17 janvier 1961. Assassinat de Lumumba, héros de l’indépendance du Congo

Assassiné pour maintenir la domination des puissances impérialistes

[Une version raccourcie de cet article a été publié dans l’édition de décembre-janvier de Lutte Socialiste.]

Patrice Lumumba occupe une très grande place dans la conscience populaire au Congo. Son action et ce qu’il représentait perdure jusqu’à aujourd’hui dans la mémoire des masses. Mobutu, qui avait participé à son assassinat, avait même été obligé de l’ériger en « héros national » en 1966, son héritage retentissant encore dans tout le pays, mais aussi dans toute l’Afrique et dans le monde.

Par Michel Munanga (Bruxelles)

Le 17 janvier 1961, le héros de l’indépendance du Congo était assassiné. 60 ans plus tard, la commémoration du meurtre politique de Patrice Lumumba tombe dans un contexte de montée de la lutte antiraciste, devenue centrale aujourd’hui avec le retentissement mondial du mouvement Black Lives Matter aux USA, comme l’a exprimé la manifestation historique de 20.000 personnes à Bruxelles le 7 juin 2020. C’est aussi le contexte d’une remise en question plus généralisée de l’exploitation néocoloniale, avec les demandes de non-remboursement de la dette publique des pays africains, et de l’arrêt du pillage capitaliste et la restitution d’objets culturels et artistiques africains spoliés. La propagande coloniale est davantage contestée, avec le mouvement de déboulonnage des statues d’esclavagistes dans l’espace public aux USA, et aussi en Belgique avec les statues de Léopold II taguées et peinturées, voire déboulonnées, y compris même par les autorités, mises sous pression par le mouvement. Ce contexte a d’ailleurs poussé à l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et aux « regrets » exprimés par le roi Philippe concernant les crimes de l’époque coloniale.

L’indépendance : “pas un cadeau, un droit”

Lumumba était au départ issu des couches dans la population congolaise sur lesquelles se basait le colonisateur belge. Il faisait partie des africains que l’administration coloniale appelait les « évolués », un sorte « d’élite » qui recevait une éducation et se comportait davantage comme la population de la métropole coloniale. Comme beaucoup d’autres, partout sur le continent, Lumumba s’est radicalisé sur base du mouvement de masse qui contestait l’ordre colonial. Beaucoup de ces « relais » de l’administration coloniale ont été gagnés par les idées indépendantistes ; une adhésion à des idées qui dépassaient leurs intérêts propres immédiats. Il régnait sur le continent une ambiance idéologique, particulièrement dans ce milieu de personnes sensées relayer les injonctions coloniales, mais qui seront gagnées à des conclusions radicales pour le droit à l’autodétermination.

En 1957, il fût à la base de la création du Mouvement national congolais (MNC), dont le but, comme d’autres partis, était de libérer le Congo de l’impérialisme et de la domination coloniale. Il se rendra à Accra au Ghana, à la Conférence des Peuples africains, où il rencontrera plusieurs leaders indépendantistes. Cela a contribué au développement de ses idées et à sa popularité.

Sous pression de la mobilisation, des grèves, des manifestations et des luttes, au Congo-même, mais aussi ailleurs, aussi influencées par le panafricanisme qui gagnait en popularité, les autorités belges ont été obligées d’accepter l’indépendance du Congo. Et dans la lutte pour l’indépendance, Patrice Lumumba a compris la nécessité d’une organisation programmatique du peuple congolais autour d’un parti politique pour défendre les intérêts de la société congolaise.

Le gouvernement belge s’engagea à organiser des élections, en espérant devancer la radicalisation de la population et légitimer leur mainmise. En mai 1960, le MNC remportait les premières élections législatives. Le parti a ensuite constitué une majorité et formé un gouvernement. Parmi les revendications de Lumumba, il y avait le refus de payer la dette coloniale que Léopold II a transféré à la Belgique.

Les premiers jours de l’indépendance

Il fût finalement convenu que le Congo obtiendrait son indépendance le 30 juin 1960, année durant laquelle 17 États africains gagneront leur souveraineté. Ce jour-là, le roi Baudouin fit un discours pro-colonial et le président Kasa-Vubu y répondit par un discours d’allégeance convenu. Le protocole ne prévoyait pas que le premier ministre prenne la parole. Mais, en réaction aux deux discours, Lumumba créa la surprise en s’imposant à l’agenda et en faisant un discours, hors du contrôle et du polissage, qui entra dans l’Histoire. Extrait :

« Congolais et Congolaises, Combattants de la liberté aujourd’hui victorieux, je vous salue au nom du gouvernement congolais. (…) Cette indépendance du Congo, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle, nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable, pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. Ce fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste ; nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire, car nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des « nègres ». Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillottes croulantes pour les Noirs, Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation. Nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut : tout cela est désormais fini. (…) Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. (…) »

Les autorités belges ont été surprises et contrariées par le discours de Lumumba, mais elles comptaient sur la mise sur pieds d’un parlement et d’institutions qui allaient lui rester favorables, qui répondent aux intérêts politiques et économiques de la classe dominante belge.

