Après plus de deux semaines d’un soulèvement populaire qui s’est étendu à tous les coins du pays, la Colombie reste en révolte ouverte. Les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc et les balles réelles n’ont jusqu’à présent pas réussi à dissuader les masses. Elles en sont arrivées à la conclusion que la seule façon de sortir de leur misère sans fin est la lutte de masse contre le gouvernement de droite actuel et le système pourri qu’il représente.
Par Darragh O’Dwyer, Socialist Alternative (section d’Alternative Socialiste Internationale en Angleterre, Pays de Galles et Ecosse), article initialement publié le 14 mai sur internationalsocialist.net
La rébellion a débuté le 28 avril par une grève générale appelée par le Comité national de grève (un groupe composé des principales fédérations syndicales et d’autres organisations) en réponse à la proposition de réforme fiscale du président de droite Ivan Duque. La “loi de solidarité durable” aurait fait passer une partie de la classe moyenne et des travailleurs salariés dans une tranche d’imposition plus élevée. La TVA devait également être élargie pour couvrir un plus grand nombre de biens et de services auparavant exonérés. Bien qu’elle ait été présentée comme bénéficiant aux sections les plus pauvres de la société, il est rapidement devenu clair ce qu’elle signifiait réellement : une tentative de faire supporter les coûts de la pandémie par les masses.
Mais nous ne sommes pas à une époque où des attaques aussi frontales contre les travailleurs et les pauvres peuvent être menées sans conséquences graves. La réponse des masses colombiennes démontre avec force le type de résistance auquel la classe dirigeante peut s’attendre en cette période de crise capitaliste profonde.
Une victoire initiale
Bien qu’une seule journée d’action ait été initialement prévue, la grève générale a déclenché un mouvement d’une ampleur et d’une intensité qui ont dépassé de loin les attentes des directions syndicales. La bureaucratie et les partis d’opposition se sont retrouvés à la traîne des masses à maintes reprises. Le 1er mai, les appels au calme n’ont pas été entendus et les protestations ont continué à s’étendre et à prendre de l’ampleur.
Des manifestations combatives ont éclaté dans 250 villes et villages. Une grande partie du pays reste paralysée en raison des blocages. Rassemblant dans ses rangs toutes les catégories d’exploités et d’opprimés, le mouvement est un panorama de la diversité des luttes en Colombie. Travailleurs, étudiants, femmes, paysans, indigènes, afro-colombiens, militants LGBTQI, écologistes, tous unis contre un ennemi commun. L’arsenal de tactiques de division et de domination de l’élite colombienne – du racisme à la « peur du rouge » – s’est avéré inefficace pour faire dérailler l’insurrection.
Le 2 mai, le mouvement a remporté sa première victoire lorsque Duque a retiré le projet de loi si détesté. Le jour suivant, son architecte, le ministre des finances Alberto Carrasquilla, a démissionné, touché par la disgrâce. Mais tout espoir que ces concessions calment la colère de la rue s’est rapidement évaporé. Le mouvement s’est radicalisé davantage et une série d’autres revendications ont été reprises, qui reflètent toutes la compréhension que le projet de loi n’était que la partie visible de l’iceberg. Parmi celles-ci figurent l’arrêt de la privatisation des soins de santé et du système des retraites, la gratuité de l’enseignement supérieur, la fin de la répression d’État et la démission de Duque.
La pandémie enflamme la fureur des masses
Ce qui se passe en Colombie est une réémergence, à un niveau plus élevé, du mouvement de masse qui avait eu lieu en novembre 2019 dans le cadre de la vague de révoltes anti-néolibérales qui a secoué l’Amérique latine et balayé le monde entier. Comme ailleurs, la propagation du Covid-19 a interrompu les développements en cours, mais cela ne pouvait être que temporaire. Le mécontentement qui a éclaté dans les rues en 2019 a continué à couver dans le contexte d’une pandémie qui a fait des ravages dans toute la région.
Avec 3 millions de contaminés recensés et près de 80.000 décès, la Colombie a subi l’une des pires crises sanitaires au monde. Les confinements stricts ont eu un impact économique dévastateur sur un pays où 62% de la main-d’œuvre est employée dans le secteur informel. Le chômage a plus que doublé, 500.000 entreprises ont fermé leurs portes et, l’année dernière, l’économie s’est contractée de 7 %. La catastrophe sociale qui s’en est suivie a plongé 3,6 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté, portant le nombre total à 21 millions, soit 42 % de la population. La malnutrition et même la famine, qui ne sont pas nouvelles dans le pays le plus inégalitaire d’Amérique du Sud, sont montées en flèche.
