La déclaration ci-dessous concernant la guerre en Ukraine et ses implications pour les multiples crises du capitalisme mondial a été discutée, débattue, amendée et approuvée à l’unanimité lors d’une réunion du Comité international d’Alternative Socialiste Internationale (ASI) – notre direction internationale élue lors de notre Congrès mondial – qui a eu lieu entre le 28 mars et le 1er avril à Vienne, en Autriche.
La guerre en Ukraine démontre de manière concluante que nous sommes entrés dans une nouvelle ère concernant les relations mondiales, un changement à l’œuvre depuis 2007-09 qu’a approfondi la pandémie du COVID. Quelles sont les caractéristiques de cette ère post-néolibérale ? L’une de ses principales caractéristiques est de toute évidence l’essor du militarisme impérialiste, accompagné d’une montée en puissance du nationalisme et d’un éclatement rapide du monde en deux camps impérialistes dans une nouvelle guerre froide qui n’en est dorénavant plus une. Ces dernières années, nous avons assisté au découplage partiel des économies américaine et chinoise, les deux plus grandes économies du monde, qui sont passées du statut de moteurs de la mondialisation à celui de moteurs de la démondialisation. Nous assistons maintenant au découplage rapide et radical de la Russie vis-à-vis des économies occidentales, ainsi que du Japon et de l’Australie.
C’est une ère de profond déclin capitaliste. La guerre et la possibilité qu’elle dégénère en un conflit de plus grande ampleur est en soi un aveu de contradictions irrésolues. Les pays impérialistes, de la Chine à l’Allemagne en passant par les États-Unis, augmentent la production de leurs arsenaux de la mort alors que l’humanité est confrontée à une crise climatique existentielle qui empire de jour en jour. La guerre est une catastrophe écologique supplémentaire.
Cette guerre intervient également durant une pandémie dévastatrice qui a tué plus de 20 millions de personnes dans le monde et qui fait toujours rage. La politique chinoise du zéro covid s’effondre face au variant Omicron. En Occident, la classe dirigeante a pratiquement abandonné la lutte après avoir complètement échoué à contenir l’épidémie ou à développer une stratégie sérieuse de vaccination mondiale.
En outre, la crise sous-jacente de l’économie capitaliste, antérieure à la pandémie mais exacerbée par celle-ci, est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase, déclenchée par un choc énergétique et une inflation galopante. Outre l’effondrement de l’économie russe déclenché par les sanctions vicieuses de l’Occident, la guerre pourrait faire basculer l’Europe et les États-Unis dans la récession. Mais l’impact sur le monde néocolonial sera bien plus dévastateur à mesure que les prix des denrées alimentaires augmentent et que la crise de la dette s’aggrave. Globalement, les deux dernières années de pandémie et de crise économique ont massivement accru les inégalités à l’échelle mondiale ainsi que le niveau de pauvreté absolue.
Les marxistes et l’impérialisme
Les marxistes d’aujourd’hui s’opposent à tout impérialisme, tout comme l’ont fait Lénine, Trotsky et d’autres internationalistes il y a un siècle. Ceux-ci expliquaient alors que l’émergence de l’impérialisme et la domination du capital financier constitue une phase du développement capitaliste, indiquant en réalité que les forces de production s’étaient développées au-delà du mode de production capitaliste. Aujourd’hui, il ne pourrait être plus évident que l’État-nation capitaliste constitue une barrière absolue au développement de l’économie humaine.
Nous nous opposons totalement à l’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe, invasion précédée par un discours de Poutine où il a accusé les bolcheviks d’être responsables de l’existence de l’Ukraine et a essentiellement nié la réalité historique de la nation ukrainienne. L’invasion totalement réactionnaire de Poutine a déjà créé une catastrophe humanitaire avec plus de trois millions de réfugiés fuyant le pays et plus de six millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays.
Poutine prétend que ses objectifs sont de « démilitariser » et de « dénazifier » l’Ukraine. Nous soutenons la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation militaire, mais nous nous opposons totalement au régime de Zelensky qui, s’il n’est clairement pas fasciste, est également réactionnaire au plus haut point. Poutine et Zelensky travaillent tous deux avec l’extrême droite dans leur propre pays et au niveau international. Poutine a soutenu et même financé des partis d’extrême droite et fascistes en Europe, notamment Aube dorée en Grèce et le Front national en France (rebaptisé Rassemblement national), tandis que Zelensky s’appuie sur le bataillon néonazi Azov et que son régime a réhabilité des collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale.
Le rôle de premier plan joué par Zelensky dans la résistance à l’invasion russe a fait de lui un héros aux yeux de millions d’Ukrainiens ainsi qu’au niveau international, aidé en grande partie par la propagande des médias occidentaux. Cependant, Zelensky est lié jusqu’au cou à certains des oligarques les plus puissants du pays et a pris l’initiative de mesures visant à appauvrir davantage la majorité des Ukrainiens. Il est lui-même propriétaire de sociétés offshore. Ayant déjà restreint les droits syndicaux des travailleurs pendant son mandat d’avant-guerre, l’une de ses premières mesures, une fois la guerre déclenchée, a été d’imposer la loi martiale, qui inclut l’interdiction du droit de grève. Sans ignorer les illusions existantes, nous devons expliquer patiemment que Zelensky et son régime ne sont pas les amis des Ukrainiens ordinaires issus de la classe ouvrière.
Nous nous opposons aussi clairement au programme de l’impérialisme américain et occidental qui, par le biais de l’OTAN, a entrepris d’encercler la Russie et a contribué à créer les conditions de cette guerre. Aujourd’hui, ils déversent du matériel de guerre dans le pays et imposent des sanctions sans précédent contre la Russie, qui constituent une forme de punition collective pour le peuple russe et un acte de guerre, ainsi qu’un avertissement pour la Chine.
Nous considérons la solidarité de la classe ouvrière comme la seule force capable d’empêcher le glissement vers un conflit beaucoup plus large qui menace la civilisation humaine. Si la propagande de guerre a eu un effet significatif en Occident et en Russie même, cet effet va s’estomper. La masse de la classe ouvrière n’est pas encore prête à défier la guerre, mais la jeunesse commencera à se défendre lorsque les prétentions « démocratiques » de l’Occident commenceront à être réellement exposées et surtout lorsque les conséquences économiques désastreuses de la guerre commenceront à être révélées. En Russie, nous voyons déjà des aperçus de résistance héroïque. Le capitalisme engendre la guerre mais, historiquement, la guerre est aussi la mère de la révolution.
