La vie de Léon Trotsky “Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout.”

Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramon Mercader a attaqué et tué Léon Trotsky au piolet dans la maison où il séjournait en exil au Mexique. C’est ainsi que Staline et ses hommes de main ont mis fin à leur campagne sanglante visant à anéantir les vieux bolcheviks, les dirigeants et les participants de la révolution d’Octobre 1917.

Par Rob Jones, Alternative Socialiste Internationale – Russie

Même dans la mort, Trotsky a frappé de peur la classe dirigeante. Le département d’État américain n’a même pas permis que son corps soit enterré sur le territoire des États-Unis. Il a fallu 5 jours pour qu’une décision soit prise quant à son enterrement, laps de temps qui a permis à trois cent mille personnes de lui rendre hommage. Il s’agissait de prolétaires aux pieds nus issus des bidonvilles et de paysans d’un pays où le souvenir de la révolution mexicaine était encore vif. Le Mexique fut le seul pays au monde prêt à accorder un visa au révolutionnaire exilé de Russie.

Toujours au côté de la classe ouvrière

La vie et la mort de Léon Trotsky reflètent à la fois l’histoire et la tragédie de la révolution russe, du mouvement ouvrier et du marxisme lui-même dans la première moitié du XXe siècle. Il a participé directement aux principaux événements de cette époque, dont la révolution russe de 1905 puis celle de 1917 qui a ébranlé le monde jusqu’à ses fondements. En 1905 comme en 1917, il a dirigé le Soviet de Petrograd. Son nom est inextricablement lié à la formation de l’Armée rouge, qu’il a conduit à la victoire lors de la guerre civile.

La révolution se fait par vagues, avec des hauts et des bas. Et un vrai révolutionnaire ne se distingue pas seulement par la façon dont il se conduit pendant les hauts de la lutte révolutionnaire. Il est plus important de savoir comment il se conduit lorsque la révolution recule. De nombreux révolutionnaires ont été brisés pendant les années sombres de la réaction et de la répression – qu’elles soient tsaristes, staliniennes ou fascistes. Même les héros légendaires de la révolution russe tels que Smirnov, Smilga, Mrachkovskii, Muralov, Serebryakov et même Christian Rakovsky ont été contraints, ne serait-ce qu’en paroles, de trahir leurs idéaux pendant les années de réaction stalinienne.

Staline a brisé beaucoup de gens, mais il ne pouvait pas briser tout le monde. Des milliers de révolutionnaires ont préféré trouver la mort dans les camps de prisonniers de Vorkuta, au-dessus du cercle polaire arctique, et dans les cellules de la prison de la Loubianka, le quartier général de la police politique stalinienne. Léon Trotsky figurait parmi ces soldats de la révolution prolétarienne qui ne pouvait être brisé. Avant que Trotsky ne rencontre son destin et ne soit assassiné, son frère, sa soeur et le mari de celle-ci, sa première femme, deux de ses enfants et quatre de leurs partenaires ont également été assassinés par Staline, ainsi que, bien sûr, nombre de ses camarades et amis.

Malgré cette immense souffrance personnelle, Trotsky est resté fidèle jusqu’au bout à la classe ouvrière. Il a non seulement refusé de reconnaître l’autorité et les accusations de la clique de Staline. Il a également été capable de donner une explication théorique de ce qui s’était passé, et a proposé un véritable programme politique de lutte contre la bourgeoisie, contre le fascisme et contre le stalinisme.

Même dans les jours les plus sombres de sa vie, Léon Trotsky regardait l’avenir avec optimisme. Dans son testament, rédigé en février 1940, il écrivait :

« Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse.

Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d’herbe verte le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »

1905 et la théorie de la révolution permanente

Les moments clés de la vie de Trotsky sont, bien sûr, inextricablement liés à ces idées, qu’il a ajoutées à l’arsenal du marxisme et qui restent toutes valables à ce jour. La théorie de la révolution permanente, premier ouvrage théorique de Trotsky, est, à ce jour, le moins connu et le moins compris. En fait, il s’agit en réalité d’un développement des idées proposées pour la première fois par Marx et Engels, à la suite des révolutions de 1848 en Europe.

