2020 n’est pas l’année électorale que l’on attendait. Les élections présidentielles sont aujourd’hui totalement liées à la pandémie mondiale qui a tué près de 165.000 personnes aux États-Unis au moment où nous écrivons ces lignes et qui a complètement changé la vie de la plupart de la population. Dès le début, Trump n’a pas seulement échoué à relever le défi de mener le pays à travers une pandémie : il a activement aggravé les choses.
Par Erin Brightwell, Socialist Alternative (ASI – USA)
Nous avions besoin d’une réponse coordonnée similaire aux temps de guerre, reposant sur les meilleures données scientifiques disponibles. Au lieu de cela, nous avons connu de graves pénuries de fournitures et d’équipements, une coordination quasi inexistante des ressources entre États et avec le gouvernement fédéral tandis que d’énormes profits étaient réalisés et qu’une intense campagne de désinformation était menée par la Maison Blanche elle-même. Il ne fait aucun doute que l’administration Trump porte la responsabilité principale de la gestion catastrophique durant la pandémie. Cependant, l’état déplorable de sous-financement du système de santé publique et la consolidation de l’industrie hospitalière privée qui a laissé de plus en plus de communautés rurales et urbaines pauvres sans services adéquats est un projet porté depuis des décennies tant par les démocrates que par les républicains. Les perspectives de réélection de M. Trump étant très incertaines, ses instincts autoritaires se manifestent encore plus. Il s’en est pris au vote par correspondance et parle ouvertement de reporter les élections et de contester les résultats.
Joe Biden, architecte de l’incarcération de masse, politicien accompli soutenu par les entreprises et harceleur sexuel en série (dans le meilleur des cas), est en tête des sondages nationaux et dans la plupart des « swing États » (les Etats dont le vote change régulièrement). Cela semblait peu probable en février dernier, lorsque Bernie Sanders menait Biden avec une avance de 12 % dans les sondages nationaux. Cependant, Sanders a abandonné son programme et sa base à la suite des manœuvres féroces de l’establishment libéral pour convaincre les électeurs, surtout les plus âgés, que seul Biden pouvait battre Trump. Et ce, malgré le fait que les électeurs des primaires démocrates étaient bien plus d’accord avec Sanders sur des questions telles que l’assurance maladie pour tous. Malgré toutes ses faiblesses politiques et personnelles, qui sont énormes, Biden semble être de plus en plus bien positionné pour être le prochain occupant de la Maison Blanche. Mais les stratèges démocrates sont très nerveux à l’idée de voir le voir affronter Trump dans un débat puisque ses facultés mentales sont clairement en déclin.
Sans rassemblements, sans candidats saluant les foules en personne et sans conventions, cette saison électorale ne ressemblera à aucune autre. Normalement, ces possibilités limitées de faire campagne auraient constitué un grand désavantage pour le challenger du président sortant, puisqu’il ne disposerait pas de la même plateforme qu’un président toujours en exercice. Au lieu de cela, le refus de Trump de prendre le coronavirus au sérieux compromet sérieusement ses chances en novembre. La stratégie de la campagne de Biden, qui consiste à se cacher dans le sous-sol pour limiter les interviews et les apparitions du candidat, a été jusqu’à présent couronnée de succès. Compte tenu de ses gaffes verbales incessantes et de son incapacité apparente à garder ses mains pour lui, la pandémie n’aurait guère pu arriver à un meilleur moment pour l’establishment démocrate.
Si Biden, et sa vice-présidente Kamala Harris parviennent à gagner en novembre, cela ne signifierait pas la fin du trumpisme ou du populisme de droite aux États-Unis. Si une administration Biden refuse de prendre des mesures suffisamment audacieuses pour inverser la tendance à la paupérisation de larges pans de la population, et qu’aucune alternative politique de gauche n’est construite, un espace serait ouvert pour la croissance de l’extrême droite sur une échelle bien plus grande que tout ce qui a été vu aux États-Unis depuis très longtemps.