Perspectives pour la guerre
Nous devons être très conditionnels quant à la façon dont la guerre va se dérouler à partir de maintenant en raison du nombre de variables impliquées. Par exemple, il est difficile d’obtenir une image claire de la situation sur le terrain au milieu de la propagande de guerre incessante de tous les côtés. Il est toutefois très clair que Poutine et ses généraux ont fait une erreur de calcul en prévoyant l’invasion. Ils s’attendaient à être accueillis comme des libérateurs par les populations russophones de l’Est de l’Ukraine, mais ils ont rencontré une résistance féroce tant dans les villes russophones comme Kharkiv que dans leur tentative d’encercler Kiev.
La possibilité d’une guerre entre l’OTAN et la Russie est aujourd’hui plus grande qu’à n’importe quel moment de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Il existe déjà un état de guerre partiel entre l’OTAN et la Russie, alors que les pays de l’OTAN délivrent une quantité stupéfiante d’armements. Cette situation pourrait dégénérer en une guerre totale en raison d’une erreur de calcul, si la Russie attaquait massivement les lignes d’approvisionnement de l’OTAN, notamment en Pologne, ou si l’OTAN était assez téméraire pour tenter d’imposer une « zone d’exclusion aérienne » sur une partie ou la totalité de l’Ukraine. Les forces russes ont déjà attaqué une base dans l’ouest de l’Ukraine, qui était clairement une étape de l’OTAN, et ont attaqué une autre cible dans l’ouest de l’Ukraine avec un missile hypersonique.
Une guerre plus large entre les États-Unis/OTAN et la Russie pourrait rester « conventionnelle », mais le danger d’un échange nucléaire augmenterait considérablement, même s’il reste improbable compte tenu des conséquences potentiellement dévastatrices pour toutes les parties. Au cours de l’existence de l’Union soviétique, il y a eu des moments très dangereux comme la crise des missiles de Cuba, mais un énorme facteur limitant était que, malgré son horrible régime stalinien, l’Union soviétique n’était pas un pays impérialiste. Ses dirigeants donnaient la priorité à leur propre règne et craignaient les révolutions. C’est pourquoi ils cherchaient sincèrement à s’accommoder et à instaurer une « coexistence pacifique » avec l’impérialisme occidental. En réalité, la situation dans laquelle nous sommes entrés est déjà plus dangereuse que celle de la première guerre froide. Avoir d’énormes arsenaux nucléaires aux mains de régimes réactionnaires rapaces comme ceux de Poutine et de Xi Jinping, ainsi que de l’impérialisme américain sénile, est une expression concentrée de la menace du capitalisme pour notre existence.
Les plans de guerre de Poutine reposaient sur l’expérience de la prise de la Crimée et du Donetsk/Luhansk en 2014, sur le succès militaire de la Russie en Syrie et sur le calcul que l’impérialisme occidental n’interviendrait pas directement en Ukraine. Trois semaines et demie après le début de la guerre, la position de l’OTAN et de l’impérialisme américain n’a pas fondamentalement changé. Joe Biden s’est jusqu’à présent fermement opposé à des mesures telles qu’une zone d’exclusion aérienne. Pourtant, force est de constater que les parlements de l’Estonie, de la Lituanie et de la Slovénie, membres de l’OTAN, ont tous récemment approuvé des résolutions appelant publiquement à une zone d’exclusion aérienne. Bien que le poids de ces États au sein de l’OTAN reste marginal, cela illustre qu’il existe une forte minorité et que l’ »unité » de l’OTAN pourrait être davantage mise à l’épreuve à mesure que la guerre se poursuit. Il est également vrai qu’alors que la majeure partie de l’OTAN tente de freiner une intervention militaire directe, elle fait tout militairement pour aller dans cette direction, ce qui rend ce pont plus facile à franchir.
La Russie pourrait-elle perdre militairement et quelles en seraient les conséquences ? Il est évident que les graves erreurs de calcul commises par Poutine lors de l’invasion sont maintenant aggravées par une résistance ukrainienne féroce qui entraîne des milliers de pertes russes et des problèmes de moral dans l’armée russe. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’armée russe n’a réussi à prendre le contrôle que d’une seule des vingt plus grandes villes d’Ukraine. Néanmoins, la Russie conserve une supériorité écrasante en termes de puissance de frappe. La guerre est entrée dans une phase beaucoup plus brutale, suivant les lignes de l’intervention de la Russie en Syrie et en Tchétchénie et de la guerre de siège moderne. Les Russes se préparent également à s’appuyer davantage sur des mercenaires (16.000 en provenance de Syrie jusqu’à présent), des voyous brutaux comme le chef de guerre tchétchène Ramzan Kadyrov et d’autres forces « irrégulières ».
Mais même si les militaires russes parviennent à s’emparer des villes clés après les avoir réduites en ruines, ils devront ensuite relever le défi d’occuper le pays. Si l’on en croit ce qui s’est passé jusqu’à présent, une insurrection ukrainienne pourrait infliger des pertes permanentes très importantes et conduire finalement à l’effondrement de l’armée russe en tant que force militaire, même si les Ukrainiens ne parvenaient pas à la vaincre totalement, comme cela est arrivé aux États-Unis au Vietnam. Ceci, combiné à l’effondrement économique, pourrait provoquer un bouleversement massif en Russie. Ce « scénario Vietnam » présente la différence essentielle que le régime réactionnaire ukrainien est un mandataire de l’impérialisme occidental alors que le Front National de Libération au Vietnam reposait sur une révolution sociale.
Cependant, l’impact des sanctions – notamment l’exclusion de la Russie du système financier occidental, la suppression des privilèges commerciaux et le retrait des entreprises occidentales du pays – peut être contradictoire. Elles affectent clairement une partie de la classe moyenne urbaine qui est liée à l’économie mondiale et est plus pro-occidentale, mais la dévaluation de la monnaie, l’inflation et la menace d’un chômage de masse affecteront principalement la classe ouvrière au sens large. Toutefois, à court terme, les sanctions peuvent également renforcer le soutien d’une partie de la population au régime, car elles confirment l’idée que l’Occident cherche à détruire la Russie.
