Le dossier suivant a été initialement publié en anglais le 20 juin, juste avant mutinerie de Prigojine et de ses mercenaires de Wagner. Nous vous invitons à également prendre connaissance du commentaire que nous avons livré au sujet de ces événements : Fin du premier acte de la pièce de théâtre « L’effondrement du régime de Poutine »
Par Walter Chambers (ASI)
La fin de la guerre d’Ukraine parait toujours aussi lointaine, tandis que les coûts humains, sociaux et économiques continuent d’augmenter, pas seulement en Ukraine même, mais aussi dans le monde entier. En Ukraine, six villes ont été effacées de la carte, dont Marioupol et Sievierodonetsk, dont la population combinée est égale à celle de Dublin ou de Düsseldorf.
Bakhmout, qui avait une population de plus de 100 000 habitants, a été détruit. Si les forces russes n’ont pas réussi à faire la moindre avancée au cours de l’hiver, elles ont attaqué les infrastructures de l’Ukraine, restreignant l’approvisionnement des grandes villes en électricité. Cependant, la destruction du barrage de Kakhovka, qui est le résultat direct de l’invasion russe de l’Ukraine, est une catastrophe majeure sur les plans humain, économique et écologique, dont les répercussions se feront sentir pendant des années.
De plus en plus de bases militaires et de sites de dépôt de carburant sont ciblés en Russie elle-même. Des drones ont attaqué Moscou et d’autres villes ; il y a eu des incursions de troupes dans des villes voisines de l’Ukraine. Les puissances occidentales ont encore intensifié leurs approvisionnements en armes, tandis que la Chine a cherché à mettre en avant son « plan pour la paix ». À mesure que la nouvelle guerre froide s’approfondit, les grandes puissances impérialistes font étalage de leurs muscles.
Un désastre pour le Kremlin
Le régime a annexé quatre régions d’Ukraine en septembre et mobilisé 300 000 soldats. En novembre, il a dû opérer une retraite humiliante de la région de Kherson. Depuis, il n’a fait aucun progrès digne de ce nom. Il lui a fallu plus de dix mois d’âpres combats pour prendre Bakhmout : un cout énorme en vies humaines pour n’obtenir, de l’avis de nombreux stratèges militaires, une position à l’avantage purement tactique. Tandis que l’Ukraine entame sa controffensive, il est possible que le régime russe commence à perdre le contrôle.
Les forces russes avaient désespérément besoin de prendre Bakhmout pour afficher ne serait-ce qu’une victoire. La bataille a été menée par le célèbre groupe de mercenaires « Wagner », dont le chef, Yevgueniy Prigojine, s’attaque de plus en plus vertement à l’armée et à ses dirigeants. Ses forces ont même fini par se battre contre les soldats de l’armée régulière au moment où elles se retiraient de la ville. Prigojine a publié une vidéo avec ses troupes dans les mines de sel voisines ; il ne fait aucun secret du fait qu’il pille les zones qu’il capture. .
En Russie, chaque coup porté par les forces ukrainiennes provoque une condamnation virulente de la part des dirigeants de l’armée et, de plus en plus, du Kremlin lui-même, à travers son « parti de la guerre ». Pendant que Poutine délivrait son adresse de Nouvel An accompagné par des acteurs vêtus en tenue de soldat, des dizaines de combattants nouvellement mobilisés qui le suivaient à partir d’une salle dans la banlieue de Donetsk ont été tuées par un missile HIMARS qui visait les signaux émis par leurs téléphones portables. De nombreux officiers s’en sont toutefois sortis indemnes, vu que leur propre fête avait lieu dans un endroit bien plus luxueux.
La colère, bien que confuse, croît contre l’incompétence du commandement militaire, mêlée à des demandes de vengeance qui se sont exprimées lors des funérailles de ces jeunes soldats. Dans le même temps, d’autres personnes se demandent pourquoi attaquer l’Ukraine, alors que « la Russie a déjà ses propres problèmes ». Ailleurs, des parents ont protesté devant une école contre la pose d’une plaque commémorative à un meurtrier condamné, tué alors qu’il combattait pour Wagner, alors qu’il n’y a pas d’argent pour réparer les toilettes de l’école.
L’économie russe
Le PIB russe a chuté de 2,1 % en 2022. On voit toutes sortes de prévisions contradictoires concernant son avenir en 2023 : l’OCDE entrevoit une chute de -5,6 %, la Banque centrale russe parle d’une croissance de +1 %. Ces divergences sont l’expression de changements de grande ampleur et chaotiques au sein de l’économie russe, qui compliquent le suivi de la situation réelle. Mais même les récentes prévisions, plus optimistes, masquent le fait que, pour les travailleurs, la guerre et ses conséquences sont bel et bien en train de causer des dégâts très réels.
Le taux d’inflation était officiellement de 12 % en 2022. Mais la hausse des prix a été beaucoup plus élevée pour les biens essentiels. Certaines denrées alimentaires de base ont même vu leur prix monter de 30 à 50 %. Pendant ce temps, même en temps de guerre, la richesse des Russes les plus riches augmente de façon spectaculaire. Le revenu nominal des entreprises et des entrepreneurs ont crû de 26 %, tandis que le revenu des personnes qui dépendent des salaires et des retraites n’ont connu que 12 % d’augmentation. Pour cette dernière catégorie, le revenu réel disponible a chuté de 6 %, prolongeant une tendance à la baisse qui dure depuis 2008. Pour le magazine Forbes, « la Russie et l’Asie centrale » est la région du monde dans laquelle la part de richesse nationale qui appartient aux 1 % les plus riches est la plus élevée (45,9 %).
Ce serait déjà assez mauvais en temps normal, mais nous ne vivons pas une époque normale. C’est en 2008, après dix années de croissance économique, à une époque où il existait encore une relative coopération au niveau mondial, qu’a éclaté la guerre entre la Russie et la Géorgie. La Russie a contribué plus de 200 milliards de dollars aux plans de stimulus économique qui ont suivi la grande récession de 2008-2009. C’est après cette crise qu’on a vu s’interrompre la tendance à la mondialisation. À partir de 2014, la Russie annexait la Crimée et faisait face à des sanctions, certes modérées. Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint leur sommet en 2008 (75 milliards $). Ils ont connu un nouveau pic en 2013 (69 milliards $). Depuis, ils ne valent plus en moyenne que 22 milliards $ par an.