Cela montre l’urgence avec laquelle une alternative politique doit être construite. Une alternative qui puisse défier la montée d’une force d’extrême droite plus efficacement que ne pourrait le faire le parti démocrate, qui n’est pas très actif et qui est favorable aux grandes entreprises.
L’establishment démocrate : aucunement l’ami des travailleurs
Bien qu’il ne soit pas judicieux de déjà écarter Trump de la course – l’état de la politique américaine contiendra probablement beaucoup de rebondissements dans les mois à venir – les socialistes et les progressistes doivent réfléchir à ce à quoi ressemblerait une présidence Biden. Le pays est en pleine crise, sans véritable voie pour maîtriser le coronavirus. Des dizaines de millions de personnes sont confrontées au chômage, à l’expulsion de leur logement et à l’insécurité alimentaire. La classe ouvrière a subi une vague de radicalisation à la suite de la plus grande vague de protestations de l’histoire des États-Unis – le soulèvement autour du meurtre de George Floyd – et est, dans son ensemble, plus consciemment antiraciste qu’à aucun autre moment de l’histoire du pays.
D’importantes victoires ont été remportées par les socialistes démocratiques élus aux conseils municipaux et aux assemblées législatives des États. Les congressistes de gauche Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ilhan Omar sont de véritables stars. L’aile progressiste des démocrates à la Chambre des représentants obtiendra des gains plus importants en novembre, notamment à New York et à St. Louis, où la militante du mouvement Black Lives Matter Cori Bush a récemment remporté les primaires.
Malgré ces victoires, la gauche socialiste reste une force marginale dans les couloirs du pouvoir, non pas par manque de soutien potentiel à ses idées, mais par manque de coordination, de programme clair et de concentration sur la construction de mouvements.
Bien qu’elle joue un rôle important dans la sensibilisation de la société en général, la présence de ces élus socialistes – à quelques exceptions près – ne s’est pas traduite par des victoires politiques majeures et concrètes. Le plus grand obstacle de la gauche socialiste est qu’elle reste emprisonnée au sein du Parti démocrate, un parti totalement antidémocratique et pieds t poings liés aux besoins des grandes entreprises.
Cela contraste avec Kshama Sawant, membre du conseil de ville de Seattle et membre de Socialist Alternative. Elle a été élue et réélue deux fois en tant que socialiste indépendante et elle a contribué à diriger les mouvements vers des victoires titanesques. Seattle est devenue la première grande ville à adopter un salaire minimum de 15 dollars de l’heure et – plus récemment – à imposer une taxe de 240 millions de dollars par an sur Amazon et les grandes entreprises de Seattle pour financer des logements abordables en permanence.
Joe Biden a obéi à la classe capitaliste tout au long de sa longue carrière. Il n’est prêt à s’en prendre à aucun des problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les travailleurs. Aux côtés de la grande majorité des démocrates établis à Washington, il continue de s’opposer à des mesures essentielles pour lutter contre la pandémie, comme l’instauration d’une assurance maladie pour tous. Quatre-vingt-sept pour cent des électeurs démocrates soutiennent l’initiative “Medicare for All”. Malgré cela, Joe Biden y est resté fermement opposé. Biden et l’establishment démocrate ne peuvent même pas prétendre soutenir des mesures progressistes. Cela illustre la totale futilité d’essayer de “transformer” le Parti démocrate en un instrument pour les travailleurs et les opprimés.
Lorsqu’on l’interroge sur les meurtres de policiers, Biden suggère que les policiers, plutôt que de tirer pour tuer, doivent tirer dans les jambes. Il prend sans vergogne l’argent des banques et des grandes entreprises et est le plus grand bénéficiaire des contributions de l’industrie pharmaceutique. Biden serait peut-être plus performant que Trump dans le traitement de la crise COVID-19, mais il faut remarquer que Trump a fixé la barre particulièrement bas.