À l’heure actuelle, Poutine semble davantage préoccupé par la position des oligarques et le risque d’une révolution de palais que par une révolte générale. Les États-Unis visent clairement à menacer au moins Poutine d’un « changement de régime » dans le cadre de la lutte contre l’impérialisme russe. C’est un jeu dangereux, car de nouveaux revers pourraient rendre Poutine plus désespéré et plus susceptible de recourir à une nouvelle escalade militaire.
La pression en faveur d’une solution diplomatique va s’accroître en raison de l’énorme danger que représente un éventuel élargissement de la guerre. Le régime chinois, allié clé de Poutine, n’est pas intéressé par une guerre totale, par exemple. Mais il est très peu probable que Poutine accepte un accord à l’heure actuelle en raison de la faiblesse de la position militaire russe sur le terrain. Il est possible que les négociations soient utilisées par Poutine afin de poursuivre les bombardements en attendant des renforts. Un accord éventuel pourrait reposer sur l’acceptation par l’Ukraine d’un statut « neutre » et sur la partition de facto du pays, une grande partie de l’Ukraine orientale étant effectivement annexée à la Russie. Poutine devrait accepter que le régime de Zelensky soit à la tête d’un État croupion. En contrepartie, les sanctions occidentales seraient au moins partiellement levées.
L’impact plus large
La guerre en Ukraine ne peut être séparée, ni comprise correctement, sans la placer dans le contexte plus large du conflit mondial entre l’impérialisme américain et chinois. Il ne fait aucun doute qu’une partie du message que Biden cherche à envoyer au régime du PCC par le biais de l’ »unité » des puissances occidentales, des sanctions dévastatrices contre la Russie et du flot d’armements qui se déverse sur l’Ukraine est un avertissement de ce qui l’attend s’il envahit Taïwan. Une différence essentielle est que Taïwan revêt une importance stratégique bien plus grande pour l’impérialisme américain que l’Ukraine. Si une tentative chinoise d’envahir Taïwan devait réussir, ou dans le cas improbable où les processus à l’intérieur de Taïwan évolueraient dans une direction résolument pro-chinoise, cela représenterait un défi décisif pour la domination stratégique de l’impérialisme américain dans la région indo-pacifique, avec des répercussions massives également pour l’impérialisme japonais, l’Inde et d’autres puissances régionales clés. Une telle défaite pour les États-Unis signifierait la fin de l’ère américaine et la victoire de l’impérialisme chinois dans cette sphère géopolitique décisive. La guerre en Ukraine a considérablement renforcé les illusions pro-américaines parmi les masses à Taiwan, avec une augmentation correspondante du soutien au gouvernement taïwanais pro-américain du DPP.
Bien entendu, essayer d’imposer des sanctions similaires à l’économie chinoise serait une autre paire de manches, étant donné le rôle de la Chine dans l’économie mondiale, bien plus important que celui de la Russie par un ordre de plusieurs magnitudes. En réalité, cela signifierait un effondrement complet de l’économie mondiale.
L’impérialisme américain et occidental a été temporairement renforcé au début de cette guerre. La propagande « démocratique » occidentale est pour l’instant largement acceptée par la population en Europe et aux États-Unis. Des personnalités comme Macron, Boris Johnson et Joe Biden ont été renforcées.
Cette situation ne durera pas. Le front uni de l’Occident va commencer à montrer des fissures en raison des intérêts impérialistes divergents. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de la Chine que de la Russie, car l’économie allemande, par exemple, dépend dans une large mesure des exportations industrielles vers la Chine. Les Etats-Unis ont déjà eu du mal à rallier des « alliés » importants au Moyen-Orient ainsi qu’en Inde, qui ont des liens militaires et commerciaux forts avec les deux parties. Néanmoins, la guerre a énormément renforcé le processus vers un front impérialiste occidental plus solidifié contre la Chine, et un découplage économique plus rapide de l’économie chinoise. C’est cette tendance, plutôt que les divisions internes, qui est dominante. La phase d’ »unité nationale » aura tendance à se briser à mesure que les coûts économiques réels de la guerre et la classe censée payer la facture deviendront plus clairs pour les gens ordinaires.
Nous avons répété à plusieurs reprises que le conflit entre les impérialismes américain et chinois aura tendance à les affaiblir tous les deux, mais il est évident qu’à tout moment, l’un ou l’autre peut prendre un avantage temporaire. L’impérialisme américain a un certain avantage en ce moment, mais le régime chinois considère également que les États-Unis sont surdimensionnés et incapables de se sortir des défis dans d’autres parties du monde après avoir abandonné l’Afghanistan pour se concentrer pleinement sur le défi posé par la Chine. Et n’oublions pas qu’en 2020, la Chine semblait avoir un avantage significatif, car son économie continuait de croître tandis que la classe dirigeante américaine ne parvenait pas à contenir le COVID et devait ensuite faire face à des bouleversements sociaux massifs.
Parallèlement, il ne faut pas sous-estimer les défis très sérieux auxquels le régime de Xi Jinping est confronté à court terme. L’alliance de la Chine avec la Russie pose déjà de gros problèmes au régime de Xi en raison de la guerre. Le régime est également secoué par une récession économique qui pourrait s’aggraver considérablement en raison de la crise du secteur immobilier critique, mais aussi de la catastrophe qui l’attend s’il est contraint d’abandonner les politiques de « zéro covid » en raison du variant Omicron hautement transmissible. Étant donné que le COVID est pratiquement exclu de la Chine continentale depuis deux ans et que les vaccins chinois ne sont pas aussi efficaces contre Omicron, cela signifie que la population de 1,4 milliard d’habitants est confrontée à cette menace sans immunité significative.
Même s’il y avait une issue négociée à la guerre en Ukraine dans le cadre d’une « réinitialisation » plus large des relations entre les États-Unis et la Chine, ce qui n’est pas à exclure, ce ne serait qu’un répit temporaire. Il n’y a pas de retour possible à l’ordre néolibéral hyper-mondialisé.
Impact sur l’économie mondiale
L’économie mondiale a connu en 2020 sa plus forte contraction depuis les années 1930, puis un fort rebond, en partie grâce aux mesures de relance néo-keynésiennes, notamment les milliers de milliards injectés sur les marchés financiers et des sommes moindres dans les poches des gens ordinaires, surtout dans les pays capitalistes avancés. Les banquiers centraux et de nombreux économistes bourgeois nous ont dit que tout cela était viable en raison d’une inflation et de taux d’intérêt proches de zéro, mais ASI a souligné que de telles conditions ne seraient pas maintenues. Au début de cette année, ce tableau rose a été remplacé par l’inflation la plus élevée depuis 40 ans aux États-Unis et la plus élevée depuis 30 ans en Europe, ainsi que par une explosion des prix de l’énergie et des denrées alimentaires à l’échelle mondiale, due en grande partie aux problèmes de la chaîne d’approvisionnement mondiale, mais de plus en plus ancrée dans l’économie. L’idée que l’inflation est un phénomène « temporaire » a été balayée d’un revers de main.