En 2022, le flux d’investissements directs étrangers a été négatif, en raison du retrait des entreprises occidentales, principalement des marques connues employant une main-d’œuvre importante et dont la rentabilité était faible. En fait, seules 18 % des filiales d’entreprises états-uniennes, 15 % des filiales japonaises et 8 % des filiales d’entreprises européennes se sont complètement retirées de Russie. Cependant, ce désinvestissement touche surtout certains secteurs industriels stratégiques. C’est ainsi que les ventes de voitures neuves ont chuté de 80 % en 2022. Le vide laissé par le départ de Toyota, Ford et Volkswagen est comblé par des modèles russes ou iraniens, plus basiques. Les anciennes usines BMW et Nissan négocient des contrats avec des fabricants chinois.
En fait, la production industrielle a connu une légère hausse en 2022, car la production a été intensifiée afin de remplacer les produits occidentaux et, surtout, produire des armes. Les usines d’armement ont reçu pour instruction de travailler nuit et jour pour produire des chars, de l’artillerie, des drones et autres armes mortelles. En dépit de la corruption et de l’inefficacité notoires, au moment où les cent premiers chars occidentaux arriveront en Ukraine, la Russie aura assemblé deux fois plus de nouveaux chars, et en aura réparé ou modernisé 300 autres.
Du fait de l’état antérieur de la technologie, les modules de contrôle des voitures et des systèmes d’armement russes dépendent de puces produites par l’Occident ou la Chine. Lorsque la production de la nouvelle voiture « Moskvitch » a débuté dans l’ancienne usine Renault, il manquait les puces nécessaires aux airbags et aux systèmes de freinage modernes. Pour contourner les sanctions, le pays recourt à un système complexe d’« importations parallèles », qui consiste à acheter des pièces par le truchement de pays tiers, tels que la Turquie ou Hong Kong. L’État a à présent dégagé 40 milliards de dollars pour moderniser l’industrie russe des puces, afin de produire ses propres puces de 28 nm d’ici 2030. Il s’agit du niveau de technologie atteint par Taïwan en 2011. D’ici 2030, Taïwan produira des puces de 2 nm. [Le sigle « nm » signifie « nanomètre », une unité de grandeur. En gros, il se rapporte à la taille des transistors sur la puce : plus la taille est petite, plus la puce est puissante.]
Le pétrole russe se vend toujours
Jusqu’ici, les sanctions appliquées par l’Occident contre les exportations russes de pétrole et de gaz connaissent un échec retentissant. Les restrictions imposées par l’UE sur les importations de pétrole russe ont été compensées par la hausse des ventes à d’autres pays, bien qu’à un prix fortement réduit. L’Inde, qui cherche à maintenir un équilibre entre les deux grandes puissances, a augmenté la part de pétrole qu’elle importe de Russie. Alors que le pétrole russe représentant 2 % de ses importations totales avant la guerre, il est de près de 50 % aujourd’hui. Comme l’a dit un analyste : « Les vendeurs de pétrole aiment dire que le pétrole trouve toujours un acheteur ».
La baisse de 20 % des exportations de gaz naturel liquéfié en provenance de Russie a été compensée par le doublement du prix moyen. De ce fait, les recettes budgétaires russes provenant des exportations d’hydrocarbures ont augmenté de 28 % en 2022. Entre 2008 et 2020, le revenu mensuel que la Russie tirait de la vente d’hydrocarbures était en moyenne de 18 milliards de dollars. Depuis le début de la guerre, il a dépassé les 25 milliards de dollars par mois. Sa balance commerciale a augmenté de 58 milliards de dollars en 2022 (une hausse de 25 %). Les statistiques pour la première moitié de l’année 2023 montrent jusqu’à présent une augmentation de 20 % par rapport aux mêmes mois de l’année 2021, avant la guerre.
Néanmoins, l’économie russe va devoir faire face à plusieurs années difficiles, particulièrement pour la classe ouvrière, qui manque d’organisation et se trouve dans une situation où il lui est difficile de s’opposer au régime. Par conséquent, presque toutes les actions de protestation dans le pays ont un degré élevé de spontanéité. Au cours de la pandémie, les restrictions visant à contrôler la maladie ont aussi servi à restreindre encore plus le droit à manifester. Avec la guerre, la répression fait à présent partie de la vie quotidienne.
Même si plus de 20 000 personnes ont été arrêtées en 2022, des mouvements se sont poursuivis sur un certain nombre de questions. On a signalé 400 conflits en entreprise, dont 72 ont mené à des grèves ou à des sit-ins. Même si ces actions sont moins nombreuses qu’en 2020 (lorsque de nombreuses entreprises ont cessé de payer leurs travailleurs sous prétexte de pandémie), les enjeux sont maintenant passés à un niveau supérieur. Des dirigeants de mouvements de grève ont passé plus d’un an en prison ; c’est notamment le cas de Kirill Oukraïntsev, du syndicat des coursiers. Ailleurs, les travailleurs qui avertissent d’un arrêt de travail sont menacés de mobilisation dans l’armée.
Les manifestations antiguerre ont pris une nouvelle forme après la mobilisation générale, moment où la guerre a commencé à toucher une couche beaucoup plus large de la population, surtout aujourd’hui, avec la hausse du mot de code « Cargaison 200 » (qui, dans le jargon militaire, désigne les soldats morts). Par ailleurs, sur les plus de 25 000 décès identifiés par des chercheurs indépendants (ce nombre lui-même étant considéré comme sous-évalué), la proportion des régions ethniquement non russes, telles que la Bouryatie et le Daghestan, ou des villes de l’est et du sud du pays (de population ethniquement asiatique ou caucasienne), est plus de dix fois plus élevée que celle de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Cela alimente le mécontentement et accentue la question nationale. Cependant, sans une direction claire, la conscience peut évoluer de façon confuse, voire contradictoire.
Il faut aussi noter que la contestation est de plus en plus féminine. En janvier 2021, les femmes ne constituaient que 25 % des personnes participant à des mouvements. Lors des premières marches antiguerre, 44 % des manifestants étaient des femmes. Après la mobilisation, cette proportion est même passée à 71 % ! Étant donné que de nombreux hommes ont été mobilisés ou ont fui le pays, les femmes vont de plus en plus s’affirmer dans les revendications sur les lieux de travail.