Biden et l’establishment démocrate ne peuvent pas satisfaire à la fois leurs maîtres capitalistes et les aspirations de dizaines de millions de travailleurs en faveur de soins de santé gratuits et universels, d’un enseignement sûr et correctement financée, d’une stabilité économique et de justice raciale.
S’il veut obtenir une transformation profonde du maintien de l’ordre, le mouvement contre la violence policière raciste devra construire des organisations de lutte de masse. L’expérience de ces derniers mois montre que pour obtenir des concessions, même minimes, de la part des politiciens démocrates, il faut la pression d’un mouvement de masse. Remporter des réformes durables exigera une lutte soutenue centrée sur le pouvoir social de la classe ouvrière au-delà des couleurs de peau. Le parti démocrate au pouvoir a prouvé aux manifestants à coups de bombes lacrymogènes et de votes aux conseils municipaux qu’il ne soutenait pas les objectifs du mouvement. Le dernier exemple en date se trouve à Seattle où la proposition de Kshama Sawant de diminuer le budget de la police de 50% a été rejetée par les démocrates au conseil de ville par un vote de 7 contre 1.
De plus, le Parti démocrate a derrière lui une longue histoire de cooptation des mouvements sociaux : il a promu quelques individus à des postes de pouvoir en promettant un changement progressif tout en supervisant la démobilisation du mouvement. Pour éviter cela, nous aurons besoin d’un nouveau parti pour et par les travailleurs et les jeunes. Contrairement aux démocrates, ce serait un parti contrôlé démocratiquement à partir de la base, et dont les candidats seraient liés à la défense du programme du parti.
Le besoin d’une alternative
Il est tout à fait compréhensible que des millions de travailleurs estiment voter pour Biden comme un moindre mal en novembre, mais cela ne résoudra pas les problèmes plus profonds auxquels nous sommes confrontés. Les travailleurs et la jeunesse vont avoir à se battre encore et encore contre les institutions politiques des deux partis capitalistes dans la période à venir. Les socialistes et les militants de la classe ouvrière doivent préparer le terrain pour la construction d’un nouveau parti en clarifiant dès maintenant leur opposition à l’establishment démocrate pourri et en défendant que le plus de gens possible votent pour le plus fort des candidats indépendants de gauche, Howie Hawkins du Green Party (Parti Vert).
Le Green Party ne repose pas sur des mouvements ou la lutte des classes. Ce fut encore illustré tout récemment avec les grèves pour le climat. Ce parti ne souligne pas la nécessité de construire un parti de lutte de masse des travailleurs. Mais en l’absence d’une force plus importante menant une campagne présidentielle, les socialistes devraient soutenir la candidature de Howie Hawkins à la présidence. Howie Hawkins, est un travailleur de longue date d’UPS, il défend un programme favorable aux travailleurs qui comprend un système d’assurance maladie pour tous, un “New Deal vert éco-socialiste” et un solide programme d’urgence pour faire face à la pandémie.
La voie sans issue du moindre mal
Le soutien à Biden illustre que la gauche reste coincée dans une logique du “moindre mal” qui continuera à étouffer les véritables luttes progressistes et ouvrières. La crise à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, et l’incompétence de l’une ou l’autre des ailes de l’establishment politique pour y faire face, démontre toute l’urgence avec laquelle nous devons construire une nouvelle force politique.
Ce que les démocrates ont montré, c’est qu’il leur suffit, pour gagner le vote progressiste, de dénoncer verbalement les pires politiques réactionnaires des républicains. Ils n’ont même pas besoin de se battre contre elles. Malgré le travail de groupes comme les Justice Démocrats, Our Revolution et le Working Families Party, les électeurs progressistes n’ont pas construit de véritable force au sein du Parti démocrate. Ce n’est pas par manque d’efforts ou de détermination, mais en raison de la nature totalement antidémocratique et non réformable du Parti démocrate. Les travailleurs sont contraints d’accepter qu’il est grand temps d’abandonner les efforts de réforme au sein d’un parti dont les principaux donateurs sont des personnalités de la classe des milliardaires.