Avant même le début de la guerre, nous avons souligné la fragilité de l’économie mondiale et la probabilité d’une crise financière majeure déclenchée par plusieurs scénarios possibles, notamment l’effondrement des bulles d’actifs, en particulier celle, massive, du secteur immobilier chinois. Nous avons également souligné le danger d’une récession déclenchée par la nécessité pour les banques centrales de relever rapidement les taux d’intérêt.
La seule lueur d’espoir était que la pression sur les chaînes d’approvisionnement commençait à se relâcher. Avec la guerre, cette lueur d’espoir a disparu. Les lignes d’approvisionnement de la Russie et de l’Ukraine vers une grande partie du monde ont bien sûr été coupées. Le coût du transport par conteneur pourrait doubler ou tripler. Les problèmes de la chaîne d’approvisionnement seront aggravés par les nouveaux confinements en Chine dans ses centres de fabrication cruciaux comme Shenzhen et Dongguan en raison des épidémies de COVID.
Mais le plus grand effet de la guerre sur l’économie mondiale sera probablement son impact sur le prix de l’énergie et de la nourriture. Étant donné que de nombreux pays occidentaux ont décidé d’interrompre leurs achats de pétrole et de gaz naturel russes et qu’il est difficile de remplacer la production russe, le prix de l’énergie s’envole. Il s’agit potentiellement du plus grand choc des prix de l’énergie depuis le milieu des années 1970, qui a contribué à déclencher une forte récession économique mondiale et a ouvert une période de « stagflation » dans les économies occidentales, où la croissance économique était lente alors que l’inflation était élevée. La stagflation est un problème très difficile à résoudre par des mesures de politique monétaire/fiscale bourgeoises standard.
Même si l’OCDE prévoit toujours une croissance de l’économie mondiale pour 2022, elle a abaissé sa projection de 4,5 % à 3,5 %, tandis que pour la zone euro, elle a abaissé sa projection à un peu moins de 3 %. La plus grande économie de l’UE, l’Allemagne, est très probablement déjà en récession. De nombreux économistes bourgeois soulignent maintenant la possibilité très réelle d’une récession dans un certain nombre d’économies clés, déclenchée par des événements géopolitiques et la nécessité de relever rapidement les taux d’intérêt pour freiner l’inflation, comme la Fed a commencé à le faire.
La hausse de l’inflation mondiale contribuera aussi directement à la crise de la dette souveraine à laquelle sont confrontés de nombreux pays pauvres et que nous avons décrite dans le principal projet de perspectives mondiales. Mais c’est la forte hausse des prix alimentaires qui pourrait avoir l’impact le plus dévastateur sur les masses dans de grandes parties du monde néocolonial. Au moins 12 % de toutes les calories consommées dans le monde proviennent de Russie et d’Ukraine ; nous pouvons nous attendre à une « inflation galopante » pour le blé, le maïs et d’autres produits agricoles de base. Les prix étaient déjà en hausse avant le début de la guerre en raison des sécheresses et de la forte demande à mesure que les économies émergeaient de la pandémie. Cette situation pourrait provoquer la plus grande crise alimentaire depuis au moins 2008, qui a été un facteur clé dans les soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient en 2011, et a provoqué des protestations et des émeutes dans d’autres régions.
L’Ukraine est un important fournisseur de blé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En l’état actuel des choses, il reste au Liban, tout au plus, un mois de réserves de blé. Le gouvernement syrien a commencé à rationner le blé, le prix du pain a doublé en Égypte, le gouvernement tunisien a interdit aux fonctionnaires de commenter les importations de blé et le Programme alimentaire mondial a qualifié la guerre en Ukraine de « compte à rebours vers la catastrophe » pour le Yémen, qui dépend fortement des importations de céréales. D’importantes manifestations ont déjà été déclenchées par la flambée des prix du pain et de la farine au Soudan et en Irak. Ce ne sont là que les premiers signes de la crise sociale et des bouleversements majeurs qui se préparent dans cette région, et qui se reproduiront ailleurs.
Un autre choc pour l’économie mondiale pourrait survenir si la Russie faisait défaut sur sa dette souveraine, bien que la dette des entreprises russes soit en réalité beaucoup plus importante. En dépit du fait que le régime de Poutine ait tenté d’amortir les effets de son exclusion du système financier mondial et d’autres sanctions en imposant un contrôle strict des banques nationales et des avoirs en devises des entreprises russes, ainsi qu’en se préparant à nationaliser les actifs des sociétés étrangères qui ont cessé leurs activités dans le pays, on prévoit une baisse du PIB comprise entre 6 et 20 % cette année. Bien sûr, l’autre facteur est la volonté de la Chine d’agir comme un filet de sécurité économique partiel pour la Russie. Cela laisse présager l’émergence de deux systèmes financiers au niveau international, ainsi que l’éclatement des chaînes d’approvisionnement mondiales et la « délocalisation » et la « quasi-délocalisation » de la production dont nous avons déjà parlé, tendances qui s’accéléreront à la suite de la guerre. Ces caractéristiques rappellent beaucoup les années 1930, caractérisées par l’ultranationalisme, les embargos commerciaux et la croissance des économies fermées (autarcie).
L’évolution des consciences
Le déclenchement de cette guerre, et la nouvelle ère qu’elle annonce pour le capitalisme mondial, ne peut manquer de produire des changements profonds et dramatiques dans la conscience de la classe ouvrière et des jeunes du monde entier. Toutes les couches de la société, y compris la bourgeoisie elle-même, sont actuellement en train d’essayer de comprendre la signification de ce qui s’est passé et de reconfigurer les perspectives d’avenir.