De nombreux marxistes ont compris et comprennent encore schématiquement la conception que Marx avait du développement de la société. Quelque part, ils semblent avoir entendu que le féodalisme devrait être remplacé par le capitalisme, et que ce dernier devait céder place au socialisme. La bourgeoisie devrait mettre en œuvre la révolution bourgeoise et le prolétariat la révolution socialiste.

En 1905, la Russie fut secouée par une première vague révolutionnaire, une répétition générale avant celle de 1917. Trotsky s’est alors empressé de rentrer en Russie. Il a plus tard décrit la grande grève d’octobre de cette année-là en ces termes : « Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. (…) Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés ? » (Ma vie)

Sur base de l’expérience de 1905, Trotsky a fait remarquer qu’à l’époque de l’impérialisme, le monde se développe de manière inégale et combinée. Au fur et à mesure que les sociétés techniquement moins développées progressent, elles ne réinventent pas le télégraphe mais achètent des smartphones déjà fabriqués. Le tsarisme, sous la pression de l’Occident, n’attendra pas, disait-il, le développement pas-à-pas de l’industrie, mais commencera par la construction d’usines gigantesques.

Mais la bourgeoisie nationale des pays sous-développés, y compris en Russie, liée comme elle l’est à ses “plus puissants patrons impérialistes”, est trop faible et trop lâche pour agir en tant que force progressiste indépendante afin de résoudre les tâches de la révolution bourgeoise. Cela ne fut pas le cas des révolutions bourgeoises classiques telles que celles d’Angleterre (1642-1651) et de France (1789-1794). Dans cette situation, le prolétariat doit se placer à la tête de la lutte pour les droits démocratiques et, en même temps, dans le cadre de cette lutte, se mettre en avant et lutter pour sa propre transformation socialiste de la société.

Le libéral Pavel Milioukov, alors chef du parti des cadets, trouvait ce programme terrifiant. C’est lui qui a été le premier à qualifier de “trotskystes” les sociaux-démocrates qui soutenaient cette approche.

Trotsky avait donc prévu la manière dont la révolution allait se développer en 1917. Son approche reste absolument valable aujourd’hui en Amérique latine, en Asie et en Afrique, ainsi qu’en Russie, en Ukraine et au Kazakhstan. Mais cette approche n’est pas acceptée par tous ceux qui se disent marxistes. Le soutien aux “bourgeois à orientation nationale” est devenu depuis longtemps la marque distinctive des communistes d’origine stalinienne. Même aujourd’hui, les partis “communistes” qui maintiennent une base quelconque posent encore comme tâche principale la construction d’une société bourgeoise développée, la lutte pour le socialisme pouvant être reportée à l’avenir.

En septembre 1906, 52 membres du Soviet de Pétrograd avec Trotsky à leur tête furent accusés devant les tribunaux tsaristes d’avoir organisé une insurrection armée. Ignorant les conseils de ses avocats et faisant la démonstration du brillant talent oratoire pour lequel il est devenu célèbre par la suite, Trotsky a défendu la politique du Soviet devant les tribunaux. Il fut condamné à l’exil en Sibérie d’où il s’échappa bientôt pour s’enfuir à l’étranger.

1907-1916 – les années de la réaction et de la guerre

La défaite de la révolution a porté un coup presque fatal au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), qui à l’époque comprenait tous les marxistes russes. Beaucoup de ses membres sont partis, pour ne plus jamais revenir. Aux défaites suivaient d’autres défaites. Le nombre de sections du parti a été divisé par dix, et beaucoup de celles qui restaient debout étaient en fait dirigées par des agents provocateurs.

Une grande partie des mencheviks – qui soutenaient tout d’abord le capitalisme, puis le socialisme pour plus tard – ont proposé d’établir un “parti large légal” exigeant la dissolution des comités clandestins. Cela a conduit à une nouvelle lutte de fraction avec une force renouvelée au sein du POSDR, impliquant plusieurs fractions différentes (les bolcheviks, Vperedovtsi, le groupe de Trotsky, les mencheviks, les liquidateurs, le Bund des travailleurs juifs et d’autres). La situation a été aggravée par le soutien apporté aux mencheviks par les sociaux-démocrates allemands, une situation qui a suscité de vives inquiétudes chez Lénine. Ce sont les années où les désaccords entre Lénine et Trotsky ont été les plus graves.