La pandémie a non seulement exacerbé les inégalités au sein des nations, mais elle a également creusé le fossé entre pays riches et pays pauvres. Si les premiers n’ont pas échappé aux coups de boutoir, les seconds ne disposent pas des mêmes ressources pour atténuer les pires effets de la crise. La dette de la Colombie a grimpé de 20 milliards de dollars l’année dernière, mais le gouvernement de droite de Duque a voulu assurer aux investisseurs qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Comme l’indique un article de Bloomberg : « Contrairement aux nombreux pays qui continuent d’emprunter et de dépenser pour stimuler la croissance au milieu de la pandémie, la Colombie a désormais pour priorité de tenir à distance les vigiles des obligations et de convaincre les sociétés de notation qu’elle est l’un des rares crédits de qualité d’investissement en Amérique latine. »
Autrement dit, la classe dirigeante colombienne, liée par mille fils à l’impérialisme américain, n’a pas osé insulter les intérêts des multinationales, des banques et des financiers. Au lieu de cela, elle s’est employée à vider le peu qui restait dans les poches de la classe ouvrière et des pauvres.
Bien sûr, la Colombie n’est pas un cas isolé. La pandémie a plongé toute la région dans la tourmente économique, sociale et politique. L’année dernière, des manifestations explosives du Guatemala au Paraguay ont révélé la rage qui existe sous la surface. Les succès électoraux de la gauche en Bolivie et au Pérou montrent également que de plus en plus de personnes sont à la recherche d’une alternative. Confrontés aux mêmes conditions intolérables que les masses colombiennes, les travailleurs, les jeunes et les opprimés de toute l’Amérique latine pourraient bien adopter les mêmes méthodes de lutte militante. Tous les matériaux inflammables sont là pour une explosion sociale à l’échelle du continent et, comme le titre d’un récent article de CNN l’indiquait, « les manifestations sanglantes de Colombie pourraient être un avertissement pour la région ».
« Le gouvernement est plus dangereux que le virus »
Même une pandémie enragée ne pourrait pas empêcher les masses de descendre dans la rue. La Colombie traverse son moment le plus sombre, enregistrant actuellement quelque 15.000 cas et 400 décès par jour. Le fait que le mouvement se soit développé en dépit de cette situation donne un aperçu des conditions désespérées auxquelles beaucoup sont confrontés. L’espoir d’un avenir sans misère s’est éteint et le sentiment qu’il n’y a rien à perdre est omniprésent.
Certaines pancartes donnent un aperçu de cet état d’esprit : « Le gouvernement est plus dangereux que le virus », « Nous en avons assez de survivre, nous voulons vivre », « Je préfère mourir dans la lutte que vivre dans la misère ».
La répression de l’État
Et beaucoup de personnes sont mortes dans la lutte. Si les chiffres officiels de l’État sont moins élevés, les organisations de défense des droits humains font état d’au moins 40 morts aux mains des forces de l’État, de plus d’un millier de blessés et de centaines de cas de manifestants qui ont « disparu ». La police a également sexuellement agressé des femmes – une méthode ignoble mais courante pour dissuader les éléments les plus radicaux de descendre dans la rue.
À l’instar des carabiniers au Chili, la police antiémeute colombienne, l’ESMAD, est désormais reconnue pour ses méthodes particulièrement brutales. La revendication radicale de leur démantèlement s’est maintenant généralisée. Tirer à bout portant sur les manifestants, faire foncer des véhicules sur les manifestations et terroriser sciemment les quartiers populaires sont quelques-unes des nombreuses formes de répression qu’ils ont exercées sur les masses.
Tout cela n’est pas une démonstration de force mais de faiblesse, trahissant la peur d’un soulèvement populaire qui frappe le capitalisme colombien en plein coeur. Pour exercer son contrôle, la classe dirigeante ne peut compter que sur la force brute. Mais chaque coup de matraque, chaque balle tirée et chaque tir de gaz lacrymogène fait prendre conscience que l’État n’est pas une force neutre mais un outil de domination de classe. Loin de briser le mouvement, ces expériences ont forcé les manifestants à tirer les conclusions les plus radicales sur ce qu’il convient de faire.