Une crise au Kremlin ?
Depuis le début de cette année, l’offensive russe n’a plus connu le moindre progrès. On a vu les partisans de la « ligne dure » le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, le fondateur de Wagner Yevgueni Prigojine, et le général Sourovikine dit « Armaguédon » se faire mettre sur la touche, tandis que le contrôle global de l’invasion a été ramené sous la hiérarchie militaire officielle, dirigée par le Ministre de la défense, Sergueï Choïgou et le général Guérassimov.
Mais les attaques massives de missiles contre les infrastructures ukrainiennes, débutées à l’initiative des partisans de la ligne dure, se sont poursuivies. Cette tactique cruelle a « réussi » à causer de graves perturbations et difficultés à la classe ouvrière ukrainienne et aux Ukrainiens pauvres, mais sans parvenir à renverser la tendance de manière décisive. Une grande partie des missiles lancés ont été détruits par les défenses aériennes de l’Ukraine, qui utilisent des missiles S300, des armes antiaériennes et des drones conçus par les Soviétiques, ainsi que des systèmes occidentaux qui ont commencé à arriver en fin d’année. Malgré cela, un grand nombre de frappes ont atteint leur objectif ; c’est ainsi qu’une sous-station alimentant Kyïv en électricité a été touchée à neuf reprises. Les réparateurs travaillent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ignorant le système de gestion bureaucratique auparavant en place pour assurer des réparations rapides, arrivant souvent sur les sites endommagés avant même que les incendies n’aient été éteints. Les habitants de Kyïv décrivent les travailleurs du « front énergétique » comme des « héros pour nous tous ». Chaque fois que le régime russe ressent la moindre faiblesse, il intensifie ses attaques de missiles sur des zones civiles.
On a vu les tensions entre les partisans de la ligne dure et les dirigeants militaires officiels atteindre un niveau dramatique. Prigojine et Kadyrov accusent de plus en plus la bureaucratie militaire d’incompétence et de corruption. Prigojine se plaint de l’incapacité de l’armée à lui fournir des munitions, qu’il décrit comme un acte de « trahison ». Le Kremlin, qui semblait de plus en plus fatigué des critiques de Prigojine, et peut-être aussi par crainte du danger qu’il pose, a d’abord essayé de l’écarter, puis de le mettre sous contrôle. Alors que les troupes de Wagner avançaient sur Bakhmout, les médias russes ont reçu pour instruction de ne pas faire de reportage à leur sujet. Aujourd’hui, de nouvelles armées mercenaires sont en train d’être formées en opposition à Wagner, dont certaines sont gérées par de grandes sociétés comme Gasprom. Récemment, des conflits ont éclaté entre Wagner et d’autres radicaux comme Kadyrov et Guirkine, un mercenaire d’extrême droite, ancien agent du KGB, qui semblent ressentir la domination de Prigojine.
Cela peut-il éventuellement conduire à une crise politique, voire révolutionnaire, en Russie ? Lénine expliquait qu’une situation révolutionnaire peut se développer lorsque la classe dirigeante est divisée et incapable de gouverner comme auparavant, lorsque la classe ouvrière ne tolère plus les anciennes conditions, et lorsque les couches moyennes sont en fermentation. Il a également ajouté que pour triompher, la révolution devait être guidée par un parti révolutionnaire de masse et faisant autorité, capable d’armer le mouvement en le dotant d’une stratégie et d’une tactique correctes.
Il est évident qu’il y a une importante volonté de lutte de la part de la classe ouvrière russe, y compris parmi ceux qui ont été « mobilisés ». Beaucoup des personnes qui ont participé aux deux remarquables vagues de contestation en 2022 étaient des jeunes et des parents des mobilisés, issus de la classe ouvrière, mais sans que les couches plus larges de la classe ouvrière ne se mêlent au mouvement de manière organisée, ni à une échelle de masse.
Mais les couches de la classe moyenne sont certainement en fermentation. Parmi les centaines de milliers de personnes qui ont fui la Russie, on retrouve de nombreuses personnalités de la télévision, des musiciens, des artistes et des personnalités libérales telles qu’Anatoli Tchoubaïs, l’architecte de la privatisation de masse qui a suivi la chute de l’Union soviétique. La principale chaine de télévision d’État a vu une grande partie de ses « stars » l’abandonner, ce qui la contraint aujourd’hui à recourir à des podcasts pour diffuser ses émissions aux heures de grande écoute.
La restauration capitaliste en Russie n’a pas permis de créer une classe bourgeoise forte et consolidée, capable de maintenir la stabilité. C’est pourquoi le capitalisme y repose sur des mesures autoritaires et sur un État de type « bonapartiste », dans lequel le pouvoir se retrouve concentré entre les mains d’un seul individu. Les quelques oligarques qui se sont opposés au régime ont été emprisonnés ou contraints à l’exil. À mesure que croît l’appétit réactionnaire, impérialiste et expansionniste du capitalisme russe , la plupart des oligarques et leurs adeptes se sont largement félicités de l’invasion de l’Ukraine. Les quelques-uns qui se sont déclarés non satisfaits ne faisaient que défendre leurs propres biens.
Les sondages privés réalisés par le Kremlin révèlent que la couche de partisans de la ligne dure est en fait assez mince. La majorité des Russes veulent une fin rapide de la guerre, si nécessaire par le biais de négociations. Pourtant, aujourd’hui, c’est le discours jusqu’au-boutiste qui domine les médias d’État comme les réseaux sociaux.
Mais il faut tenir compte de la grande lâcheté de l’élite dirigeante russe. On suppose qu’il se trouve au sein de cette couche des gens qui préfèreraient entamer des pourparlers, mais qui sont comme paralysées par la crainte de tomber victimes de la répression. Pour ces personnes, il n’y a pas de voie de sortie facile. Plusieurs rapports indiquent qu’elles estiment que la Russie est promise à une défaite humiliante. Même si le Donbass et une partie du sud de l’Ukraine devaient demeurer sous occupation russe, ce que le régime dépeindra comme une victoire, une grande partie de la population pourrait ne pas considérer comme justifié l’énorme cout humain et économique. Au départ, l’élite dirigeante se disait que le Kremlin devait certainement avoir un plan. Mais aujourd’hui, elle craint une défaite, car elle comprend très bien que cela pourrait engendrer une explosion sociale que personne parmi cette élite ne souhaite voir. Il y a eu beaucoup de cas de suicides ou de décès inexpliqués au sein du régime, le dernier en date (20 mai 2023) étant celui du vice-ministre Piotr Koutcherenko, qui avait proclamé que l’invasion de l’Ukraine par la Russie constituait un acte « fachiste ».