En août 1912, Trotsky tente d’organiser un bloc pour réunir toutes les factions. Mais comme les bolcheviks refusent de s’y joindre, Trotsky se retrouve de facto dans un bloc avec les mencheviks. Reconnaissant qu’il avait eu tort d’essayer, il expliqua plus tard que cela était dû à son désir de compromis, et à une croyance fataliste selon laquelle, d’une manière ou d’une autre, au cours de la prochaine révolution, toutes les fractions fusionneraient en une seule.

En 1927, Adolf Joffe, secrétaire de Trotsky pendant de nombreuses années, décrivit dans sa dernière lettre à Trotsky, écrite alors qu’il était terriblement malade et sur le point de se suicider, comment il voyait la relation antérieure entre Lénine et Trotsky.

« Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la ” révolution permanente “, j’ai toujours été de votre côté. (…) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui. (…) Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. »

Après août 1912, Trotsky ne fit plus de telles erreurs. À la fin de cette année, Trotsky avait perdu ses illusions en ce bloc, alors il l’a quitté. À cette époque, l’enchevêtrement des contradictions serbes, grecques, bulgares et turques explosa dans les guerres balkaniques. Trotsky se rendit dans les Balkans en tant que correspondant de guerre du journal “La pensée de Kiev”. Cette expérience lui a permis d’acquérir une compréhension inestimable de la question nationale. C’est là qu’il a rencontré le révolutionnaire roumain Christian Rakovsky, qui deviendra plus tard le dirigeant de l’Ukraine soviétique et le plus proche ami de Trotsky.

Son expérience dans les Balkans a aidé Trotsky, non seulement pendant la guerre civile, mais aussi plus tard durant le conflit autour de l’horrible position de Staline sur la question de l’autonomie dans le Caucase au début des années 20. Dans les années 1930, il est revenu sur la question nationale en discutant de la Finlande, de l’Espagne et de l’Ukraine.

Le manifeste de Zimmerwald

En 1914, il y a eu une nouvelle et bien plus grave scission tant au sein du parti que dans le mouvement socialiste international. De nombreux sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir leur propre pays et leur propre classe capitaliste dans la guerre mondiale impérialiste. La Deuxième Internationale s’est effondrée en quelques jours. Seule une poignée de révolutionnaires sont restés fidèles à leur classe. Trotsky ne pouvait qu’être l’un d’entre eux.

En 1915, il fit partie des 38 délégués qui ont participé à la Conférence anti-guerre de Zimmerwald – il en a rédigé le manifeste. Par la suite, Trotsky et Lénine ont commencé à se rapprocher, sûrement mais lentement. Pendant son séjour à Paris, Trotsky publia un journal intitulé Nasche Slovo (Notre Parole), dans lequel il fit preuve d’une vive agitation anti-guerre. Lorsque des copies de son journal furent trouvées dans les mains de soldats russes en France, Trotsky, qui avait alors été déporté en Espagne, fut rapidement expulsé, accusé d’être un “agent allemand”. Les Espagnols l’ont transféré au Portugal, d’où il a été mis de force sur un bateau à destination de l’Amérique.

1917 – La révolution permanente en action

Lorsque la révolution éclata à nouveau en Russie en 1917, Lénine revint rapidement en Russie, en avril. Trotsky quitta New York en mars, mais il fut détenu dans un camp de concentration au Canada jusqu’à sa libération en mai. Mais une fois rentré en Russie, Lénine et lui sont devenus d’inséparables alliés.

Lorsque Lénine a lancé sa lutte contre les tendances mencheviques à la tête du parti bolchevique représentées par Kamenev, Rykhov et Staline, il savait qu’il obtiendrait le soutien le plus sérieux de Trotsky. À cette époque, Kamenev affirmait que Lénine était devenu un “trotskyste”, puisqu’à son retour en Russie, dans ses “thèses d’avril”, il exigeait que le parti cesse de soutenir le gouvernement provisoire et appelle plutôt à la révolution socialiste – une politique totalement conforme à la révolution permanente de Trotsky.