Cali – l’épicentre de la lutte
C’est à Cali, la troisième plus grande ville de Colombie, que la lutte a atteint son stade le plus avancé. Les quartiers ouvriers sont sous le contrôle de comités de quartier avec des éléments d’auto-organisation. Dans certains, des repas sont préparés collectivement pour les manifestants et des soins médicaux de base sont fournis. Sans surprise, c’est aussi là que l’État a frappé le plus fort. La grande majorité des décès enregistrés ont eu lieu ici et, comme le montre une vidéo circulant sur les réseaux sociaux, des hélicoptères de la police ont tiré sur la foule.
Pour se défendre, les jeunes ont transformé de la ferraille en boucliers pour faire face aux gaz lacrymogènes et aux balles. La défense a également pris la forme de La Minga, une caravane d’indigènes qui a héroïquement fait le voyage jusqu’à Cali pour rejoindre la lutte et offrir une protection aux autres manifestants. L’unité inspirante entre ces secteurs a davantage alarmé l’élite. Des paramilitaires d’extrême droite se faisant passer pour des citoyens ordinaires effrayés ont ouvert le feu sur les manifestants indigènes, le tout sous l’œil complice de la police.
La résistance à Cali a été si forte que le président a effectué deux visites d’urgence et a ordonné un déploiement accru de troupes pour démanteler les barrages qui isolent une grande partie de la ville. Malgré sa faible cote de popularité, Duque et son parti, le Centro Democratico (dirigé par l’ancien président l’archi-réactionnaire Alvaro Uribe), ont redoublé d’efforts pour diaboliser le mouvement en le qualifiant de voyous et de vandales afin de justifier le bain de sang.
L’impérialisme américain et la classe dirigeante colombienne
Le mouvement met également Biden dans une position délicate, lui qui, depuis son entrée en fonction, a tenté de se distancer de la politique étrangère plus manifestement belliqueuse de Trump. Revalorisant l’impérialisme américain dans une rhétorique de la démocratie et des droits humains, il subit des pressions pour condamner le gouvernement Duque. D’autre part, les États-Unis ont d’importants intérêts économiques et géopolitiques en Colombie que Biden veut protéger contre l’impérialisme chinois qui a récemment renforcé son influence dans la région. « Je suis le type qui a mis en place le Plan Colombie » s’est vanté Biden lors de la course à la présidence de l’année dernière.
Ce Plan Colombie est une intensification de la « guerre contre la drogue ». Il s’agit d’une campagne de contre-insurrection contre les FARC et d’autres groupes de guérilla de gauche engagés dans une guerre civile de plusieurs décennies contre l’État colombien. Les États-Unis ont fourni aux gouvernements de droite successifs de l’argent, des armes et des formations pour intensifier une offensive militaire et idéologique contre non seulement les groupes de guérilla, mais aussi l’ensemble de la gauche et du mouvement ouvrier. En fait, cela a également conduit à la création de l’ESMAD, qui terrorise aujourd’hui les manifestants avec des fusils de fabrication américaine et des gaz lacrymogènes.
Les FARC, affaiblies, ont entamé des négociations de paix avec le gouvernement Santos en 2012 et un traité de paix historique a été signé en 2016, qui a conduit à la démobilisation et au désarmement des anciens guérilleros. Contrairement aux paroles souvent citées de Benjamin Franklin, l’accord était très certainement une « mauvaise paix ». Depuis 2016, plus de 600 dirigeants de mouvements sociaux et ex-guérilleros ont été massacrés – un rappel effrayant que le système est incapable de résoudre ses propres problèmes.
Tout ceci n’est que le dernier chapitre de l’histoire ensanglantée du capitalisme colombien, loué par la classe dirigeante du monde entier comme la démocratie la plus stable d’Amérique latine. Avec le soutien de l’impérialisme américain, le niveau de violence exercé par l’État colombien (et les forces paramilitaires d’extrême droite avec lesquelles il collabore régulièrement) dépasse celui de certains des régimes les plus despotiques de l’histoire. Ceux qui sont dans la rue aujourd’hui comprennent que la réalisation d’une paix véritable est complètement liée à la lutte contre Duque et Uribismo. Les liens historiques d’Alvaro Uribe avec les paramilitaires de droite sont bien connus, ce qui illustre les liens profonds entre les politiciens, les grandes entreprises et les cartels de la drogue.
La gauche, le CNP et la voie à suivre
Cet assaut prolongé et sanglant contre la classe ouvrière et ses organisations a certainement fait des ravages. La Colombie est l’endroit le plus dangereux au monde pour un syndicaliste, avec plus de 3.000 assassinats au cours des trois dernières décennies. Aujourd’hui, le taux de syndicalisation n’est que de 4 %. De même, la classe ouvrière et les opprimés ne bénéficient d’aucune représentation politique réelle. En regardant la Colombie d’aujourd’hui, on pourrait penser que les masses possèdent des réserves d’énergie infinies, mais ce n’est pas le cas. À un certain moment, une stratégie politique est nécessaire pour mener les choses à leur terme.