Nous ne pouvons appliquer aucun schéma rigide à la manière dont la conscience ouvrière va se développer. Comme pour nos perspectives concernant la guerre ou l’économie, nous ne faisons pas de prédictions absolues. Au début de ce siècle, notre organisation est intervenue et, en différents endroits, a joué un rôle important dans les mouvements de masse qui ont balayé le monde contre les guerres en Irak et, dans une moindre mesure, en Afghanistan. Ces guerres étaient d’une autre époque. Il ne s’agissait pas d’un affrontement entre deux blocs de pouvoir impérialistes relativement bien assortis. Au lieu de cela, elles représentaient la confiance (finalement mal placée) de l’impérialisme américain dans le fait qu’il était le maître incontesté du monde – qu’il pouvait insérer de nouveaux régimes dociles dans des pays clés à volonté, si nécessaire sous la menace d’une arme à feu. Aux yeux des masses, tant en Occident que dans le monde néocolonial, le rôle agressif joué par l’impérialisme occidental était relativement clair. L’opposition à la guerre et l’opposition à Bush, Blair et Cie étaient très clairement liées.
Cette guerre s’inscrit dans un contexte totalement différent – celui d’une division accélérée du monde en deux sphères. Elle s’apparente donc davantage, à certains égards, aux guerres du début du 20e siècle – un conflit inter-impérialiste opposant deux blocs capitalistes concurrents. En fin de compte, la Russie est soutenue par la Chine, même si, à première vue, elle est quelque peu hésitante. À l’inverse, le gouvernement Zelensky est soutenu par l’impérialisme occidental.
Surtout dans la première phase, le caractère inter-impérialiste de la guerre crée un niveau de confusion et de complexité dans les consciences plus important que lors de nombreux conflits récents. C’est aussi parce que cette confrontation entre deux blocs impérialistes sur le sol ukrainien est enchevêtrée et quelque peu brouillée par des sentiments légitimes de sympathie pour les masses ukrainiennes qui font face à une invasion et une occupation impérialistes brutales par la Russie. Dans le monde entier, on craint les conséquences de la guerre et la menace d’une escalade. Il existe un large sentiment de solidarité avec la population ukrainienne, et en particulier avec les millions de réfugiés que l’invasion a créés jusqu’à présent. Pourtant, si de nombreuses manifestations d’ampleur variable ont eu lieu dans différents pays, il serait inexact de décrire un mouvement international anti-guerre comme existant déjà.
Les manifestations qui ont sans doute eu le caractère le plus clairement anti-guerre ont eu lieu en Russie même. Elles ont été significatives sans être massives, et ont jusqu’à présent culminé dans les premiers jours suivant l’invasion. Le régime de Poutine y a répondu avec une brutalité absolue. Le nombre de personnes arrêtées pour s’être publiquement opposées à la guerre est estimé à plus de 15.000 à l’heure où nous écrivons ces lignes – ce chiffre en lui-même témoigne de l’état d’esprit de colère qui existe clairement parmi une partie des travailleurs et des jeunes russes.
La guerre de propagande du Kremlin a bien sûr influencé les opinions de la masse de la population. De même, l’intensification de la répression par le régime, avec des peines de 15 ans de prison pour ceux qui sont considérés comme diffusant des « fake news », a fait en sorte que l’accès à des perspectives alternatives est désormais sévèrement limité. Les organes d’information indépendants basés en Russie ont été contraints de fermer et les médias étrangers ont quitté le pays. Dans le même temps, la combinaison de la répression de Poutine et des sanctions occidentales a rendu l’accès aux sites de réseaux sociaux, notamment Twitter et TikTok, extrêmement difficile. Entre-temps, Poutine cherche à adopter le mode d’emploi du régime iranien – en utilisant l’effet écrasant des sanctions occidentales sur l’économie, dont le prix est toujours payé par la classe ouvrière, afin de renforcer le nationalisme et le soutien à son régime.
Tout ceci indique qu’il s’agit, au moins à court terme, d’une période extrêmement difficile pour toutes les forces d’opposition qui cherchent à se construire en Russie – en particulier celles qui visent à se baser sur la lutte des travailleurs et les idées socialistes. Mais rien de tout cela ne diminue le fait que la guerre, surtout si elle continue à être prolongée et difficile pour le régime russe, va fomenter une colère et une opposition de masse qui peuvent exploser depuis la base. Les estimations sur les chiffres exacts sont bien sûr très contestées, mais des milliers de soldats russes, dont beaucoup de conscrits, ont déjà été tués dans cette guerre.
En Occident, la guerre a été utilisée comme une doctrine de choc afin de mettre en œuvre une augmentation drastique des dépenses militaires et d’accroître l’autorité de l’État et des gouvernements. Comme au début de nombreuses guerres, l’État et les médias exercent une forte pression en faveur de l’ »unité nationale » – tandis que des éléments de « russophobie » ont été attisés par les établissements occidentaux, contribuant à un pic relatif d’attaques et de sentiments anti-russes dirigés contre les Russes ordinaires vivant à l’étranger, en particulier en Europe centrale et orientale. Les partis de gauche et les Verts, auparavant opposés aux exportations d’armes et aux actions militaires de l’OTAN – comme la plupart des élus de gauche de « The Squad » aux États-Unis, les partis de gauche dans les pays nordiques, certaines parties de la gauche travailliste en Grande-Bretagne, Podemos en Espagne – ont maintenant capitulé sur des questions comme le soutien aux sanctions et l’aide militaire de l’OTAN à l’Ukraine. C’est une mesure de leur faiblesse politique et de leur manque de confiance dans les capacités de la classe ouvrière.
Les terribles souffrances causées par les bombes et les balles russes contribuent à ce que la classe ouvrière éprouve un fort sentiment d’horreur face à ce qui se passe, ainsi qu’un haut niveau de solidarité envers les victimes de la guerre. En Europe de l’Est, en particulier, ce sentiment de solidarité se conjugue à la crainte très réelle que, si Poutine n’est pas contraint de reculer, de telles scènes pourraient engloutir leurs propres pays. Il est compréhensible que, dans ce contexte, l’OTAN et, dans une moindre mesure, l’UE, soient considérées comme offrant une protection importante contre une telle attaque.
Comme c’est souvent le cas en temps de guerre, les premières phases de ce conflit ont apporté avec elles un certain climat d’ »unité nationale » et un renforcement temporaire des gouvernements et des politiciens en place – y compris certains qui étaient jusqu’à récemment sur la corde raide. Il s’agit notamment de Biden, qui doit affronter des élections de mi-mandat difficiles, et surtout de Boris Johnson, qui semble avoir obtenu un sursis face à ce qui semblait être des plans élaborés par son propre parti pour l’évincer. À ce stade, les sondages suggèrent un niveau élevé de soutien aux sanctions. Même lorsqu’on a souligné la possibilité qu’elles entraînent une hausse des prix de l’énergie, 79 % des Américains se sont déclarés favorables à une interdiction des importations de pétrole russe dans un récent sondage. Parallèlement, on tente d’utiliser la guerre pour recadrer l’inflation et la crise du coût de la vie en les attribuant aux « hausses de prix de Poutine », comme l’a récemment déclaré Biden.