Pendant les jours sombres de juillet 1917, alors que les bolcheviks étaient calomniés et poussés à la clandestinité, que Kamenev était arrêté et emprisonné dans la “forteresse Pierre et Paul” et que des voyous parcouraient les rues à la recherche de Lénine et de Zinoviev, Trotsky se retrouva à la tête de la fraction bolchevique et du Comité exécutif central du Soviet. Il a déclaré publiquement son entière solidarité avec la position des bolcheviks et a lui-même été arrêté le jour même. “Depuis ce jour”, écrivait Lénine, “il n’y a pas eu de meilleur bolchevique que Trotsky”.

En septembre, il fut élu président du Soviet, désormais pleinement accepté comme membre du parti bolchevique. Lors de la révolution d’octobre, Trotsky a été l’un des chefs et le principal organisateur de l’insurrection.

Le chef menchevik Dan, qui a attaqué l’insurrection, l’a décrite comme une conspiration. Trotsky a répondu : “Ce qui se passe est une insurrection, pas une conspiration. Une insurrection des masses n’a pas besoin de justification. Nous avons canalisé l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection. Notre insurrection a été victorieuse. Et maintenant, ils nous disent : rejetez votre victoire, passez un accord. Avec qui ? Vous, les misérables, vous – qui êtes en faillite, dont le rôle est passé. Allez là où vous êtes désormais destinés à être – dans la poubelle de l’histoire !”

L’Armée rouge – en avant, marche !

Des millions de personnes ont été tuées sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Les bolcheviks avaient promis de sortir la Russie de ce bain de sang. Mais les classes dirigeantes internationales n’étaient pas $d’accord et ont essayé de forcer la Russie à se soumettre. Le nouveau gouvernement soviétique a tenté de mettre en œuvre ses promesses et a résisté aux menaces allemandes lors des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Mais quelques jours plus tard, les pays de l’Entente ont lancé leur intervention contre les Soviétiques. Il était nécessaire de mettre en place l’”Armée rouge ouvrière-paysanne” et Lénine a convaincu Trotsky de la diriger comme un élément essentiel pour la survie de la révolution.

L’histoire de la guerre civile, lorsque la jeune république ouvrière a été envahie par les armées de plus d’une douzaine de puissances capitalistes, de 1918 à 20, est pleine d’exploits à la limite de l’entendement humain. De nombreux commandants militaires de premier plan sont nés au cours de cette période. Mais c’est Trotsky qui a joué le rôle central dans la conduite de cette opération militaire sans précédent.

Pour combattre la cavalerie blanche supérieure, Trotsky a organisé la formation de la Cavalerie Rouge. Son slogan “Prolétaire, à cheval !” se répand comme une traînée de poudre parmi les masses.

Environ 40.000 anciens officiers tsaristes ont été recrutés dans l’Armée rouge en tant que cadres militaires centraux. Pour les contrôler, des commissaires politiques avaient été nommés. Dans certains cas particuliers, des spécialistes militaires de haut rang, deux ouvriers leur étaient attachés avec un ordre direct du président du Conseil militaire révolutionnaire – Trotsky – de ne les laisser hors de vue sous aucun prétexte, de jour comme de nuit.

Pendant deux ans, le célèbre train de Trotsky a parcouru le pays, pour soutenir les différents fronts, inciter les déserteurs à retourner à l’armée et résoudre divers problèmes. L’un des moments les plus critiques a eu lieu autour de Petrograd. Les régiments de l’armée rouge n’ont pas pu retenir les soldats de l’armée du garde blanc Ioudenitch. Ziniviev, prostré sur son divan, souffrait d’une migraine et ne pouvait rien faire. La décision de livrer Petrograd avait déjà été prise. Mais le train de Trotsky est arrivé à temps pour prendre la tête de la défense de la ville. Ioudenitch fut vaincu et le cœur de la révolution fut sauvé.

1923–1927 – L’Opposition de gauche

Parmi les très nombreuses falsifications entourant le nom de Trotsky, il y en a une qui suggère que Trotsky n’a rien fait pour empêcher la montée au pouvoir de Staline ou, au contraire, que Trotsky lui-même était avide de pouvoir et que s’il avait pris le pouvoir à la place de Staline, rien n’aurait changé. Et bien sûr, il y a ceux qui disent que Trotsky aurait été encore pire.

