolastique en introduisant des lois dialectiques qui pouvaient décrire le changement. Mais il n’a pas cherché une explication objective des idées en observant les processus qui ont lieu dans la nature et dans la société. Hegel était convaincu que c’étaient les idées qui étaient la cause du changement. En d’autres termes, la dialectique de Hegel était idéaliste. Il a remplacé Dieu par « l’Idée », qui existait quelque part « au-delà » du monde réel.
Marx et Engels
Dans sa jeunesse, Marx était un « jeune hégélien », un partisans des idées de Hegel. Mais il a fini par se rendre compte des limites de la philosophie de Hegel. La principale avancée réalisée par Marx et par son ami Engels a été de prendre la dialectique de Hegel et de la « remettre sur ses pieds ». En d’autres termes, Marx et Engels ont rendu la dialectique matérialiste. Marx et Engels ont expliqué que le rôle de la pensée dialectique devrait être de décrire les changements en cours dans le monde, pour nous aider à mieux le comprendre. Marx et Engels ont combiné le matérialisme et la dialectique pour développer le matérialisme dialectique.
Tant qu’elles étaient isolées, ces deux idées étaient assez faibles. Mais regroupées, elles devenaient beaucoup plus fortes. C’est à partir de cette nouvelle philosophie, de cette nouvelle méthode d’analyse, que Marx et Engels ont pu développer l’analyse scientifique de la société dont nous parlions dans la première partie de ce document.
Cette avancée n’a pas été rendue possible uniquement par le « génie » de Marx et d’Engels (même si on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas brillants). Depuis le début de la révolution scientifique, les avancées dans la compréhension de la nature s’étaient poursuivies, ce qui permettait d’obtenir des explications objectives pour de plus en plus de phénomènes dans le monde. Par exemple, la théorie de l’évolution de Charles Darwin permettait d’expliquer les changements en cours dans le monde animal, renversant l’idée scolastique selon laquelle les « formes » animales étaient éternelles. Il devenait de plus en plus évident que la nature pouvait être décrite de manière exacte par la dialectique.
Tout comme les périodes de l’histoire qui avaient précédé, Marx et Engels vivaient dans une période de révolutions et de contrerévolutions. Après la révolution française, de plus en plus de gens étaient déçus de constater que la « liberté » dont on avait tant parlé n’était en réalité que la « liberté » pour les capitalistes. Les prolétaires, les pauvres, les femmes, les esclaves noirs restaient exclus. C’est ainsi qu’est apparu le courant des « socialistes utopistes » en France et au Royaume-Uni. Tout comme les philosophes bourgeois des Lumières croyaient qu’une société organisée de manière « objective » ne pouvait être qu’une société organisée selon les intérêts de la classe capitaliste, ces premiers socialistes croyaient qu’une société « objective » serait une société organisée selon les intérêts de la classe prolétaire. Ils pensaient pouvoir convaincre les capitalistes de leurs erreurs et leur faire entendre « raison ». Mais ils ont été surpris lorsque le « point de vue » de la classe capitaliste s’est avéré non négociable ! On voit toujours cette attitude aujourd’hui chez les réformistes petits-bourgeois qui pensent que la classe capitaliste pourrait être convaincue de traiter les travailleurs de façon plus juste, simplement parce que « c’est ça qui est moral ».
Mais la réponse à cette « idéalisme socialiste » a été fournie par l’émergence de la classe prolétaire en tant que force politique indépendante dans la société. Les prolétaires pouvaient parler pour eux-mêmes ! Au Royaume-Uni, le mouvement chartiste s’est développé à partir des années ‘1830 pour demander des droits politiques pour la classe prolétaire. En France, on voyait des grèves se déclarer dans les grandes villes industrielles.
Marx et Engels en ont tiré la conclusion que le socialisme ne pourrait advenir que suite à la lutte de la classe prolétaire contre la classe capitaliste, pas à force de chercher à convaincre certains capitalistes « de bonne volonté ». Comme Marx et Engels l’ont écrit dans la première ligne du Manifeste du Parti communiste, « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte de classes ». La même année où le Manifeste a été publié, les révolutions européennes de 1848 ont confirmé cette prédiction. La classe prolétaire allait de plus en plus tendre à se battre pour elle-même, sans devoir forcément suivre la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe féodale.
Ce sont tous ces développements dans la société qui ont permis à Marx et Engels d’accomplir cette avancée philosophique pour la première fois de l’histoire de l’humanité.