En outre, de nombreux pays occidentaux sont relativement favorables à un soutien militaire plus développé au régime ukrainien, pouvant aller jusqu’à une « zone d’exclusion aérienne ». En Allemagne, le bouleversement spectaculaire de la politique de défense d’après-guerre du pays, avec Olaf Schulz qui prévoit des dépenses qui pourraient permettre au pays de développer le troisième budget militaire le plus élevé au monde d’ici cinq ans, a été soutenu par jusqu’à 75 % de la population dans les sondages. Cet état d’esprit s’est également reflété dans certaines des très grandes manifestations qui ont eu lieu dans le pays contre le déclenchement de la guerre. Ailleurs, les manifestations relativement modestes qui ont eu lieu aux États-Unis ont souvent vu la population reprendre le slogan « Fermez le ciel » – une référence à la demande de plus en plus militante d’une faction « pro-guerre mondiale 3 » du parti républicain (également présente dans de nombreux partis de droite en Europe) pour l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne.
Cet état d’esprit reflète le sentiment que « quelque chose doit être fait » pour arrêter le bombardement de l’Ukraine, mais il est associé à un manque de compréhension des véritables implications d’une telle intervention. Ses ramifications incluraient la transformation de cette guerre en une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie, avec tous les dangers d’une nouvelle escalade (y compris la menace nucléaire).
En effet, on assiste, pour la première fois, à une pénétration marquée du récit de la nouvelle guerre froide des capitalistes dans la conscience d’une couche importante de la classe ouvrière et moyenne. L’idée (grossièrement hypocrite) d’une division mondiale entre « liberté et état de droit » d’une part et « autoritarisme et tyrannie » d’autre part, exerce une attraction. Ce sera une arme que la classe dirigeante cherchera à déployer pour tenter d’imposer la paix sociale au niveau national. Mais d’importantes luttes ouvrières ont continué à être menées depuis le début de cette guerre. Même à ce stade précoce, il y a de sérieuses limites à l’ambiance d’ »unité nationale » que la classe dirigeante tente de créer.
Parmi les jeunes, il existe toujours une opposition généralisée au militarisme. La colère est immense face à l’incapacité des gouvernements occidentaux à accepter et à prendre en charge les réfugiés ukrainiens. Nombreux sont ceux qui rejettent consciemment les deux poids, deux mesures racistes dans la façon dont sont traités ceux qui fuient la guerre et les persécutions. La peur et l’opposition à l’escalade de cette guerre existent, en particulier dans le contexte de la menace nucléaire imminente. Ce sentiment a le potentiel de devenir beaucoup plus important, voire dominant, selon l’évolution des événements.
Pendant ce temps, l’atmosphère dans une grande partie du monde néocolonial est tout aussi confuse, bien que d’une manière différente. L’héritage meurtrier de l’impérialisme américain (ainsi que celui de la Grande-Bretagne et d’autres puissances coloniales), que ces puissances tentent de blanchir en dénonçant le rôle de la Russie en Ukraine, continue d’occuper une place importante dans la conscience des travailleurs de nombreux pays, ce qui entraîne une méfiance beaucoup plus profonde à l’égard de l’OTAN, parfois associée à certaines sympathies pro-russes. L’héritage de la précédente guerre froide et les éléments nostalgiques à l’égard de l’ex-URSS jouent également un rôle – comme la position anti-apartheid passée de l’URSS en Afrique du Sud et, plus généralement, son soutien calculé aux mouvements de libération nationale anticoloniaux dans certaines parties du continent. Le traitement raciste des réfugiés noirs et asiatiques par les États ukrainiens et occidentaux, et la différence flagrante de traitement des victimes de guerre par les médias occidentaux par rapport à celles du monde néocolonial, ont aggravé ces sentiments.
Les forces populistes de gauche, telles que l’EFF en Afrique du Sud, ont adopté une grande partie de la ligne du Kremlin sur le conflit. D’autre part, dans une grande partie de l’Amérique latine, une section importante et influente de la direction du mouvement ouvrier sympathise avec le régime chinois. Tous ces facteurs ont joué un rôle en empêchant le développement d’un mouvement de protestation significatif contre la guerre dans le « sud global ». Lorsque c’est le cas, cela exige que nous expliquions le rôle du régime de Poutine, y compris son caractère pro-capitaliste et anti-communiste, et que nous soulignions le rôle indépendant que peut jouer la classe ouvrière au niveau international.
L’Afrique est un champ de bataille crucial dans la guerre froide et le conflit impérialiste. Les travailleurs et les pauvres ne doivent pas entretenir d’illusions sur le fait que le régime de Poutine constitue une alternative viable à l’impérialisme occidental en Afrique. La Russie et la Chine sont également des États impérialistes, hostiles à la classe ouvrière, qui alimentent l’instabilité et la guerre dans les pays néocoloniaux. Les effets de la guerre risquent maintenant d’exacerber les pressions existantes, notamment les phénomènes climatiques extrêmes, les économies décimées et les conflits armés qui entretiennent la pauvreté, la polarisation et les migrations de masse.
Il est important de noter que la guerre menace davantage la sécurité alimentaire en Afrique, car les importantes exportations russes et ukrainiennes de blé, de soja, de maïs et d’autres céréales sont interrompues. L’Égypte, le Nigeria et le Zimbabwe, par exemple, importent entre 50 % et 80 % de leur blé de Russie. La flambée des prix du pétrole et des produits de base offre un terrain fertile aux gouvernements locaux, en alliance avec les puissances impérialistes, pour poursuivre l’accélération de l’extraction des combustibles fossiles et des produits de base, avec désormais une couverture « stratégique » et prétendument « verte » supplémentaire.
Les conflits armés se poursuivent parallèlement à la destruction des moyens de subsistance pour s’assurer des parts de marché et des profits dans le cadre de la nouvelle « ruée vers l’Afrique » intensifiée par la guerre froide. Cela augmentera encore les migrations à travers le continent, alimentera les crises de réfugiés, le trafic d’êtres humains et pourra intensifier les conflits et les divisions. En Afrique du Sud, les émeutes de la faim de juillet 2021 ont donné un aperçu de la colère bouillonnante des masses, et la nouvelle escalade de la violence xénophobe est un avertissement de la façon dont elle peut être exploitée par la réaction si une alternative politique basée sur un programme socialiste international n’est pas construite de toute urgence.