Les “historiens” officiels continuent de parler de Trotsky comme d’un homme satisfait de lui-même, en quête de pouvoir et hypocrite. C’est complètement faux. Trotsky ne pouvait pas tolérer la lâcheté, la paresse politique et morale. Mais il n’a jamais construit de combinaisons bureaucratiques ou d’intrigues dans le dos de ses semi-amis ou de ses adversaires politiques. Il leur disait toujours en face qu’ils étaient des canailles. La partenaire de Trotsky, Natalia Sedova, a décrit les choses de la façon suivante :

« Vous savez, deux ou trois mois avant notre exil à Alma-Ata, les réunions du PolitBuro étaient fréquentes et animées. Des camarades et amis proches se sont réunis dans notre appartement pour attendre la fin du PolitBuro et le retour de Lev Davidovich et Piatakov, pour savoir ce qui s’était passé. Je me souviens d’une de ces réunions. Nous attendions avec impatience. La réunion traînait en longueur. Le premier à apparaître était Piatakov, nous attendions d’entendre ce qu’il allait dire. Il était silencieux, pâle, les oreilles brûlantes. Il était très bouleversé. Il s’est levé, s’est versé un verre d’eau, puis un second en les buvant. En essuyant la sueur de son front, il a dit : “Eh bien, j’étais au front et je n’ai jamais rien vu de tel !” Puis Lev Davidovich est entré. Piatakov s’est tourné vers lui et lui a dit : “Pourquoi lui avez-vous dit cela (à Staline). Qu’est-ce que tu as dans la langue ? Il ne t’oubliera jamais pour cela, ni tes enfants, ni tes petits-enfants ! Il semble que Lev Davidovich ait appelé Staline “fossoyeur du parti et de la révolution” (…) Lev Davidovich n’a pas répondu. Il n’y avait rien à dire. Il fallait dire la vérité coûte que coûte. »

Mais l’erreur la plus grave de ceux qui font ces déductions est qu’ils considèrent Trotsky non seulement comme une figure de proue, mais aussi comme une personnalité distincte et autonome. Comme si une seule personne, par la force de son caractère, pouvait renverser le cours de l’histoire.

Bien sûr, il n’était pas seul. Des milliers, des dizaines de milliers de bolcheviks ont fait obstacle à la contre-révolution stalinienne. Beaucoup d’entre eux étaient des révolutionnaires de premier plan, des gens ayant l’intellect de Preobrajenski ou de Smirnov, le génie organisationnel de Piatakov, les instincts de classe de Sapronov, tous réunis dans la plate-forme de l’Opposition de gauche (1923-27), dont le principal auteur était Trotsky. Même Lénine, dans ses dernières années, a écrit des lettres critiquant Staline et l’émergence de la bureaucratie. La mort de Lénine, au début de l’année 1924, a été utilisée par Staline pour renforcer sa position.

Les revendications politiques proposées par l’Opposition de gauche en opposition à la politique de la majorité du PolitBuro dirigé par Staline et Boukharine se composaient de 5 points principaux. L’Opposition de gauche exigeait une augmentation du rythme de l’industrialisation du pays, en mettant la Nouvelle Politique Economique sous le contrôle du plan, en améliorant le niveau de vie des travailleurs et en renforçant le rôle joué par la classe ouvrière. Boukharine, à l’époque, n’acceptait qu’un “plan” qui s’appuyait sur les mécanismes du marché et il appelait les paysans à “s’enrichir”. Staline a ridiculisé les idées de l’Opposition de gauche, en disant que la construction de Dneprogec, un grand barrage hydroélectrique, serait comme si un paysan achetait un tourne-disque au lieu d’une vache. Dans le même temps, les exigences de travail étaient renforcées et la vodka était mise en vente dans les magasins (les bolcheviks avaient fait campagne pour réduire la consommation d’alcools forts).

L’Opposition de gauche exigeait une fédération de républiques nationales. Staline ne proposait qu’une autonomie régionale avec un puissant centre. Il était plus facile de gouverner de cette façon.

L’Opposition de gauche a exigé une démocratie interne au parti et à l’Union soviétique, en défendant à juste titre que la construction du socialisme n’avait pas de sens sans une discussion et des débats généralisés sur les différences. Pour la fraction stalinienne qui s’appuyait sur des manœuvres bureaucratiques, des privilèges et la destruction du parti bolchevique, cela aurait été suicidaire.