Guérassimov, Poutine et Choïgou
Cette situation s’est mise en place après la retraite de Kherson. Mais aucune section de l’élite ne suggère actuellement de mettre fin à la guerre (en se repliant éventuellement jusqu’aux frontières de février), par crainte de la répression par le régime bonapartiste et de provoquer des manifestations sociales. Tout ce que ces personnes peuvent espérer, c’est davantage de retards dans la guerre, pour permettre à l’armée de se rééquiper, à l’économie de se redresser, et mobiliser de nouvelles forces, en évitant toute actions qui risquerait de mener à un conflit plus ouvert avec les forces de l’OTAN. Paradoxalement, certains partisans de la ligne dure adoptent également cette position, comprenant bien que toute nouvelle escalade conduirait à une catastrophe.
D’autres va-t’en-guerre, comme le Parti « communiste » (éminemment réactionnaire), continuent d’affirmer que la seule issue est d’intensifier l’offensive, peut-être même en déclarant ouvertement la guerre, pour orchestrer une mobilisation à grande échelle et procéder au bombardement généralisé de l’Ukraine. Comme le dit Guennadi Ziouganov, le dirigeant de ce parti : « Dès le premier jour de l’“opération spéciale”, nous avons exigé des mesures d’urgence… pour permettre une mobilisation maximale de l’ensemble de la société dans la lutte contre le nazisme et le fascisme… ».
Soit la guerre tirera en longueur, ce qui engendrera un coût terrible, menant à une hausse de l’opposition au sein de la Russie, soit les tentatives malavisées d’intensifier les hostilités pourraient conduire à de nouvelles défaites brusques et à une opposition plus explosive.
Une perspective encore plus inquiétante pour l’élite dirigeante russe est de voir une défaite, ou tout incident inattendu ou imprévisible, déclencher une explosion spontanée à la base de la société, tout comme cela s’est récemment produit au Bélarus, au Kazakhstan (l’année passée), ou en Géorgie (en mars 2023), où on a connu des manifestations et des émeutes. Cela pourrait convaincre une partie de l’élite dirigeante de rompre avec le Kremlin pour tenter de détourner un tel mouvement. Ces « nouveaux opposants » pourraient être aidés par une section de l’opposition libérale. En effet, on aperçoit des signes de division au sein de l’organisation de Navalny, où une section semble tentée de s’associer avec certains puissants oligarques.
Le problème central est l’absence d’une force ouvrière indépendante capable de fournir une direction aux mouvements potentiellement explosifs qui pourraient survenir en opposition au Kremlin et au système capitaliste à l’origine du régime dictatorial en Russie. Le fait qu’il n’existe pas aujourd’hui de mouvement ouvrier indépendant ne signifie pas qu’on ne verra pas se mettre en place un tel mouvement (ou l’embryon d’un tel mouvement) au cours des évènements sans nul doute tumultueux qui se dérouleront dans la région dans les mois et les années à venir. Jeter les fondations claires d’un tel mouvement, l’armer d’un programme socialiste clair, voilà quelles sont les tâches principales pour les socialistes en Russie aujourd’hui.
Un coût énorme pour l’Ukraine
Des dégâts incalculables ont été infligés à l’Ukraine. Le Ministère ukrainien de la défense ne communique pas sur le nombre de décès, mais il est certain que ce chiffre est extrêmement élevé, en particulier autour du « hachoir » qu’est Bakhmout. En septembre 2022, le Premier ministre Denys Chmyhal a estimé le coût des dommages à plus de 349 milliards de dollars. Depuis lors, les infrastructures ont subi au moins 120 milliards de dégâts supplémentaires. En octobre 2022, Volodymyr Zelensky a déclaré que l’Ukraine avait besoin d’au moins 1 000 milliards pour « se reconstruire aux normes européennes ». L’aide totale engagée jusqu’à présent n’approche nullement cette valeur.
Cette guerre ne peut pas être envisagée isolément de la situation internationale, qui est dominée et caractérisée par la nouvelle guerre froide en cours, qui contraint les pays à se réaligner selon différents blocs et alliances impérialistes de part et d’autre de la ligne Chine / États-Unis. Cette évolution a été considérablement accélérée par la guerre en Ukraine.
Le célèbre stratège prussien (allemand) Carl von Clausewitz (1780-1831), souvent cité à tort et à travers, soulignait l’interaction dialectique entre divers facteurs : pour lui, « La guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autres moyens ». Le résultat de la guerre ne dépend pas seulement de décisions militaires, mais aussi de phénomènes sociopolitiques, et de la relation entre l’armée régulière, les groupes de partisans et la population en général. La présente guerre ne fait pas exception.
Même si elle s’inscrit dans le cadre de la nouvelle guerre froide, le régime russe ment lorsqu’il prétend affronter l’OTAN et l’impérialisme états-unien. Ses opposants sont condamnés comme agents du monde « anglo-saxon ». Mais si la majorité de la population russe était convaincue que c’est effectivement le cas, et que la Russie était menacée d’une invasion imminente, alors les forces russes seraient bien plus motivées pour se battre qu’elles ne le sont aujourd’hui. Mais au lieu de cela, l’impérialisme russe, qui dispose sur le papier de vastes forces armées et d’armes extrêmement puissantes, a fini par démoraliser ses troupes, dont l’action est sapée par la corruption et le manque de planification, sans parler des conflits constants entre les différentes ailes que sont l’armée régulière, la garde nationale, le FSB et les mercenaires de Wagner, tout en induites en erreur par la direction du Kremlin, autoritaire et coupée de la réalité.
De son côté, l’impérialisme occidental, qui avait au départ sous-estimé la capacité de résistance des Ukrainiens, a ensuite fait tout son possible pour freiner les initiatives émanant de la base. Il a saisi cette occasion pour augmenter massivement ses dépenses militaires, afin d’amener ses partenaires potentiels à former un bloc plus consolidé en opposition à la Chine et à la Russie, en guise d’avertissement pour la Chine concernant d’éventuels plans d’invasion de Taïwan. Malgré sa réticence à laisser l’Ukraine adhérer de façon formelle à l’UE et à l’OTAN, l’impérialisme occidental se sert de l’aide et des livraisons d’armes pour réaliser ses propres objectifs et imposer ses propres conditions à l’Ukraine.