Le potentiel d’un mouvement anti-guerre international
De plus en plus, surtout chez les jeunes, on comprend que sous le capitalisme, nous sommes confrontés à un avenir où le monde sera plus dangereux, où la majorité des gens seront plus appauvris, et dans lequel – de plus en plus – la survie même d’une grande partie de la population mondiale sera mise en danger. Cette compréhension est en partie liée à la réalité économique – elle reflète un profond manque de confiance dans la capacité du système à fournir, même aux habitants des pays capitalistes les plus avancés, des emplois et des logements stables, sans parler de l’augmentation du niveau de vie. À cela s’ajoute désormais, outre la menace d’un effondrement climatique, le danger d’un conflit militaire mondial de plus en plus généralisé et potentiellement nucléaire. Cette peur constituera désormais une part importante de la psyché collective des travailleurs.
Une telle conscience n’est pas automatiquement révolutionnaire, elle peut engendre le désespoir et le catastrophisme. Mais elle indique que le système capitaliste est profondément miné aux yeux de la classe ouvrière.
Un mouvement international anti-guerre, reposant sur une opposition plus claire au bellicisme impérialiste de tous bords, est donc toujours implicite dans la situation. Notre rôle est de lutter pour le développement d’un tel mouvement et pour assurer son caractère ouvrier. Cela signifie qu’il faut souligner le rôle potentiel du mouvement syndical dans la mobilisation de rue, ainsi que dans la lutte directe contre l’ »effort de guerre ». Un aperçu de ce potentiel a déjà été observé en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suède – avec des travailleurs refusant de décharger le pétrole russe sur les quais – et en Italie sous la forme d’actions de grève pour protester contre l’invasion du régime russe.
En même temps, nous reconnaissons que les jeunes sont susceptibles d’être plus facilement mobilisés dans les rues, et d’être la couche la plus ouverte, du moins au début, aux idées socialistes. L’activisme anti-guerre, qui peut également être lié à des questions telles que le changement climatique (autour duquel la colère va croître après l’abandon effectif des précédents engagements de réduction à zéro) et/ou le traitement des réfugiés, peut être un aspect crucial de notre travail au cours de la prochaine période.
Il en sera de même pour notre travail féministe socialiste, comme en témoignent les nombreuses manifestations du 8 mars, au cours desquelles les slogans anti-guerre et les expressions de solidarité avec les victimes de la guerre en Ukraine ont occupé une place importante. Les femmes seront parmi les plus durement touchées par l’augmentation du coût de la vie, la crise des réfugiés, l’explosion attendue de la traite des êtres humains et de la violence sexiste résultant de la guerre ainsi que par les réductions des dépenses sociales qui accompagneront les augmentations massives des budgets militaires. Cette guerre a également exacerbé les inégalités existantes, notamment l’oppression sexiste en Ukraine et ailleurs. La violence sexiste, qui a déjà augmenté dans le monde entier en raison de la pandémie, est un autre aspect horrifiant de nombreux conflits violents, y compris ceux qui ont eu lieu en Ukraine. Des rapports font état de violences sexuelles en Ukraine actuellement. En outre, les personnes qui fuient l’Ukraine (principalement des femmes et des enfants, les hommes étant empêchés de quitter le pays) sont extrêmement vulnérables aux abus des trafiquants sexuels et des personnes qui cherchent à exploiter les réfugiés pour obtenir du travail gratuit ou des rapports sexuels en échange d’un hébergement. Des rapports indiquent que dès le lendemain du lancement de l’invasion, on a constaté une augmentation notable du nombre de personnes utilisant des termes de recherche tels que « Ukrainian Girls » ou « war porn » sur les principaux sites pornographiques. Les femmes réfugiées sont également très vulnérables à l’exploitation de la main-d’œuvre gratuite ou bon marché dans les foyers, notamment pour les travaux ménagers et les soins. Cette situation a été aggravée par les différents gouvernements qui ont fait de la crise des réfugiés une question individuelle plutôt qu’une responsabilité collective et sociale. En outre, l’augmentation rapide et significative des budgets militaires se fera probablement au détriment d’autres budgets, notamment ceux de la santé et de l’éducation. Une fois encore, ce sont les femmes de la classe ouvrière qui seront touchées de manière disproportionnée, car elles assument déjà la plus grande part de ce travail à la maison.
A long terme, nous devrions nous attendre à ce que cette guerre, et le conflit inter-impérialiste plus large dont elle fait partie, exacerbe encore plus les contradictions de classe, expose le gangstérisme des capitalistes, et pousse les masses à la lutte car elles sont forcées d’en supporter les coûts. En effet, nous devrions nous attendre à ce que le « renforcement du centre » temporaire qui a été évident dans les premières semaines de la guerre dans les pays occidentaux, cède la place à un courant sous-jacent de polarisation beaucoup plus fort qui sera finalement intensifié par cette crise. Le nouvel âge du désordre présentera des caractéristiques de révolution et de contre-révolution encore plus marquées que la période qui a suivi la grande récession de 2008-9. Il créera des opportunités pour la gauche, y compris pour les marxistes. Dans le même temps, il générera également un espace supplémentaire pour la réaction. De nombreux populistes d'(extrême)-droite, y compris des gens comme Orban et Le Pen, doivent essayer de prendre leurs distances avec leur ancien ami, Vladimir Poutine. Orban a même été contraint d’accepter plus de 180.000 réfugiés ukrainiens, par exemple. Néanmoins, il s’agit en fin de compte d’une situation dont les forces du nationalisme, de l’autoritarisme et du populisme de droite chercheront à tirer profit, de même que l’extrême droite – notamment en Ukraine même.
À l’Ouest, les politiciens bourgeois de tous bords chercheront à se « surpasser » les uns les autres par rapport à la Russie et, de plus en plus, à la Chine. En Europe de l’Est en particulier, où la montée du nationalisme et, parfois, les conflits nationaux et ethniques, ont été une caractéristique importante du « carnaval de la réaction » qui a suivi l’effondrement du stalinisme, cette guerre donnera une nouvelle impulsion qualitative au nationalisme et à la division. En général, dans toutes les régions du monde, les positions des politiciens et des partis par rapport à la guerre froide revêtiront une plus grande importance politique, y compris au moment des élections.