Comme les bolcheviks en 1917, l’Opposition de gauche estimait que la révolution russe n’était que la première étape d’une révolution mondiale. La bureaucratie stalinienne pensait que la révolution était terminée, qu’elle avait accompli tout ce qu’elle pouvait. Ce credo est devenu celui du “socialisme dans un seul pays”.

Enfin, les partis révolutionnaires des autres pays considéraient l’URSS comme leur bastion. L’Opposition de gauche a proposé une stratégie “d’octobre” audacieuse – en particulier une tactique de classe indépendante. Staline avait alors déjà adopté la “théorie des deux étapes” menchévique – d’abord la démocratie bourgeoise, puis le socialisme. Ou d’abord l’indépendance par rapport au colonialisme, puis le socialisme.

Mais pour que ces idées soient adoptées, un changement radical de direction du parti était nécessaire, et pour cela, beaucoup dépendait des développements internationaux.

Trotsky a vivement critiqué la politique suicidaire proposée par Staline pour la révolution chinoise de 1925-1927 (L’Internationale communiste après Lénine, 1928). Staline proposa que le Parti communiste chinois rejoigne le Kuomintang, le parti de la bourgeoisie nationale. Le parti communiste fut ainsi désarmé politiquement et en retour, le Kuomintang a mené un massacre sans précédent des communistes.

Personne ne doit oublier qu’entre les bolcheviks et les staliniens, il n’y avait pas seulement des différences théoriques, mais un fleuve de sang, celui versé par les révolutionnaires russes, chinois, allemands, espagnols, autrichiens et autres.

Dans les années 1920, la Russie était épuisée suite à la guerre civile et aux destructions. La classe ouvrière avait subi de graves pertes. Le retard de la Russie paysanne se faisait sentir. L’échec des révolutions ouvrières en Europe avait des conséquences. Le parti et la bureaucratie, qui s’étaient renforcés pendant la période de la Nouvelle politique économique, avaient pris de plus en plus d’importance. Aucun révolutionnaire, même le plus décisif, ne pouvait s’opposer seul au recul de la révolution. L’Opposition de gauche avait compris que ses chances n’étaient pas grandes. Trotsky lui-même l’avait compris. Il écrivit de son exil au Comité central le 16 décembre 1928 : « “Chacun pour soi. Vous voulez poursuivre la mise en œuvre de la politique des forces de classe hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous nous battrons jusqu’au bout. »

Comment vaincre le fascisme

La politique de l’Internationale communiste dominée par Staline en Allemagne avait conduit à l’isolement du Parti communiste allemand (KPD), en particulier vis-à-vis des millions de travailleurs du Parti social-démocrate (SDP). La direction bureaucratique nommée par le Kremlin était tout simplement incapable de comprendre ce qui se passait ou de donner aux masses ouvrières une direction politique claire. Les communistes allemands ont manqué les occasions révolutionnaires des années 1920. Cela a préparé le terrain pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Trotsky n’a jamais cessé de se battre pour que le parti communiste allemand adopte la tactique du front unique, qui avait été développée par le deuxième Congrès de l’Internationale communiste. Cette tactique reposait sur la nécessité d’établir une unification militante des organisations ouvrières de masse dans le cadre d’une lutte commune contre le fascisme. Pour cela, expliquait-il, il fallait non seulement se battre aux côtés des sociaux-démocrates de base, mais aussi proposer des accords à la direction de ce parti, même si celle-ci trouvait toutes les raisons de rejeter ces propositions. Dans son brillant ouvrage « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne » (1932), Trotsky livre une analyse détaillée du fascisme et de la façon de le combattre.

Le KPD a cependant rejeté la tactique du front unique et a plutôt lancé des ultimatums au SDP. Il a proposé au SDP de “se battre ensemble”, mais à la condition que ce soit sous la direction du KPD. De cette façon, au lieu de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates, ils les ont chassés avec des ultimatums. Lorsque la situation est devenue encore plus dangereuse, la tactique de l’Internationale communiste est devenue encore plus “radicale”. Le KPD a même coopéré avec les nazis contre les sociaux-démocrates, parce qu’ils défendaient que “le social-fascisme est plus dangereux que le fascisme ouvert”. Quand, en 1933, Hitler est arrivé au pouvoir, la direction du KPD a cyniquement déclaré que la prochaine élection serait une victoire garantie pour les communistes ! Après que les staliniens aient capitulé sans lutter en Allemagne, Trotsky est parvenu à la conclusion que l’Internationale communiste n’était plus une force révolutionnaire et a proposé de créer une nouvelle Internationale.