La population ukrainienne a des motivations totalement différentes de celles de l’OTAN et du gouvernement de droite de Zelensky. D’après Clausewitz, une armée qui se défend contre une agression est intrinsèquement supérieure à l’armée assaillante. On voit en Ukraine de nombreux cas de résistance héroïque, à l’heure où le pays, les familles, les moyens d’existence et les libertés sont menacés par l’occupation russe. Ces actions vont souvent à l’encontre de l’ordre du jour établi par les médias russes et occidentaux, qui cherchent à dépeindre ce conflit comme un simple affrontement entre deux forces militaires et leurs armements.
Dans la nuit du 24 février 2022, tandis que des milliers de soldais russes avançaient sur Kyïv, les habitants sont sortis de chez eux pour ériger des barricades avec tout ce qui leur tombait sous la main. Alors que Zelensky annonçait une mobilisation de masse, les volontaires ont afflué pour former des « unités de défense territoriale » qui se sont armées de tout ce qu’elles pouvaient trouver, établissant des points de contrôle, préparant la résistance. À chaque étape de leur marche, les colonnes de chars qui approchaient de Kyïv ont été embusquées par des groupes de volontaires comme par des détachements de l’armée régulière. Les volontaires grimpaient aux poteaux télégraphiques pour suivre les communications de la force d’invasion. Dès les tout débuts de la guerre, de nombreux simples citoyens et citoyennes ont appris à manipuler des drones (souvent achetés en ligne pour quelques centaines de dollars) afin d’observer ou faire tomber des grenades sur les chars qui avançaient. Les travailleurs de première ligne, qui avaient déjà tant sacrifié pendant la pandémie, ont intensifié leurs efforts : ce sont tous les travailleurs médicaux, les équipes de chemin de fer qui ont transporté les équipements et les réfugiés, les chauffeurs de camions qui ont livré des bornes en béton et aidé à ravitailler les combattants.
Au cours des premiers jours de l’invasion, l’armée, la police et les autorités locales avaient abandonné Soumy, la plus grande ville qui se trouve entre Kyïv et Kharkiv. D’après un reportage, c’est le personnel municipal qui a mobilisé une équipe de défense territoriale de plusieurs centaines de civils et civiles. Sans protections, armée uniquement de fusils provenant d’une armurerie locale et de cocktails Molotov, utilisant des téléphones portables et des coursiers, cette force de défense a retenu les envahisseurs pendant plus de six semaines avant que les forces russes ne se voient contraintes de fuir de la région.
Et il existe de très nombreux autres exemples de telles initiatives prises par les simples travailleurs et travailleuses pour défendre leurs foyers et leurs moyens d’existence. Le personnel médical d’un hôpital de Kherson a empêché une prise de contrôle russe en recourant à plusieurs ruses, dont la déclaration d’une quarantaine due à une prétendue pandémie. Le personnel des usines et des petits ateliers adaptent des drones pour la collecte de renseignements et le ciblage. D’autres réparent des chars et des équipements russes capturés. C’est ainsi que l’Ukraine a acquis un grand nombre de chars d’assaut.
Ces initiatives populaires auraient pu changer le cours de la guerre, en particulier si elles avaient été dirigées par une classe ouvrière organisée et politiquement consciente. Mais à mesure que le rôle de l’armée et des armes fournies par l’Occident a pris de l’ampleur, ces actions ont été de plus en plus marginalisées. La guerre a commencé à tirer en longueur, des armes de plus en plus destructrices ont commencé à être employées, et les batailles sont devenues de plus en plus brutales. Analysant les guerres des années 1930, Léon Trotsky expliquait que pour triompher d’une occupation impérialiste, une nation faible, confrontée à une force militaire supérieure, ne peut se fier aux seuls moyens militaires. L’histoire l’a démontré à de nombreuses reprises. La masse de la population mobilisée se révèle toujours beaucoup plus inventive que le corps professionnel de l’armée. Et les forces bourgeoises, même si elles prétendent représenter la « nation entière », en sont incapables. Au contraire, la bourgeoisie fera tout son possible pour empêcher une telle mobilisation, car elle entraine une hausse de la conscience de la classe ouvrière et engendre une remise en question directe de sa domination. C’est particulièrement le cas lorsque cette bourgeoisie dépend du soutien de puissances impérialistes.
Au lieu d’une action de masse indépendante sous direction ouvrière, le régime ukrainienn repose sur l’action militaire brutale, recourant à des armes de plus en plus puissantes. À présent, les pays de l’OTAN promettent des chars. Le 24 avril, le Ministère de la défense des États-Unis a annoncé que les 31 chars d’assaut Abrams promis atteindront le front d’ici la fin de l’année. Forbes rapporte que les chars Leopard 1 promis par l’Allemagne et le Danemark arriveront probablement à temps pour aider à « nettoyer » après la controffensive attendue de l’Ukraine. Mais même les promesses de l’OTAN provoquent la réaction de la Russie : on la voit maintenant envoyer son tout dernier modèle de char, le T14, afin de renforcer le moral de ses troupes. Ni cette course à l’armement, ni l’emploi d’un nombre croissant d’avions de chasse par les deux parties, n’accélèrera le cours de la guerre. Au contraire, cela ne fera qu’augmenter le taux de mortalité d’un camp comme de l’autre. Cette impasse ne pourra être résolue militairement sans de nouvelles pertes massives de vies humaines.
ASI est absolument opposée à l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, et exige que toutes les forces russes soient retirées de l’Ukraine afin que les Ukrainiens et les Ukrainiennes puissent décider eux-mêmes et elles-mêmes de leur propre avenir, sans occupation militaire. Nous nous opposons également au transfert d’armes par les impérialistes occidentaux, qui ne cherchent certainement pas à défendre la population ukrainienne, mais uniquement leurs propres intérêts impérialistes.