Début juillet, le général Janssens, chef de la Force publique (la force militaire coloniale), a tenu à souligner : « avant l’indépendance = après l’indépendance ». Il voulait ainsi dire que même si l’indépendance politique avait dû être concédée suite aux luttes de masse, l’indépendance économique, c’est-à-dire le maintien des intérêts économiques d’une minorité sociale qui profitait de l’exploitation du Congo devrait rester dans les mains des capitalistes belges et de ses alliés.

L’attitude de Janssens et d’autres cadres militaires ex-colons restées en poste provoqua une révolte dans la Force publique, portée par les soldats congolais pour s’opposer au fait que l’essentiel de cadres sont restés des ex-colons, conservateurs et loyaux envers la monarchie. Cela amènera le gouvernement de Lumumba à « africaniser » l’armée ; doter la force publique d’officiers congolais, même si des cadres ex-colons resteront en poste. Cette politique « d’africanisation » de la force publique va mener à ce qui sera appelé la « crise congolaise ».

La première idée de s’en remettre à des institutions favorables à l’ex-métropole ne fonctionnera donc pas. La Belgique va compter sur son armée pour tenter contrôler le gouvernement de Lumumba. Les officiers belges de la force publique congolaise qui voulaient combattre l’africanisation de l’armée se sont retranchés dans la riche province du Katanga, où il y avait une forte emprise coloniale pour garder le contrôle sur les richesses autour de l’Union minière. Les autorités belges vont fomenter tout un tas de complots pour embraser le jeune Etat, avec des guerres de sécession et des coups d’État. Le Katanga fera d’ailleurs sécession en juillet, avec le soutien des Etats impérialistes alliés à l’OTAN.

Le rôle des puissances impérialistes belge et américaine

Cette période est à replacer dans un contexte international très particulier. C’est celui de l’affrontement entre les deux grands blocs idéologiques complètement opposés : le bloc impérialiste occidental pro-libre marché ; et le bloc « de l’Est » pro-économie planifiée autour de l’URSS, une caricature bureaucratique du communisme mais qui représentait tout de même une idéologie favorable aux intérêts des travailleurs, des opprimés et exploités.
Comme le souligne le dossier « Congo : une histoire de pillage capitaliste » (1) publié sur socialisme.be : « Les Etats-Unis craignaient que Lumumba finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position communiste. » Ensemble avec la défaite militaire belge, « l’africanisation de la Force Publique a desserré l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, qui a conduit à la décision des puissances occidentales, de la Belgique, de la CIA, de l’ONU et de leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga de faire chuter Lumumba. »

Lumumba constituait une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale ; il n’était pas contrôlable par les puissances impérialistes belge et étatsunienne. En septembre, celles-ci vont pousser le président Kasa-Vubu à destituer Lumumba et son gouvernement bien qu’il n’en avait pas constitutionnellement le pouvoir. Dans son droit, Lumumba y réagit en lui demandant de démissionner. Dans cette lutte, les puissances impérialistes vont pousser l’armée à prendre le pouvoir en soutenant le coup d’Etat du chef de l’Etat-major Mobutu, dix jours après l’éviction de Lumumba. Cela avait beau être illégal, l’absence d’organisation d’un rapport de force à la base dans la société pour empêcher un tel coup d’Etat, s’est avérée hélas fatale. La Constitution et les Lois ne sont indépassables que lorsqu’elles servent les intérêts de la classe dominante.

Tant l’Etat belge que l’Etat américain ont œuvré pour avoir sous la main des pions comme Mobutu dans la région, pour agrandir leur sphère d’influence, particulièrement face aux Etats alliés à Moscou. Le Congo belge accédant à l’indépendance, il fallait coûte que coûte, pour la Belgique et les USA, que les autorités du nouvel Etat soient de leur côté. Au niveau national, la nouvelle élite noire opportuniste n’avait d’autres ambitions que de remplacer le blanc dans l’extorsion des richesses du peuple. Ce sont ces laquais de l’impérialisme qui ordonneront son assassinat, vendant l’indépendance contre un poste ministériel et une place dans un Conseil d’administration d’une multinationale belge ou américaine.

La préparation de l’assassinat et la lutte des partisans de Lumumba

Mobutu ferma le parlement et mit Lumumba sous résidence surveillée. Lumumba tentera de s’enfuir vers l’Est du pays, où ses partisans se mobilisent, mais il sera rattrapé par Mobutu qui l’enferma finalement dans un camp militaire en périphérie de la capitale.