Qu’est-ce que l’URSS et où va-t-elle ?

En dépit de tous ses ouvrages antérieurs, La révolution trahie a probablement été l’œuvre la plus importante de Trotsky. Publié en 1936, l’ouvrage analyse le stalinisme et la façon de le combattre. Trotsky y développe de nombreuses questions qui n’étaient pas encore claires dans les années 1920.

Le stalinisme, expliqua-t-il, est une réaction contre la révolution d’Octobre. La force motrice de cette réaction était la couche de bureaucrates du parti et de l’Union soviétique qui, pour maintenir leur position, reposaient sur une classe, puis sur une autre dans la société. La classe ouvrière et ses organisations politiques, y compris le parti bolchevique, avaient été écartés du pouvoir par une guerre civile unilatérale – la répression stalinienne des opposants politiques. La caste bureaucratique des anciens révolutionnaires et carriéristes est parvenue à renforcer sa position en raison de l’épuisement de la classe ouvrière après la révolution et la guerre civile, en raison de la pression réactionnaire massive de la paysannerie sur le jeune État des travailleurs et en raison de l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et ailleurs.

Trotsky a utilisé une analogie avec la révolution française (1789-1794). La retraite contre-révolutionnaire, qui avait clairement commencé en 1923-24, pouvait être comparée, disait-il, au Thermidor. Le Thermidor n’est pas une contre-révolution classique, mais le recul politique de la révolution des radicaux, d’abord vers les modérés, puis vers les conservateurs. De cette façon, la nouvelle caste dirigeante a renforcé sa position. Mais cette “caste” ne pouvait survivre qu’en reposant sur les acquis de la révolution : sur la propriété de l’État et l’économie planifiée. Un tel régime devait développer et défendre l’économie planifiée, mais en utilisant ses propres méthodes et dans le cadre de ses propres objectifs.

Ainsi, l’URSS est restée un État ouvrier dans sa forme uniquement, mais il était déformé. L’URSS était un État ouvrier déformé. Dans celui-ci, la classe dirigeante avait été écartée du pouvoir politique, et la dictature du prolétariat trouvait son reflet déformé dans le bonapartisme prolétarien de Staline. Pour reprendre le pouvoir, le prolétariat avait besoin d’une révolution politique, mais pas sociale, contre le stalinisme afin de restaurer la démocratie ouvrière. Cette révolution politique n’était pas un luxe mais une nécessité désespérée car, tôt ou tard, Trotsky prédisait que pour protéger ses privilèges, la bureaucratie commencerait à restaurer le capitalisme.

La Quatrième Internationale

Dans la période d’avant-guerre, il fallait un courage extraordinaire pour commencer à construire une nouvelle Internationale. Créée en 1939, elle avait de puissants ennemis – le stalinisme, la social-démocratie impuissante, l’impérialisme et bien sûr le fascisme. Au moment de sa création, elle comptait environ 3.000 marxistes. Après l’assassinat de Trotsky en 1940, elle a traversé la période difficile du boom économique de l’après-guerre. Une partie de l’Internationale a développé une perspective politique erronée, une autre partie a rejeté le rôle de la classe ouvrière en tant que force motrice de la révolution socialiste. En 1989-91, lorsque le bloc soviétique s’est effondré, conduisant finalement à la restauration du capitalisme, toute la gauche et le mouvement ouvrier international ont été désorientés.

Alternative Socialiste Internationale (dont le nom était Comité pour une Internationale Ouvrière jusqu’au début de cette année) s’est opposé au rejet de la classe ouvrière pendant cette période, a continué à maintenir l’héritage de Trotsky et patiemment construit les premiers cadres et organisations à l’échelle internationale. Aujourd’hui, une nouvelle radicalisation est en cours dans le monde. ASI est bien placée pour en tirer profit et prend les mesures nécessaires pour la construction d’une nouvelle internationale socialiste révolutionnaire.

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