La seule force capable de donner la motivation politique du retrait des troupes russes d’Ukraine, et de garantir non seulement son autodétermination, mais aussi les droits des minorités nationales et autres groupes minoritaires au sein de l’Ukraine, est la classe ouvrière organisée, agissant en toute indépendance de toute force impérialiste et capitaliste. ASI appelle à la construction d’une telle force, liée à une lutte pour transformer la vie des travailleurs de toute l’Ukraine, faire tomber le gouvernement Zelensky, exproprier les oligarques ukrainiens et russes, et établir un gouvernement ouvrier pour mettre en œuvre des politiques socialistes.
L’offensive contre les travailleurs d’Ukraine
Par ses actions, le gouvernement Zelensky s’en prend à toute tentative d’organiser la classe ouvrière. Le droit de grève a été supprimé ; un grand nombre d’entreprises publiques sont destinées à être privatisées. Le nouveau budget 2023 réduit de 23 % la masse salariale des personnes travaillant dans le secteur public, provoquant un chômage énorme. Le même chômage qui atteignait déjà 30 %, alors que le taux d’inflation est de 20 %.
Les pays occidentaux se vantent de l’aide qu’ils accordent à l’Ukraine, mais tout en se taisant sur ce que l’Ukraine leur devra en retour. Sur les 60 milliards d’euros d’aide financière promis jusqu’à présent, la moitié se présente sous forme de prêts à rembourser au cours des 35 prochaines années. Le reste est constitué de subventions associées à des conditions strictes, dont la « restructuration », l’« augmentation de la productivité du travail » et la vente d’énergie au prix du marché.
La récente purge de hautes personnalités publiques avait pour but d’endiguer le mécontentement croissant parmi la population à l’égard des profits et de la corruption. La nourriture achetée pour les troupes coûte trois fois plus cher que celle que l’on trouve dans les supermarchés. Des véhicules fournis en tant que « aide humanitaire » sont utilisés par des fonctionnaires. Un ministre aurait détourné 400 000 dollars destinés à la reconstruction des infrastructures. Les dernières arrestations de dirigeants régionaux, dont le maire d’Odessa, accusé d’avoir mis en place une bande criminelle et de s’adonner au blanchiment d’argent, semblent également avoir pour but de mettre un terme aux tentatives des chefs régionaux de renforcer l’opposition politique à l’État central. Il est possible que les élections législatives soient reportées cette année ; cela comporte le risque de voir se renforcer les tendances au bonapartisme.
Y a-t-il une fin possible à cette guerre ?
À l’automne dernier, au cours d’une vague de discussions concernant d’éventuelles négociations, il était clair que Zelensky et l’Ukraine n’accepteraient aucun accord négocié autorisant les forces russes à occuper une partie du pays. Le Kremlin a parlé d’éventuelles négociations, sans être lui-même prêt à faire la moindre concessions. En réalité, il voulait profiter d’une pause pour reconstruire ses forces.
Après les attaques contre les infrastructures électriques ukrainiennes, qui n’ont pas réussi à mettre le pays à genoux, et vu que l’offensive brutale des forces russes dans le Donbass ne leur a pas permis de réaliser de gains notables, on est en droit de se demander dans quelle direction évoluera cette guerre. L’offensive des forces ukrainiennes aura probablement pour objectif de rétablir le « pont terrestre » entre Marioupol et Kherson, occupé depuis le 24 février. Reprendre la partie du Donbass contrôlée par les forces pro-russes depuis 2014 exigerait de nombreuses pertes humaines et consommerait une grande quantité d’équipements.
Lors du sommet du G7 à Hiroshima (auquel Zelensky était invité), il a une fois de plus été démontré à quel point l’impérialisme états-unien est parvenu à renforcer le bloc occidental, avec pour résultat des promesses d’aide continue à l’Ukraine et une condamnation unifiée de la « coercition économique » chinoise. Bien que l’unité politique sur ces questions soit évidente, il existe encore des différences quant à la manière de traiter ces questions. Selon l’Agence japonaise de presse « Kyodo News », le président français Emmanuel Macron s’est fermement opposé à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN au Japon, car il estimait qu’un tel acte aurait été perçu par la Chine comme une provocation ; Macron aurait donc « compliqué des mois de discussions au sein de l’OTAN au sujet de l’ouverture de cet avant-poste à Tokyo ».
Paradoxalement, c’est au sein de l’armée des États-Unis que se trouvent les personnalités les plus « modérées », contrastant avec les voix plus « radicales » émanant des personnalités politiques. Cela confirme que le soutien offert par les États-Unis à l’Ukraine est motivé par leurs propres objectifs, dont la nécessité de renforcer leur position dans les conflits interimpérialistes émergents. Ainsi, Mark Milley, chef d’état-major des États-Unis, a déclaré à plusieurs reprises que la guerre se terminera par des négociations.
Dans les diverses déclarations qui ont été faites à l’occasion de la visite de Joe Biden à Kyïv fin février, les hauts responsables des États-Unis ont fait preuve d’« ambiguïté stratégique » concernant la Crimée. Tout en promettant son soutien inconditionnel à l’Ukraine, Biden s’est gardé d’approuver en public l’objectif de récupération de la Crimée. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a déclaré que « la Russie a transformé la Crimée en une installation militaire de grande envergure… Ce sont des cibles légitimes, l’Ukraine les frappe, et nous approuvons ». Pour le secrétaire d’État Antony Blinken, cependant, toute tentative de reprendre la Crimée représenterait le franchissement de l’une des « lignes rouges » définies par la Russie, ce qui « pourrait conduire les Russes à élargir la guerre ». Pendant ce temps, le « Washington Post » rapportait que « les responsables des États-Unis ont averti Kiïv que le niveau actuel de l’aide offerte à l’Ukraine ne peut être garantis, et que l’Ukraine pourrait devoir revoir ses ambitions à la baisse ».
Il est typique du cynisme des impérialistes des deux camps que le destin de la Crimée et de sa population ne se fonde que sur son importance militaire, et de ce qui pourra être négocié autour d’une table. Tout comme l’Ukraine elle-même et toutes les régions et communautés qui se trouvent à l’intérieur de ses frontières, la Crimée a le droit à l’autodétermination, lequel ne peut s’exercer que dans des conditions d’absence d’occupation militaire de la part de l’un ou l’autre camp. Pour cela, il est nécessaire que la classe ouvrière de la Crimée s’organise afin de pouvoir superviser un référendum véritablement démocratique, tout en assurant la protection des droits des minorités ukrainiennes et tatares et en arrachant les ressources aux oligarques russes et ukrainiens afin de les utiliser dans l’intérêt des travailleurs et des pauvres.