Nombreux sont ceux qui espèrent que Gustavo Petro, ancien membre du groupe de guérilla M-19, sera à la hauteur. Petro est arrivé deuxième derrière Duque dans la course à la présidence de 2018 alors qu’il a mené une campagne audacieuse qui a donné une expression au mécontentement bouillonnant des travailleurs et de la jeunesse et a brisé une impasse électorale pour la gauche. Le fait qu’un ancien guérillero – qui fait face à un barrage constant de propagande de droite – soit désormais le favori pour remporter les élections de l’année prochaine reflète une profonde radicalisation et un glissement vers la gauche de la société. Néanmoins, la conscience des couches les plus avancées du mouvement actuel a surmonté le léger programme social démoratique de Petro et son manque de confiance dans les masses pour mener une lutte révolutionnaire contre le capitalisme.
De la même manière, le Comité National de Grève (CNP), dirigé par la bureaucratie syndicale, ne constitue pas la direction que le moment exige actuellement. Le lundi 10 mai, le CNP a rencontré Duque mais n’est pas parvenu à un accord. Les mobilisations de masse se sont poursuivies à un rythme soutenu. Pourtant, le fait que le comité se soit même assis à la table du président alors que le pays reste militarisé et que le sang des manifestants tache les rues a provoqué la colère de beaucoup.
Cela met en évidence le gouffre entre la direction officielle et les sections les plus combattives du mouvement qui font réellement avancer la situation. Le CNP n’a pas coordonné correctement l’action, n’a pas proposé une stratégie qui s’appuie sur la force des masses qui, si elles étaient mobilisées ne serait-ce qu’à la moitié de leur potentiel, pourraient faire tomber Duque en quelques minutes.
Les formes embryonnaires d’auto-organisation observées à Cali et ailleurs donnent un aperçu du type d’organisation qui est réellement nécessaire. Des comités populaires doivent être créés dans les quartiers, sur les lieux de travail, dans les universités, dans les communautés paysannes et indigènes pour planifier et coordonner les actions locales, y compris l’organisation de l’autodéfense. Ces comités doivent ensuite être liés entre eux par des assemblées régionales et nationales. De cette façon, le véritable moteur du mouvement peut prendre l’initiative, discuter démocratiquement de la meilleure façon d’aller de l’avant et convenir collectivement d’un programme et d’une stratégie qui peuvent indiquer un moyen de sortir de la crise.
Pour nous, cela signifie l’extension de la grève à tous les secteurs de l’économie pour arrêter complètement et indéfiniment la production et lutter pour un programme incluant les revendications suivantes :
- A bas la répression ! Enquête et punition des responsables ! Dissolution de l’ESMAD !
- Non aux contre-réformes et autres mesures néolibérales ! Non à la privatisation de la santé ! Vaccins et santé publique garantis pour toutes et tous ! Aide d’urgence pour toutes celles et ceux qui en ont besoin ! Que les capitalistes et les super-riches paient pour la crise !
- A bas Iván Duque et le système politique et économique qui le soutient !
- Pour un gouvernement des travailleurs et des masses opprimées.
Colombia Resiste – Solidarité internationale
La solidarité du mouvement international de la classe ouvrière est absolument cruciale. Les faibles mots de condamnation des gouvernements capitalistes ne signifient rien. Biden et d’autres sont les défenseurs loyaux d’un système économique à l’origine de toutes les souffrances qu’endurent actuellement les masses colombiennes. Mais l’héroïsme et l’ingéniosité des manifestants, en particulier des jeunes, sont une source d’inspiration pour la classe ouvrière et les opprimés dans toute l’Amérique latine et au-delà.
C’est pourquoi Alternative Socialiste Internationale (ASI) s’est engagée à construire une campagne de solidarité internationale pour soutenir la révolte de masse en Colombie et toutes celles et ceux qui font face à la répression. Les socialistes, les syndicalistes, les militants antiracistes et féministes du monde entier sont solidaires du soulèvement héroïque des masses colombiennes. Nous luttons contre le même système économique mondial qui n’engendre que misère, violence et destruction écologique.
C’est précisément pour cette raison que nous nous organisons au niveau international – un parti mondial qui relie les luttes de la classe ouvrière et des opprimés sur tous les continents, unis dans un mouvement commun de rupture avec le capitalisme et l’impérialisme.