Notre programme
Dans cette situation, notre programme doit donc faire l’objet de discussions et de débats permanents, et être mis à jour régulièrement pour faire face aux événements au fur et à mesure de leur déroulement. Il est essentiel que nous continuions à avoir un programme unifié, dont le cœur est le même quel que soit l’endroit du monde où nous intervenons. Cependant, la présentation exacte de ce programme, et les points sur lesquels nous mettons le plus l’accent, devront inévitablement être ajustés pour s’adapter à la conscience variée qui existe dans différentes parties du monde et parmi différentes couches de la classe ouvrière.
En particulier, il est vital que dans chaque pays où nous sommes présents, nous incluions de manière proéminente dans tout notre matériel des points qui exposent le rôle de la bourgeoisie nationale du pays dans lequel nous nous mobilisons et son « camp » dans la guerre froide. Dans les pays capitalistes occidentaux, par exemple, l’opposition au militarisme et à l’expansionnisme de l’OTAN doit toujours être un élément central de notre propagande, même si ce n’est pas l’état d’esprit actuel de la masse des travailleurs. Nous nous opposons à toute intervention militaire de la part de l’impérialisme américain et occidental – ce qui inclut l’opposition à la fourniture d’armes par les puissances de l’OTAN à l’armée ukrainienne. En soi, cela augmente la menace d’une escalade plus large du conflit.
Dans les pays de « l’autre côté » de la guerre froide, et plus généralement dans le monde néocolonial, le rôle sanglant de Poutine, ainsi que du régime chinois, doit inévitablement être au centre de nos préoccupations. Nous devons chercher à éduquer les travailleurs et les jeunes sur la véritable nature des régimes réactionnaires, ultra-nationalistes, racistes, xénophobes et virulemment anticommunistes de Poutine et de Xi, notamment en soulignant leur soutien à la contre-révolution ces dernières années face aux soulèvements de masse au Myanmar, au Kazakhstan et au Belarus. Nous nous opposons au dangereux et rapide renforcement militaire qui a lieu – encore une fois des deux côtés – et ne donnons aucune justification aux actions de l’OTAN, ou à la propre propagande anti-OTAN du régime. Nous exigeons le retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, des troupes impérialistes occidentales d’Europe de l’Est et la dissolution de tous les blocs militaires tels que l’OTAN.
La célèbre phrase de Karl Liebknecht, selon laquelle « l’ennemi principal est à la maison », ne signifie pas que nous ne devons pas faire preuve de sensibilité à l’égard de la conscience de la classe ouvrière. Cela ne signifie pas non plus que nous devons ignorer les faits des crimes de guerre très réels du régime de Poutine. Mais cela signifie que, à tout moment et de manière claire, nous devons chercher à mobiliser les travailleurs pour lutter de manière unie, au-delà des frontières, contre leur véritable ennemi. Cela signifie que le rôle de chaque bloc impérialiste doit être impitoyablement exposé – d’abord et avant tout devant ceux qui le subissent le plus directement.
C’est pourquoi il est important que, de manière habile, nous mettions en évidence le rôle réel des sanctions actuelles qui, loin d’être un moyen d’exercer une pression « pacifique » mais efficace sur Poutine, sont en fait un acte de guerre économique extrêmement brutal qui impactera massivement la classe ouvrière – en Russie mais aussi ailleurs – c’est-à-dire la force sociale même capable de mettre un terme au bain de sang impérialiste en cours. La question de savoir qui fait quoi et pourquoi est toujours pertinente. Nous soutenons toutes les actions des travailleurs contre la guerre et appelons à des grèves et à des blocus pour contribuer à empêcher la livraison d’armes ou d’autres équipements qui seront utilisés pour tuer et mutiler. Nous soulignons également le rôle potentiel de la classe ouvrière russe, en tant que force ayant le pouvoir de mettre fin au règne de Poutine ainsi qu’à son aventurisme militaire.
En Ukraine, nous soulignons le droit des travailleurs à s’armer par le biais de leur propre organisation. Nous soutenons qu’en fin de compte, ces forces de la classe ouvrière devraient être mobilisées non seulement pour repousser l’armée d’invasion – dont les rangs pourraient être atteints sur la base d’un appel de classe – mais aussi contre le régime réactionnaire de Zelensky ainsi que les groupes d’extrême droite et les milices qui opèrent actuellement sous ce régime. Nous défendons le droit à l’autodétermination pour toutes les nations, ainsi que les droits garantis des minorités. De plus, nous soulignons que toute organisation d’autodéfense de la classe ouvrière devrait nécessairement adopter cette position, à la fois pour rester unie et pour ne pas être vulnérable à la cooptation ou à l’utilisation par des forces hostiles aux intérêts de la classe ouvrière.
Dans tous les contextes dans lesquels nous travaillons, nous devons de plus en plus lier notre revendication de fin du militarisme aux luttes économiques, sociales et environnementales auxquelles les travailleurs seront confrontés, et à la question du changement socialiste plus largement. Une nouvelle crise et la récession pourraient avoir pour effet de miner temporairement la confiance des travailleurs dans la lutte. Mais néanmoins, la combinaison actuelle d’une inflation élevée, d’une faible croissance et, surtout, d’une classe ouvrière dont l’expérience de la pandémie a mis en évidence l’énorme pouvoir potentiel, ouvrira la voie à de nouvelles et féroces batailles de classe.
Lorsque les gouvernements saisissent les actifs des oligarques russes, cela peut être utilisé pour souligner le potentiel de nationalisation qui pourrait sauver des emplois ou protéger les travailleurs. Lorsque les dépenses militaires sont augmentées, nous soulignons la façon dont ces ressources pourraient être utilisées pour loger les réfugiés ou augmenter les dépenses pour les services publics. Lorsque des fonds considérables sont injectés dans de nouveaux forages pour les combustibles fossiles, nous soulignons le potentiel qui existerait pour une transition rapide vers les énergies renouvelables sur la base de la propriété publique et de la planification démocratique.
Enfin, nous soulevons à chaque occasion la réalité que ce n’est que par la prise de pouvoir des travailleurs au niveau international qu’un avenir de guerre, de conflit et de destruction environnementale peut être évité. Nous soulignons donc l’urgente nécessité de forger un véritable parti mondial de la révolution, capable de mener la lutte pour changer le monde.