Il est clair qu’il existe un point de tension entre l’objectif des États-Unis de voir la Russie forcée de reculer (ce qui l’affaiblirait en tant que partenaire de la Chine) et l’objectif ouvertement déclaré du régime de Kyïv, qui vise à reprendre l’ensemble du territoire perdu depuis 2014, et que cette tension pourrait se renforcer à l’avenir. On en a vu un exemple en janvier, avec la pression mise sur Zelensky par Biden pour qu’il se retire de Bakhmout. À ce stade, les États-Unis appuient une nouvelle offensive de la part de l’Ukraine pour reprendre le pont terrestre en tant que prochaine étape. Mais cela ne satisfera probablement pas le gouvernement ukrainien à long terme.
Le sondage d’opinion publié le 24/02/2023 dans les régions non occupées de l’Ukraine montre que l’humeur de la population ukrainienne s’est durcie au cours de l’hiver. Si par le passé, très peu de personnes étaient favorables à l’idée d’attaquer la Russie elle-même, aujourd’hui, 38 % de la population ukrainienne estime qu’il faudrait viser des cibles militaires sur le territoire russe, tandis que 39 % souhaitent également que l’on bombarde des infrastructures russes. Enfin, 13 % de la population trouvent que tout objectif en Russie mérite aujourd’hui d’être attaqué. Cela inclut une majorité absolue des personnes du Sud et de l’Est du pays qui se considèrent comme ethniquement russes, ou qui ont des parents en Russie.
Un autre facteur qui met en évidence une contradiction potentielle entre objectifs états-uniens et objectifs ukrainiens est la peur, dans les cercles de l’OTAN, du prix à payer et des conséquences qui pourraient découler d’un soutien à long terme à une guerre qui tire en longueur. Ce facteur transparait également dans les discussions sur la question au sein des élites dirigeantes américaines et européennes, et aux États-Unis, au sein du Parti républicain. Le dernier rapport fiable sur l’aide apportée à l’Ukraine a été celui de l’Institut Kiel pour l’économie mondiale, paru en février 2023, qui faisait état d’un total de 143 milliards d’euros. Cet institut réclamait bien entendu davantage d’aide à l’Ukraine, puisqu’il affirmait que seule 48 % de l’aide financière promise avait été décaissée, et à peine 25 % de l’aide militaire promise.
Nombre de chars d’assaut occidentaux promis et livrés. Ce graphique ne tient pas compte des centaines de chars soviétiques envoyés en Ukraine par la Pologne et d’autres pays au cours des premiers mois de la guerre.
L’Institut Kiel insiste sur « la vue d’ensemble ». Toute guerre qui tire en longueur consomme d’énormes ressources, en particulier si les troupes sur le terrain ont besoin de financement. Les dépenses militaires que les États-Unis ont consacrées aux guerres du Vietnam et de Corée (lors desquelles les États-Unis ont envoyé leurs propres soldats se battre) étaient respectivement 5 et 13 fois plus élevées, en pourcentage du PIB, que les énormes montants déjà engagés en Ukraine. Si l’UE a promis à l’Ukraine 55 milliards d’euros, elle a mobilisé dix fois plus de ressources pour ses propres plans d’aide dans le cadre de la hausse des prix de l’énergie. Dans certains cercles dirigeants, on discute déjà de la « fatigue de guerre », qui est alimentée par le risque de voir l’inflation encore plus augmenter, à un moment où tant d’autres facteurs pèsent sur l’économie mondiale, sans parler de la pression de plus en plus forte exercée aux États-Unis par les Républicains de droite.
La Chine s’est avancée avec son propre « plan pour la paix » en 12 points, publié en février, dont la reconnaissance de la souveraineté nationale des deux pays, la fin des actions militaires, le retour à des pourparlers de paix, la fin des sanctions unilatérales et la reconstruction post-conflit. D’autres personnalités commencent aussi à pousser à des négociations. Une délégation de dirigeants africains dirigée par Cyril Ramaphosa est en route pour Moscou et Kyïv.
Pour Biden, l’idée que la Chine puisse diriger les négociations est « tout simplement pas rationnelle ». Non seulement une telle initiative serait contraire à la détermination des États-Unis de renforcer leurs alliances et leur potentiel militaire dans le cadre de leurs préparatifs pour affronter la Chine, mais ce pays s’inquiète également de ce que la Chine cherche à conforter son soutien de la part des pays qui ne font pas directement partie du bloc occidental. Pour le « Japan Times » : « Peu de gens s’attendent à ce que la diplomatie du président chinois Xi Jinping [Shí Tjìn-píng] permette d’obtenir la moindre percée dans la guerre d’Ukraine. Mais à Washington, il y a des craintes que Pékin puisse réussir ailleurs, en gagnant en crédibilité sur la scène mondiale ».
Les limites de l’accord « sans limite » avec la Chine
Il est clair que lorsque Poutine a lancé son invasion, il estimait que la Chine, qui venait tout juste d’accepter son accord de coopération « sans limite », était prête à le soutenir jusqu’au bout. En cas de victoire, la Chine aurait considéré la Russie comme un partenaire fort et efficace. Mais on voit à présent qu’avec le manque de succès de Poutine, alors qu’en face, le bloc américano-occidental s’est considérablement renforcé en conséquence, la Russie a perdu une grande partie de son potentiel en tant que partenaire. Pour cette raison, Xi Jinping cherche un moyen de réduire les conséquences négatives. Ainsi, son plan de paix, contrairement à ce qu’affirme les dirigeants occidentaux, n’est pas destiné à soutenir la Russie envers et contre tout, mais bien à protéger les intérêts du régime chinois.
C’est ce plan de paix qui a dominé les discussions lors de la visite de Xi Jinping à Moscou, au mois de mars. Au départ (du moins dans les discours diplomatiques), il a reçu l’approbation du Kremlin, bien qu’il soit clair dans la presse russe que Xi mettait la pression sur Poutine en coulisses.