A la fin de l’année 1960, les partisans de Lumumba mèneront une riposte pour tenter de prendre le contrôle localement dans le pays, et des mouvements de colères se font entendre à Kinshasa. Comme le souligne Alain Mandiki dans son livre « 1994, génocide au Rwanda. Une analyse marxiste » : « À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes, mais sur base du modèle de l’Armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla comprenant des éléments des couches paysannes pour prendre le pouvoir. » (2) Sur cette base, et avec un contexte national et international favorable, les partisans de Lumumba réussiront à prendre le contrôle d’un tiers du territoire congolais. Mais cette stratégie avait le désavantage que la contestation est essentiellement dirigée par des officiers et l’intelligentsia ; le rôle dirigeant du mouvement n’est malheureusement pas dévolu aux masses et à des organisations indépendantes, sur base d’une mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers des actions collectives de masse comme des manifestations et des grèves, ce qui aurait pu créer une situation permettant de remporter une victoire décisive.

C’est dans ce contexte que, fin 1960, les autorités belges et étatsuniennes ont donné leur feu vert à l’assassinat de Lumumba. Il fut torturé et transporté au Katanga, où il fut abattu devant Moïse Tshombe, président de l’État du Katanga, et d’autres dirigeants. Les puissances impérialistes et leurs alliés locaux savaient que s’ils l’avaient laissé en vie, ils auraient fini par le libérer, sous pression de la grande popularité qu’il avait au Congo et mondialement.

En 1999, Ludo De Witte publia un livre révélateur, « L’assassinat de Lumumba » (3), dans lequel il démontre la responsabilité de l’Etat belge dans cet évènement, ainsi que dans sa mise à l’écart politique, dans la disparition de son corps et dans la sécession du Katanga. Une pression fût mise pour la constitution d’une commission d’enquête parlementaire belge qui établira ces responsabilités en 2001. L’année suivante, le gouvernement belge reconnaitra une partie de la responsabilité des autorités belges de l’époque.

Construire l’indépendance réelle

Lumumba avait compris qu’il fallait s’organiser. Il a participé à la création du MNC, mais celui-ci n’a pas été développé comme un outil de lutte de masse pour les travailleurs, les paysans et les opprimés. Une organisation de classe indépendante eut été nécessaire. C’est l’une des faiblesses largement présente à travers le monde : le modèle alternatif qui était mis en avant, principalement par Moscou et Pékin, poussait à cette tendance de développer une idéologie surtout nationaliste : dans la lutte de libération nationale des pays colonisés, des organisations nationalistes étaient mises sur pieds, sans souligner l’importance de partis de classe, complètement indépendant de la classe dominante.

Comme Lumumba a tenté de le faire, il était crucial d’essayer de mettre en place une politique socio-économique qui aille dans l’intérêt des travailleurs, paysans et opprimés, et d’appliquer des lois pour cela. Mais il était également crucial de se préparer contre les attaques des opposants, qui refusent bien sûr toujours une telle politique. Construire un rapport de forces favorable dans la société est d’une importance capitale : une base pour éviter la contre-révolution et se préparer contre la répression organisée par le camp opposé, une base pour l’action coordonnée sur laquelle s’appuyer afin de conquérir l’indépendance réelle.

L’indépendance réelle et le bénéfice des richesses du pays pour le peuple ne pouvaient passer que par la prise en main de ces richesses par les masses elles-mêmes. Une prise en mains de l’Union minière par la population congolaise aurait pu signifier une orientation de ces richesses vers la satisfaction des besoins sociaux de la population.

Lumumba un militant indépendantiste honnête, armé d’une ardente volonté d’indépendance et de liberté pour le peuple congolais. La lutte des classes et le contexte de l’époque l’ont poussé vers une compréhension et des prises de positions plus radicales. Ses actions et l’espoir qu’il suscitait ont poussé les puissances impérialistes à lui ôter la vie et tenter de briser l’espoir qu’il avait créé.

Notes
(1) Per-Ake Westerlund, Congo : une histoire de pillage capitaliste, article, 2013 – introduction par Eric Byl. (critique du livre de David Van Reybrouck : Congo. Une histoire, Actes Sud, 2012 – publié à l’origine en 2010). [https://fr.socialisme.be/55971/congo-une-histoire-de-pillage-capitaliste]
(2) Alain Mandiki, 1994, génocide au Rwanda. Une analyse marxiste – Comment le capitalisme a engendré la barbarie dans la région des Grands Lacs, éditions marxisme.be, 2020, 64 pages.
(3) Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, Karthala Editions, 2000, 416 pages – publié à l’origine en 1999.