Il ne faut pas oublier la dernière administration démocrate. Pendant les deux premières années de la présidence Obama, les démocrates contrôlaient à la fois la Chambre et le Sénat. Ils auraient pu agir pour renflouer les familles de travailleurs, investir des milliards en faveur d’une transition vers l’énergie verte et commencer à s’attaquer aux inégalités structurelles. Mais alors que les travailleurs souffraient de ce qui était alors la pire crise économique depuis la Grande Dépression, Obama a rapidement pris des mesures pour renflouer Wall Street, les banques et l’industrie automobile. Obama a fait campagne sur le “système de soins de santé universel”, ce qui a été largement interprété comme signifiant que, au minimum, tout le monde bénéficierait d’une couverture très abordable. Au lieu de cela, l’option publique a été abandonnée et l’Affordable Care Act, bien qu’il constitue une amélioration pour certaines personnes, a permis de donner au secteur de l’assurance maladie des millions de nouveaux clients rentables en échange de la réduction de certains de ses pires abus. L’échec d’Obama à améliorer les conditions de vie des travailleurs a également contribué à créer un espace pour l’émergence du parti populiste de droite, le Tea Party.
Compter sur les politiciens soutenus par les entreprises pour repousser la droite a été un échec sous l’administration Obama et ce fut un échec encore plus dramatique en 2016. Bernie Sanders était le candidat qui avait le plus de chances de battre Trump, pas Hillary Clinton qui ne voulait pas soutenir des revendications très populaires comme l’assurance maladie pour tous. En 2020, la pandémie a changé la nature de la course à la présidence, mais elle n’a pas changé la nature pro-capitaliste de Joe Biden.
Que faire si Biden gagne ?
S’il l’emporte en novembre, Biden entrera en fonction en pleine dépression économique catastrophique. Trump a fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de se retirer discrètement s’il perdait. Il a adopté une approche ouvertement autoritaire au cours de ces derniers mois afin de détourner l’attention de son approche désastreuse face à la pandémie. Bien qu’il n’ait pas trouvé de soutien immédiat, même au sein de la classe dirigeante, pour des propositions telles que le report des élections de novembre, cette rhétorique lui est utile. Même s’il perd en novembre, il prépare le terrain pour continuer à consolider sa force de droite populiste.
Il est extrêmement positif que la plus grande organisation socialiste du pays, les Democratic Socialists of America (DSA), ait choisi de ne pas soutenir Biden et appelle – au moins formellement – à la formation d’un nouveau parti. Nous pensons que les DSA rendraient un énorme service à la gauche s’ils déclaraient leur intention de rompre totalement avec les démocrates en appelant à voter pour Hawkins, y compris avec des appels de la part d’élus des DSA tels qu’Alexandria Ocasio-Cortez. Plus important encore, les socialistes, y compris ceux organisés avec les DSA, devraient soulever la nécessité d’une politique indépendante du parti démocrate au sein des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier et en menant des campagnes socialistes indépendantes.
Les travailleurs, en particulier les personnes de couleur, ont fait les frais de la pandémie. Ils subissent et subiront le plus fort de la vague d’expulsions de logement et de licenciements. Depuis des décennies, les démocrates ont prouvé à maintes reprises leur allégeance à l’élite capitaliste aux dépens des travailleurs et il est clair que Biden fera de même en tant que président.
Les socialistes devraient utiliser la campagne de Hawkins comme une occasion de rallier celles et ceux qui voient la nécessité d’une nouvelle force politique de gauche aux États-Unis et de poursuivre ensuite ce combat avec urgence sous une administration Biden. Il n’y a pas de temps à perdre dans la construction d’une force politique qui se battra pour les besoins des travailleurs.