Des accords économiques ont été signés dans le cadre de la stratégie adoptée pour la première fois en 2019, visant à intensifier le commerce bilatéral jusqu’à 200 milliards de dollars par an d’ici 2024. Cet objectif pourrait d’ailleurs être dépassé cette année, en grande partie parce que le gazoduc « Siberia 1 » a atteint sa pleine capacité, combinée l’augmentation des prix de l’énergie. Agathe Demarais de l’Economist Intelligence Unit suggère cependant qu’« il est probable qu’après la croissance observée l’an dernier, les exportations d’énergie de la Russie vers la Chine aient atteint un plateau. Pékin fait en effet attention à ne pas trop dépendre d’un seul fournisseur d’énergie ». Lors de sa visite à Moscou, Xi a refusé de signer le projet de gazoduc « Power of Siberia 2 » qui aurait permis à la Chine d’acheter davantage de gaz de la Russie, expliquant ne pas vouloir « accroitre sa dépendance vis-à-vis des fournisseurs russes ». À la place, la Chine envisage plutôt un nouvel oléoduc à partir du Turkménistan.
Selon le journal d’affaires russe « Vedemosti », la visite de suivi du Premier ministre russe Michoustine à Pékin a été remarquable pour la manière dont les Chinois n’ont montré aucun intérêt à fournir la moindre aide économique concrète. À la suite de cette visite, la Banque de Chine a informé plusieurs banques russes qu’elle ne traitera plus les transactions internationales en provenance de la Russie.
Il est évident que le Kremlin ressent la pression. Xi a suivi sa visite à Moscou par un appel téléphonique à Zelensky à la fin du mois d’avril. Après quoi, la Chine, l’Inde et le Brésil ont tous trois modifié leur attitude à l’ONU pour soutenir une nouvelle résolution dans laquelle était mentionnée « l’agression menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine ». La télévision publique russe a donc commencé à se plaindre de trahison : « Camarade Xi Jinping, pourquoi donc êtes-vous venu à Moscou ? Pourquoi avoir passé trois jours ici, interrompant le travail de M. Poutine ? »
Zelensky a décrit l’appel téléphonique qu’il a eu avec Xi Jinping comme « un fort stimulus pour le développement des relations entre nos deux États ». Il s’est déclaré ouvert à certaines parties du plan de la Chine, à condition qu’elles soient interprétées comme signifiant que la Russie se retire de tous les territoires occupés. D’après Xi, l’Ukraine est un « partenaire stratégique » de la Chine, la Chine étant d’ailleurs le plus important partenaire commercial de l’Ukraine. Zelensky a accepté d’envoyer un ambassadeur en Chine, et la Chine a envoyé des diplomates à Kyïv pour y travailler sur le plan de paix.
De leur côté, les États-Unis expriment leur colère face à la volonté apparente de certains dirigeants européens (suivant l’exemple de Macron), d’encourager les démarches entreprises par la Chine. Le chancelier allemand Olaf Sholtz, le président du gouvernement espagnol Pedro Sanchez et d’autres personnalités européennes ont visité Pékin ; la Première ministre italienne Giorgia Meloni en Italie prévoit elle aussi de s’y rendre. La Chine veut briser l’alliance entre l’Union européenne et les États-Unis. De son côté, Macron se dit préoccupé que l’UE ne devienne trop subordonnée à la Maison-Blanche. Il a dit vouloir travailler avec la Chine pour élaborer une proposition.
La manière dont la Chine exerce sa pression sur le Kremlin, ainsi que les actions menées par différents pays européens, démontrent que bien qu’il existe une dynamique claire vers la polarisation du monde en deux blocs impérialistes (tendance accélérée par la guerre, et qui va se poursuivre), il existe des tensions importantes au sein de ces blocs, qui grandissent au fur et à mesure que les dirigeants des différents pays s’inquiètent de ce que leurs propres intérêts économiques et géopolitiques pourraient être lésés.
Les discussions autour du plan chinois suggèrent qu’une certaine forme de « garantie de sécurité » pour l’Ukraine, fournie par la France, l’Allemagne et la Chine, pourrait être considérée comme le début d’un éventuel accord à l’avenir.
Il est toutefois beaucoup trop tôt pour envisager un règlement négocié à ce stade. Si l’offensive ukrainienne visant à prendre le pont terrestre permet d’aboutir rapidement à une déroute des forces russes, le Kremlin pourrait se retrouver pris de panique et contraint à mener des pourparlers. Mais la population ukrainienne pourrait ne toujours pas tolérer l’annexion du Donbass et de la Crimée. Si l’offensive devait en revanche durer plusieurs mois, la lassitude face à la guerre pourrait croître tant en Ukraine que parmi les soutiens occidentaux de Zelensky. L’humeur pourrait alors se faire plus propice à des négociations.
Mais l’expérience des années 2014 à 2022 en Ukraine, tout comme dans de nombreux autres pays, montre que les accords négociés sous la tutelle des puissances impérialistes ne peuvent mener à la moindre solution à long terme. Dès le tout premier jour, ASI s’est opposée à la guerre et a défendu le droit des Ukrainiens et des Ukrainiennes de décider de leur propre avenir et de le défendre. Nous exigeons le retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, des troupes impérialistes occidentales d’Europe de l’Est, et la dissolution de tous les blocs militaires tels que l’OTAN. Cependant, même si l’Ukraine réussissait à atteindre ses objectifs militaires et à chasser toutes les troupes russes hors de son territire, il est évident que sur la base du système capitaliste actuel, et tandis que la nouvelle guerre froide s’intensifie, l’indépendance de l’Ukraine ne pourra être garantie de façon durable, stable et pacifique.
Comme ASI l’écrivait dans sa déclaration du 24/02/2022 : « Nous ne pouvons pas compter sur les institutions impérialistes ou les machines de guerre pour amener la paix, et encore moins la prospérité… Nous ne devons pas faire confiance à ces organes impérialistes. Toute solution « diplomatique » convenue entre eux, même si elle sera initialement saluée par les peuples du monde entier, se fera au détriment des populations ordinaires et ne fera que préparer le terrain pour de nouvelles tensions et confrontations.
De ce fait, il est d’autant plus important que les socialistes et la classe ouvrière d’Ukraine, de Russie et du monde entier mettent sur pied des campagnes de masse pour édifier des alternatives fortes aux gouvernements impérialistes et capitalistes partout où ils existent, s’appuyant sur une forte solidarité ouvrière internationale pour renverser le système capitaliste, le système qui provoque la guerre, la pauvreté, les changements climatiques et l’oppression nationale, afin de le remplacer par une fédération mondiale d’États socialistes véritablement démocratiques.